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22 janvier 2014 3 22 /01 /janvier /2014 05:58

En 1953, pour commémorer le troisième centenaire de leur fondation, les Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, de Paris, ont édité un recueil d’études, d’histoire et de témoignages sous le titre « Priez sans cesse ». Voici la contribution qu’y a apportée Dom Jean de Monléon, dans des pages d’une belle venue qui replacent tout l’ordre de la Création dans la perspective de sa foncière raison d’être.

Le Concile du Vatican, dans la Constitution Dei Filius a défini comme une vérité de foi catholique que le monde a été créé à la gloire de Dieu ; ce qui veut dire que l’existence du monde n’a d’autre but que de manifester les splendeurs inouïes renfermées dans les trésors des perfections divines. Toutes les créatures que contient l’univers, depuis le plus obscur des minéraux jusqu’au plus élevé des Séraphins, ont pour raison suprême et pour fin dernière de leur existence, la glorification de Dieu. C’est ce qu’enseignait déjà l’auteur sacré, quand il disait : Universa propter semetipsum operatus est Deus, Dieu a créé toutes choses pour Lui-même (Proverbes, XVI, 4).

Le monde dans son ensemble, par la beauté dont il est revêtu, par l’harmonieuse variété des êtres qui le composent, par l’ordre qui préside à tous les mouvements dont il est animé, chante un perpétuel concert de louanges à Celui qui l’a fait sortir du néant. Cœli enarrant gloriam Dei (Psaume XVIII, 2), dit le Psalmiste, les cieux chantent la gloire de Dieu. Qui donc est assez sourd ou assez aveugle pour ne pas entendre ce chant, quand il regarde le ciel au cours d’une nuit sereine ? quand il considère et le nombre infini des étoiles, et la variété de leurs constellations, et l’harmonie qui règle le rythme de leurs parcours respectifs ? Lancées dans les espaces infinis à des vitesses qui confondent l’imagination, elles suivent, avec une fidélité que rien ne peut ébranler, la route exacte qui a été tracée à chacune d’elles, sans que jamais un heurt, une hésitation, une défaillance, le moindre écart ou le moindre ralentissement ne viennent altérer la marche parfaite du mécanisme cosmique. Cependant, malgré les vitesses vertigineuses qui les emportent, elles donnent une impression de calme, de douceur sereine, qui est comme un reflet de la paix de l’éternité, un rayonnement de l’Être même de Dieu ; de cet Être toujours stable dans son Aséité, toujours immuable dans la possession tranquille de ses perfections. Et pourtant son activité est telle que les philosophes l’ont appelé l’Acte pur, parce qu’il déborde, il ruisselle de vie ; d’une vie qui aspire à répandre sans cesse autour d’elle la sève d’une jeunesse que rien ne peut flétrir.

Il en va de même de tous les autres êtres qu’il nous est donné de contempler : la neige immaculée dans sa blancheur, l’eau qui court dans la vallée, la fleur qui s’ouvre au printemps, l’herbe qui sort de terre, le blé qui lève, l’arbre qui se couvre de ramure, le bœuf qui peine sous le joug, l’oiseau qui vole, la cigale qui module son cri strident sous le soleil de feu, le rossignol qui égrène ses trilles, chacun à sa façon, chante la gloire de Dieu. Chacun porte la marque de la Puissance qui l’a créé, de la Sagesse qui lui a donné son nombre, son poids et sa mesure (Sagesse, XI, 21), de la Bonté qui l’a ordonné à une fin bonne. Chacun s’insère avec ses propriétés particulières dans l’orgue immense de la création, pour faire entendre la note qu’il doit donner, – que seul il peut donner, – dans le concert universel qui célèbre la magnificence du Créateur. C’est pourquoi, à son ami Sophar, qui lui objectait que Dieu était plus haut que le ciel, plus profond que l’enfer, et par conséquent, impossible à connaître, Job répondait : Interroge les animaux, et ils t’enseigneront ; les oiseaux du ciel, et ils t’instruiront. Parle à la terre et elle te répondra, et les poissons de la mer te le raconteront. Qui ignore que c’est la main de Dieu qui a fait toutes ces choses ? (Job, XII, 7-9)

L’homme interroge les créatures, quand il les considère avec attention ; et celles-ci lui répondent, quand elles lui font comprendre que l’ordre qui préside à leur destinée, les propriétés multiples dont elles sont pourvues, sont un témoignage de la puissance, de la sagesse, de la bonté de leur Créateur.

Saint Augustin savait les interroger ainsi, et il entendait leurs réponses : « J’ai demandé à la terre si elle était mon Dieu, elle m’a répondu que non ; j’ai posé la même question à tout ce qui est sur la terre : tout ce qui est sur la terre m’a fait la même réponse. J’ai demandé la même chose à la mer, aux abîmes, à tout ce qu’ils renferment de vivant ; ils m’ont répondu tous d’une seule voix : Ce n’est point nous qui nous sommes faits, cherchez-le au-dessus de nous. Je l’ai demandé à l’air, à tout ce qu’il y a d’oiseaux qui le peuplent, ils m’ont tous répondu : Anaximène [1] se trompe, nous ne sommes point votre Dieu… Je l’ai demandé au ciel, au soleil, à la lune, aux étoiles, ils m’ont tous répondu de même. Je me suis adressé à toutes les choses qui environnent mes sens ; je leur ai dit : Vous m’assurez que vous n’êtes point mon Dieu : mais au moins, apprenez-m’en quelque chose ! Alors ils se sont écriés tous ensemble : C’est lui qui nous a faits » (Soliloques, c. 31).

Et cependant, toute cette beauté répandue sur l’univers, toute cette harmonie merveilleuse qui préside à sa marche et à ses mouvements, tout cela réduit à lui-même, n’apporterait à Dieu aucun supplément de gloire, aucune joie véritable. Pour qu’il y ait véritablement « louange », c’est-à-dire affirmation, proclamation, accroissement de gloire, il faut une intelligence capable de comprendre, un cœur capable d’aimer ; il faut une créature douée de raison.

Au ciel, les Anges et les Bienheureux voient Dieu tel qu’il est : et la contemplation de cette Beauté qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer les plonge dans une telle joie, fait vibrer leurs cœurs avec une telle intensité, une telle suavité, qu’ils ne peuvent se taire. Il faut qu’ils chantent, il faut qu’ils exultent, il faut qu’ils redisent inlassablement des cantiques semblables à celui qu’Isaïe entendit sortir de la bouche des Séraphins : Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth. La louange chez eux ne connaît pas de repos ; elle ne demande aucun effort, aucune réflexion, aucune préparation : elle s’impose, elle jaillit irrésistiblement en actes perpétuellement renouvelés, d’amour, d’actions de grâces et d’adoration. Le Psalmiste, auquel Dieu avait fait sentir quelque chose de cet état, se sert, pour en montrer le caractère spontané et libérateur à la fois, d’une image qui nous étonne par son audace : Mon cœur a éructé, dit-il, la parole bonneEructavit cor meum verbum bonum (Psaume XLIV, 2).

Ici-bas, il n’en va pas de même. Ici-bas, nous ne voyons pas Dieu, ou du moins nous ne le voyons pas directement et face à face. Nous pouvons seulement deviner quelque chose de Lui, en examinant avec attention les créatures sous lesquelles Il se cache : c’est ce que l’Apôtre appelle Le voir en énigme et dans un miroir (I Cor. XIII, 12).

Et c’est là justement la fonction par excellence à laquelle doit s’employer notre intelligence. Le travail de cette faculté consiste, comme son nom l’indique à lire sous, intus-legere ; c’est-à-dire, à discerner, présent sous les apparences instables et grossières du monde, l’Être immuable et éternel. Ce n’est donc point par elles-mêmes que les créatures louent Dieu : elles fournissent seulement à l’intelligence de l’homme les éléments dont celui-ci a besoin pour découvrir les perfections du Créateur, et les glorifier, les magnifier par ses chants. Lors donc que le Psalmiste s’écrie : Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tuaQue toutes vos œuvres confessent votre gloire, Seigneur (Psaume CXLIV, 10), il ne prétend pas inviter, au pied de la lettre, les créatures irraisonnables : les étoiles, les montagnes, les arbres, les plantes, les oiseaux, les poissons, les bêtes à deux ou à quatre pattes, à louer Dieu, car elles ne peuvent faire davantage que ce qu’elles font. Mais son appel s’adresse à l’homme. Il voudrait que celui-ci, examinant leur structure, leur harmonie, les merveilles de puissance et d’ingéniosité qu’elles recèlent, trouve en chacune d’elles matière à Le louer davantage. « Parce que, dit saint Augustin, quand tu considères une créature et que tu vois qu’elle est belle, c’est toi qui loues le Seigneur en elle » (Enarratio in Ps. CXLIV, 10).

L’homme se trouve ainsi être comme le cœur de la création. Le cœur en effet n’est dans notre corps qu’un petit organe, et cependant il le vivifie tout entier. De même l’homme, malgré le peu de place qu’il occupe sur la terre, anime celle-ci dans sa totalité. Quand le cœur aime, c’est tout l’homme qui aime. Et de même quand l’homme adore son Dieu, c’est tout l’univers qui, en lui, adore et glorifie son Créateur.

L’homme est en outre le roi du monde visible. Placé hiérarchiquement au sommet de l’échelle des créatures corporelles, il peut disposer librement pour ses besoins, pour sa commodité et même pour son plaisir, de toutes celles qui sont au-dessous de lui, à condition cependant de les diriger (regere), – c’est là proprement l’office du « roi » – vers leur fin commune, qui est de louer Dieu.

Le livre de la Sagesse nous laisse entendre qu’au dernier jour, les éléments se retourneront furieusement contre l’homme, pour avoir abusé si souvent du pouvoir qui lui avait été donné sur eux ; pour les avoir détournés tyranniquement de leur voie, et les avoir contraints à devenir des instruments de péché, eux qui de tout leur être, n’aspiraient qu’à servir et à louer leur Créateur (Sagesse, V, 21 et la suite).

Enfin, l’homme est le prêtre de l’univers : par sa nature à la fois corporelle et spirituelle, il est l’intermédiaire-né entre le monde visible et le monde invisible, entre la matière pesante et le Dieu qui est Esprit. Seul, il est capable d’offrir ce culte d’adoration en esprit et en vérité, que cherche le Père, et que le Christ demandait à la Samaritaine pour étancher la soif de son Cœur (Jo. IV, 7 & 23).

Il n’y a donc pas d’occupation, où l’homme soit plus pleinement dans son rôle, où il agisse davantage en homme, que, lorsque, au lever du jour chantant le Cantique des trois Hébreux dans la fournaise : Benedicite omnia opera Domini Domino, il invite successivement les cieux, le soleil, la lune, les étoiles, les pluies, les vents, le feu, la rosée, le froid, la chaleur, la glace et la neige, la lumière et les ténèbres, enfin toutes les créatures, à s’unir aux concerts des Anges et à louer leur Créateur.

Déjà ce rôle sacerdotal de l’homme au milieu de l’univers avait été pressenti par les plus profonds des philosophes païens, comme on peut le voir dans ce sublime entretien qu’Épictète a écrit sous le titre d’Hymne à Dieu.

« Si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges et de lui adresser des actions de grâces ? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter l’hymne à Dieu ? Mais ce pourquoi nous devrions chanter l’hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c’est la faculté qu’Il nous a accordée de nous rendre compte de ses dons, et d’en faire un emploi méthodique. Eh bien ! puisque vous êtes aveugles, vous, le grand nombre, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un qui remplît ce rôle et qui chantât pour tous l’hymne à la divinité ? Que puis-je faire moi, vieux et boiteux, si ce n’est de chanter Dieu ? Si j’étais rossignol, je ferais le métier d’un rossignol ; si j’étais cygne, celui d’un cygne. Je suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier et je le fais. C’est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu’il sera en moi, et je vous engage tous à chanter avec moi » (Entretiens, XV).

Mais nul peut-être n’a mieux compris cela et n’a su le réaliser plus pleinement, que saint François d’Assise, dans son célèbre cantique au soleil :

« Très Haut, tout Puissant et bon Seigneur, c’est vous qu’il faut louer ; c’est à vous seul qu’il faut rapporter la gloire, l’honneur, et toute bénédiction, et nul homme n’est digne de prononcer votre nom. Soyez loué, Seigneur mon Dieu, pour toutes vos créatures, et spécialement pour notre glorieux frère le soleil, qui fait briller le jour et nous éclaire de sa lumière ; il est beau, il est radieux, il est d’une splendeur magnifique, et il est le plus éloquent symbole, Seigneur, de votre Majesté. Loué soit mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles qu’Il a créées, lumineuses et belles. Loué soit mon Seigneur, pour notre frère le vent, pour l’air, pour les nuages, pour le beau temps, et pour toutes les saisons par lesquelles Il procure à toutes les créatures ce dont elles ont besoin ! Loué soit mon Seigneur pour notre sœur l’eau, qui est grandement utile, humble, précieuse et chaste. Loué soit mon Seigneur, pour notre frère le feu, par lequel Il éclaire la nuit : il est rouge, il est rutilant, invincible et mordant. Loué soit mon Seigneur pour notre mère la terre, qui nous porte et nous nourrit, et qui produit les fruits de toute espèce, les fleurs aux multiples couleurs, et les herbes. »

Telle était donc la mission confiée à l’homme, lorsque Dieu le créa pour couronner l’œuvre des six jours. Mais à cette mission, dès le principe, l’homme fut infidèle. Dans les chapitres qui ouvrent le livre de la Genèse, c’est bien en vain que nous chercherions la trace d’un hommage rendu par Adam à son Créateur, d’un acte quelconque de culte accompli par notre premier père. Plus tard l’Écriture montrera les Patriarches élevant des autels, offrant des sacrifices, composant des Cantiques, se prosternant contre terre et adorant Dieu : pour Adam, il n’est jamais question de rien. Ne croyons pas que cette lacune soit le fait d’une omission de l’auteur sacré : la Bible nous instruit par ce qu’elle ne dit pas, autant que par ce qu’elle dit. Ce silence a été interprété par les Docteurs de l’Église comme l’aveu de la négligence que mirent Adam et Ève à s’acquitter de leur devoir essentiel de louange. Et ce fut la cause première de leur chute, avec toute la cascade de souffrances et de maux que celle-ci entraîna pour l’humanité.

Lorsque Notre-Seigneur eut réparé ce désordre et remis l’homme en mesure de gagner le ciel, l’Église, à laquelle Il avait confié la charge des âmes, n’eut garde de s’exposer à voir se reproduire une défaillance semblable. Sachant que la plupart des hommes, en raison de leur travail quotidien, ne pourraient acquitter convenablement cette fonction de louange qui est cependant le premier de leurs devoirs, elle a mandaté un certain nombre de ses fils et de ses filles pour l’assurer au nom de tous les autres. C’est là la raison des privilèges qu’elle concède aux moines et aux moniales, et de la sollicitude dont elle les entoure. Elle leur accorde une hiérarchie à part, elle les exempte de devoirs d’apostolat qu’elle impose aux clercs et aux religieux des autres Ordres, mais c’est afin qu’ils puissent accomplir en toute liberté et avec la dignité convenable la mission sacrée de louer Dieu, l’Opus Dei.

De même que Dieu, sous l’Ancien Testament, en retirant du milieu des nations le peuple Juif pour son service particulier, lui avait donné en Moïse, un chef et un législateur ; de même, Il a, sous le Nouveau, en séparant les moines du reste de la communauté chrétienne, choisi saint Benoît pour leur servir de Père et leur donner des lois. Le patriarche a donc réglé minutieusement le mode de cette louange : il en a déterminé les phases, il en a précisé les formules et les éléments constitutifs. Il a fait d’elle le centre de la vie monastique et il a prescrit d’en assurer l’exécution avant toute autre chose : Operi Dei nihil prœponatur. Par là il donnait à entendre que les monastères n’étaient pas des « maisons de retraite », comme nous pourrions les concevoir aujourd’hui, où les âmes lasses du monde viendraient se réfugier, afin de s’adonner sans soucis aux dévotions de leur choix. Ce sont bien plutôt ces camps où l’on chante (choros castrorum) dont parle le Cantique des Cantiques, qui sont à la fois la parure et l’armure de l’Épouse. Il y règne en effet une sévère discipline, le travail et la prière se partageant les heures de la journée. Jadis Rome maintenait son autorité sur ses lointaines provinces par la présence de camps fortifiés – castra. Là vivaient des légionnaires qui défendaient l’empire et sa civilisation contre les Barbares, ense et aratro, par l’épée et par la charrue. Aujourd’hui, la puissance temporelle de Rome a fait place à une puissance spirituelle, qui s’étend elle aussi sur tout l’univers. L’Église, comme la Rome des Césars, a ses garnisons, ses camps retranchés, épars sur son territoire, qui la protègent contre les puissances mauvaises : ce sont les monastères. Les hommes et les femmes qui les occupent y vivent tous une discipline plus stricte encore que celle des soldats romains, mais ils ne combattent plus par le glaive et la charrue. S’ils ont gardé le travail, et parfois la charrue, ils ont remplacé le glaive par des armes spirituelles ; par ces armes que saint Paul appelle magnifiquement les armes de la lumière. Ils prient et ils chantent. Ils disent et redisent sans cesse les Psaumes de David, les cantiques des Prophètes, les hymnes de l’Église. Ils rendent à Dieu ce culte d’adoration qui lui est dû, et Dieu en retour les garde, les couvre de son ombre, comme Il protégeait jadis les Hébreux dans le désert. Aucune arme n’est plus redoutée du démon que cette prière solennelle : les paroles dictées par le Saint-Esprit sont remplies d’allusions, insaisissables pour nous, mais qui blessent aux points les plus sensibles de son orgueil, le prince des ténèbres. Elles l’obligent à lâcher prise, à se terrer à distance, comme les grêles de traits que les archers d’autrefois lançaient sur les assaillants du haut des remparts, comme les rafales de mitrailleuses de nos armées modernes. L’Église nous montre elle-même le rôle de protection ainsi dévolu aux monastères, quand elle reprend à son compte ces paroles du Prophète Isaïe : Sur tes murs, Jérusalem, j’ai établi des gardiens… Et que font-ils ces gardiens ? Comment protègent-ils la cité des âmes ?… Le jour et la nuit ils ne cessent de chanter le nom du Seigneur

Enfin, non seulement les monastères assurent au nom de l’humanité tout entière, l’adoration due à Dieu, et maintiennent autour de l’Église, un rempart efficace contre les incursions du démon ; mais en outre, ils exercent, par la célébration solennelle de l’Office, une action puissante sur le cœur même des incroyants. La liturgie est une prédication éloquente et continue. Saint Augustin a rapporté l’émotion dont il se sentait envahi, avant sa conversion, lorsqu’il entendait les chants des assemblées chrétiennes. « Combien j’ai pleuré, dit-il dans ses Confessions (IX, 6), combien profondément j’étais ému quand j’entendais vos hymnes, vos cantiques, et les voix suaves de votre Église Les paroles s’insinuaient dans mes oreilles, la vérité pénétrait doucement dans mon cœur, le sentiment de la piété s’enflammait en moi, mes larmes coulaient et je trouvais le bonheur dans mes larmes. Je compris alors la grande utilité de cette institution. »

Un jour, en 1933, un écrivain non croyant, entré par curiosité dans notre petite église de la rue de la Source, résumait ainsi ses impressions dans un journal du soir :

« Il y a dans mon quartier un monastère de Bénédictins. Je suis entré dans la chapelle au milieu des Vêpres, et je n’eus pas besoin d’y être depuis longtemps, pour m’assurer que l’Office qu’on y célébrait était sans doute ce qu’il y avait de plus noble à Paris dans ce moment-là. La pompe et la gravité magnifiques du culte comblaient la petite église, effaçaient ce qu’elle avait de trop neuf ; j’écoutais ce plain-chant d’une flexibilité suave, d’une douceur impersonnelle, qui est la plus haute façon que l’âme humaine ait trouvée de parler à Dieu, au-dessus de l’égoïsme où elle lui demande encore quelque chose… Les robes blanches évoluaient, entourées d’une enveloppe d’immobiles robes noires. Devant ces gestes dont chacun était chargé de sens, et dont aucun n’était dû à une improvisation personnelle, on se sentait aussi loin des misères du moment que des pauvretés de l’individu. Je contemplais le culte sans âge…

« Un pareil office est ineffable pour les croyants ; mais il est auguste pour tout homme attaché à ce qui fait la noblesse humaine. Il suffit, pour comprendre ce qu’il vaut, de se figurer tout ce qu’une ville énorme représente de passions hideuses, de lourde médiocrité. Alors on se rend compte qu’il faut que tout cela soit racheté, ne fût-ce qu’en un point, par quelques hommes voués au sublime ; on comprend que le pauvre ostensoir qui brille en ce moment aux mains de l’officiant, est un vrai soleil, et que s’il s’éteignait, Paris serait noir. Un gouvernement n’aurait pas besoin d’être dévot, il lui suffirait d’être éclairé, pour protéger les grands ordres religieux là où ils sont encore, et pour remettre les chartreux dans leurs chartreuses. »

Souvenons-nous de ces paroles. Si d’aventure nous passons rue Tournefort, le long du vieux monastère dont l’enceinte grise se dresse sur la colline Sainte-Geneviève, tout près du quartier des Écoles, tout près du cerveau de Paris ; ou si, à Bayeux, à Craon, ou dans quelqu’autre ville de province, il nous arrive d’entendre les Bénédictines du Saint-Sacrement psalmodier leur Office au fond d’une église solitaire, n’allons pas croire que nous côtoyons là quelque institution fossilisée conservée par des mains pieuses, comme les monuments historiques, à titre de souvenir du passé.

Sachons que ces faibles voix de femmes restent, au xxe siècle comme au temps des Pères du désert, la plus puissante défense de l’Église contre le prince des ténèbres, contre les entreprises et les attaques de ses suppôts.

Tant que le réseau qu’elles forment avec leurs sœurs cloîtrées, – les Carmélites, les Clarisses, les Trappistines, les Visitandines, les autres Bénédictines, etc. – étendra sur notre terre d’Occident ses mailles serrées, la chrétienté n’a rien à craindre, les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Mais le jour, où sous la poussée d’un activisme aveugle, elles viendraient àdisparaître, le jour où les camps qui chantent cesseraient de faire entendre leurs voix, alors il se produirait quelque chose comme quand une digue se rompt ; alors il n’y aurait plus rien pour protéger, contre les grandes eaux de la colère divine, un monde qui a trop oublié que le premier devoir de l’homme est de chanter son Dieu.

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[1]  Philosophe grec qui faisait de l’air le principe de toutes choses.

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