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7 juin 2014 6 07 /06 /juin /2014 21:26

Paraîtra très prochainement une réédition de  l’ouvrage
du Père Louis Lachance o.
 p.
 

L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin

Jaquette HP

 

Ce maître-livre expose la doctrine de saint Thomas sur les éléments essentiels de la science et de la vie politiques : nature et nécessité de la société, essence morale et primauté du bien commun, nature de l’autorité, permanence et exigence de la loi naturelle, ordination de la vie temporelle à la vie éternelle. 

Le Père Lachance ne livre pas au lecteur une sorte de prêt-à-penser illusoire et décevant, mais il l’introduit dans l’intelligence de la doctrine de saint Thomas d’Aquin et, à l’école de ce maître, dans la juste connaissance de la condition humaine réelle et de tous les éléments qui y concourent. 

Pour cette raison, la lecture de ce beau livre est une expérience plaisante et fructueuse : l’intelligence est dilatée par un exposé médité et graduel qui non seulement instruit, mais forme et structure l’esprit, et conduit à l’admiration de l’œuvre de Dieu. C’est une joie précieuse de saisir en profondeur la réalité des choses, en un domaine qui – à tort – passe pour opaque, fastidieux et facultatif. 

Nouvelle édition soigneusement revue, conforme à la seconde édition (1964), augmentée d’une préface et de plusieurs index. 

Un volume relié pleine toile de 550 pages — Parution le 30 juin 2014 

Prix à parution : 48 € — Prix de lancement : 40 €.

 

Bulletin-HP-1

Bulletin-HP-2

 

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4 mars 2014 2 04 /03 /mars /2014 17:27

 

Dans cinq articles récents de son blog Kyrie eleison (http://www.dinoscopus.org/), mgr Richard Williamson a entrepris une tâche qui dépasse manifestement ses compétences théologiques et qui donne à penser sur son adhésion à la doctrine catholique ; en effet, il porte à leur paroxysme les faux principes professés et mis en œuvre dans la fraternité Saint-Pie-X.

Il a dessein de réfuter les sédévacantistes – ce qui est un droit que personne ne lui conteste – sans même sembler se rendre compte que l’origine séparatiste de son épiscopat est mille fois plus problématique, puisqu’une telle origine est explicitement condamnée par l’Église, et qu’elle constitue un « attentat contre l’unité de l’Église » dixit Pie XII. Quoi qu’il en soit et indépendamment de cela, la diatribe williamsonienne échoue totalement, pour la simple raison qu’elle revient à nier la doctrine catholique et à vider le sens des textes dogmatiques pour les rendre inopérants : elle ne peut être que fausse et néfaste.

*

On sait que je goûte peu ce mot de sédévacantisme, en ce qu’il donne à croire qu’il désigne un principe présentant quelques traits originaux, que ses partisans veulent promouvoir et voir durer. La réalité est au rebours de cela : l’affirmation que le Saint-Siège est vacant de toute autorité pontificale est une conclusion (conclusion qui demeure à l’intérieur de la lumière de la foi), que les sédévacantistes désirent voir finir au plus vite (par des moyens primordialement surnaturels, conformes à la constitution de l’Église) ; c’est une conclusion qui les attriste mais qu’ils croient indispensable de reconnaître pour professer la foi catholique dans son intégrité et pour ne pas gauchir la doctrine de l’Église.

Si mgr Williamson s’était avisé de cela, il se serait placé au point de vue de l’acte de foi et de la doctrine que l’Église professe sur elle-même, au lieu de se laisser aller à un naturalisme qui lui fait multiplier les sophismes (c’est-à-dire les raisonnements qui ont une apparence de sagesse, mais qui sont trompeurs et erronés). Je me contente d’en mentionner quelques-uns.

« La question [des papes conciliaires] n’est pas d’une importance primordiale. S’ils n’ont pas été Papes, de toute manière la foi catholique et la morale, au moyen desquelles je dois “faire mon salut avec crainte et tremblement” (Phil. II, 12) n’ont pas changé d’un iota. Et, s’ils ont été Papes, de toute façon je ne peux leur obéir dans la mesure où ils se sont éloignés de cette foi et de cette morale, car “nous devons obéir à Dieu avant que d’obéir aux hommes” (Act. V, 29). »

Voilà un paragraphe qui ne manque pas d’impressionner quiconque a le souci du salut de son âme… mais qui en réalité n’est qu’un grossier sophisme. Car voici la foi catholique : « En conséquence nous déclarons, disons et définissons qu’il est absolument nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d’être soumise au pontife romain » (Boniface VIII, bulle Unam Sanctam, 18 novembre 1302). Dissocier le salut éternel d’avec la soumission au Souverain Pontife, c’est injurier Jésus-Christ qui a fondé l’Église sur saint Pierre et ses successeurs, et perdre les âmes.

Invoquer les Actes des Apôtres (« il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ») contre le Souverain Pontife ne manque pas d’impressionner tous ceux qui veulent obéir à Dieu par-dessus tout, mais c’est en réalité un grossier sophisme. Car voici la foi catholique : « Bien au contraire, le divin Rédempteur gouverne son Corps mystique visiblement et ordinairement par son vicaire sur la terre » Pie XII, Mystici Corporis, 29 juin 1943. Dissocier l’autorité du souverain Pontife d’avec l’autorité de Jésus-Christ, ou prétendre qu’obéir au Pape c’est simplement « obéir aux hommes », c’est injurier Jésus-Christ qui a communiqué sa propre autorité à saint Pierre et à ses successeurs, et perdre les âmes.

Et mgr Williamson d’appeler au passage saint Augustin à la rescousse, en lui attribuant le principe : in dubiis libertas. Non seulement l’attribution est fausse [1], mais plus encore saint Augustin tiendrait que le doute, en matière de doctrine et d’action, n’engendre pas la liberté mais la nécessité de chercher plus intensément la vérité. Le doute n’est pas un bien désirable (ce qui pourrait justifier la liberté qu’on lui attache) mais une carence de l’esprit, à laquelle on doit remédier — si ce peut être l’objet d’une quête vertueuse.

Fort de cela, mgr Williamson entreprend une démolition systématique du Magistère de l’Église : le Magistère ordinaire et universel n’existe plus, parce qu’il veut entendre ordinaire dans un sens trivial, et qu’il entend universel dans un sens explicitement écarté par le (premier) concile du Vatican et adopté par le magistère post-conciliaire [2]. Les jugements ex cathedra du souverain Pontife n’existent plus, puisqu’ils doivent se fonder (prétend-il) sur le magistère ordinaire et universel (qui n’existe plus) ; il soutient cette prétention en contradiction avec la définition du (premier) concile du Vatican qui précise que « ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église ».

Cette démolition continue par la confusion de l’ordre de la connaissance et l’ordre de l’être, par la confusion entre l’infaillibilité et l’inerrance [3] ; par la prétention de faire de la conformité à la Tradition une condition de l’infaillibilité du magistère, alors qu’elle en est la conséquence [4] etc.

Il n’y a plus de magistère, plus d’obéissance, plus d’unité de la hiérarchie… plus rien. Vider le dogme catholique par l’intérieur, en altérant les notions que Dieu et le Magistère de l’Église utilisent pour s’adresser à l’intelligence humaine, cela a un nom dans l’histoire des doctrines : cela s’appelle le modernisme. Modernisme au sens précis du terme, tel que le forge saint Pie X. Je n’utilise pas le terme au sens mondain ni au sens qu’on rencontre dans les polémiques menées par des ignorants : mais bien au sens de la destruction de l’intelligence de la foi.

Il n’y a plus d’Église catholique non plus. Car, comme bouquet final, pensant « regarder vers l’infinie hauteur et profondeur de Dieu Lui-même », voilà que mgr Williamson nous livre le fond de sa pensée : depuis sept siècles, l’Église catholique s’est placée à la remorque de l’humanité qui tourne le dos à Dieu ; l’Église est sur une mauvaise pente, et, pour compenser ou camoufler cela, elle renforce l’infaillibilité du Magistère. Que voilà une fine théologie, un profond amour de l’Église. Le chevalier Williamson se retrouve, à travers les siècles, seul à combattre de façon efficace et adéquate « l’hérésie universelle du libéralisme ». Mais à quel prix !

Nous en sommes rendus à un triste niveau. Kyrie eleison, c’est le cas de le dire et de le répéter sans cesse : Seigneur, ayez pitié de nous.

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[1]  Souvent, on voit çà ou là attribuer à saint Augustin l’adage : « In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas », unité dans les choses nécessaires, liberté dans les choses douteuses, charité en toutes choses.

Or cette formule est introuvable dans saint Augustin. En fait, elle est due au protestant Peter Meiderlin (Rupertus Meldenius) (22 mars 1582 – 1 juin 1651) à propos des controverses entre protestants.

Référence : Joseph Leclerc s.j. dans Recherches de sciences religieuses, tome XLIX, décembre 1961, pp. 549-560. Note complémentaire dans le tome LII-3 page 432 (1964). Cf. Esprit et Vie (ex Ami-du-Clergé) du 20 mars 1973, page 98 (couverture).

Hypothèse : c’est le titre de l’œuvre [Paraenesis votiva pro pace ecclesiæ ad theologos augustanæ confessionis] d’où est tirée cette phrase qui l’aurait fait attribuer à saint Augustin — mais par grossière confusion, car « Augustanæ Confessionis » ne désigne pas les « Confessions de saint Augustin » mais la « Confession d’Augsbourg », manifeste doctrinal du protestantisme luthérien.

Il est d’ailleurs difficile d’attribuer ce texte à saint Augustin, pour peu qu’on y réfléchisse un peu.

Il n’aurait bien sûr fait aucune difficulté pour « in omnibus caritas », bien au contraire.

Mais la distinction entre « dubiis » et « necessariis » relève du grand écart : non seulement ce sont deux notions qui ne sont pas du même genre (l’une ressortit à la connaissance, l’autre à l’être) mais aussi entre les deux, il y a tout le probable, et le certain contingent. Et puis il y a des choses douteuses qu’on peut (ou même qu’on doit) laisser en l’état, tandis qu’il y a des doutes qu’on a le devoir de lever : quand il y va de l’honneur de Dieu, de la validité des sacrements, de la conduite à suivre en justice, de ce qui est nécessaire à la compréhension de la foi et de la parole du Magistère.

En fait, cette distinction n’a de sens que dans l’optique du libre examen protestant : là où la Bible ne souffre aucune divergence d’interprétation, nécessité et unité. Le reste est rejeté dans le domaine du douteux et du libre, chacun étant juge de ce qui est nécessaire et ce qui est douteux.

[2]  Concile du Vatican, Dei Filius, Denzinger 1792 : « On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la parole de Dieu écrite ou transmise par tradition, et que l’Église, soit dans un jugement solennel, soit par son magistère ordinaire et universel propose à croire comme vérité révélée. » Le sens de l’expression Magistère ordinaire et universel est précisé dans les interventions et rapports officiels de la Députation de la foi, chargée d’expliquer aux Pères avant le scrutin le sens exact de ce qu’ils allaient définir. La Députation renvoie à la Lettre apostolique de Pie  IX Tuas libenter du 21 décembre 1863 : « Quand il ne s’agirait que de la soumission qui doit se manifester par l’acte de foi divine, on ne pourrait pas la restreindre aux seuls points définis par les décrets des Conciles œcuméniques ou des Pontifes romains et de ce Siège apostolique ; il faudrait encore l’étendre à tout ce qui transmis, comme divinement révélé, par le corps enseignant ordinaire de toute l’Église dispersée dans l’univers » Denzinger 1683. Universel indique dans cette expression l’universalité de l’Église enseignante le Pape et les évêques subordonnés. Le Magistère universel est donc le pouvoir d’enseignement de l’Église exercé par le Pape et l’ensemble des évêques actuellement vivants. Il est ordinaire parce qu’il a lieu par mode d’exposé, et non par mode de jugement solennel.

Voici que mgr Williamson veut entendre ordinaire au sens où on l’emploie dans l’expression triviale : Ça, c’est pas ordinaire ! et qu’il se rallie au sens post-conciliaire du mot universel, à savoir l’universalité dans le temps et non simplement dans l’espace — diachronique et non simplement synchronique (Note doctrinale de la Congrégation pour la doctrine de la foi jointe à la lettre apostolique Ad tuendam fidem de Jean-Paul II, 18 mai 1998).

[3]  Cette confusion lui avait déjà été signalée en 1979 par le R. P. Guérard des Lauriers (Cahiers de Cassiciacum, n°2, novembre 1979, pp. 88-91) et je lui en avais moi-même montré qu’elle rend vaine l’infaillibilité du Magistère de l’Église, tant celle du Pape que celle de l’Église enseignante dans toute son extension : c’était au cours d’une retraite, au moment de prendre congé, le 20 (ou 21 ?) novembre 1979 à Écône.

[4]  Cette prétention, non seulement détruit l’infaillibilité du Magistère, mais rend impossible la foi catholique elle-même. Voyez http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/0/18/98/43/La-foi-est-infrangible/A-5-Ruine-de-la-foi.pdfet aussi http://www.quicumque.com/article-la-sainte-eucharistie-et-le-nouveau-jansenisme-75355722.html.

[5]  Tout au long de ces cinq articles, on assiste à une invocation répétée, incantatoire, de la lutte contre le libéralisme. Au mépris de la doctrine, au mépris du Magistère, au mépris de l’être historique de l’Église. Tout cela ne laisse pas d’être inquiétant.

On connaissait un « antilibéralisme » qui permet de juger et de dénigrer son prochain. On connaissait un « antilibéralisme » qui permet de s’immiscer dans toutes les affaires du prochain. On connaissait un « antilibéralisme » qui permet d’occulter des situations matrimoniales irrégulières, d’effacer de graves déviations morales ou de faire comme si de lourdes censures avaient été absoutes (« l’aumône antilibéralisme couvre une multitude de péchés »). On a maintenant un « antilibéralisme » qui se nourrit de modernisme… Le caractère commun de ces « antilibéralismes », c’est qu’ils ne définissent jamais ce qu’est le libéralisme. C’est pourtant par là qu’il faut commencer si l’on veut se garder de lui et le combattre vraiment.

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27 février 2014 4 27 /02 /février /2014 12:20

Lorsque quelqu’un veut publiquement agir pour soutenir une cause juste, pour combattre un mal collectif, pour bâtir quelque projet qui contribue au bien commun – temporel ou surnaturel – il est facilement suspecté d’activisme par ceux qui estiment que son activité est trop prenante ou trop voyante.

Cette appréciation, même si elle est parfois entachée d’ignorance, est l’occasion providentielle pour s’interroger, pour examiner la rectitude de sa propre démarche : cette action entreprise ou à entreprendre est-elle de l’activisme ? — de ce déplorable activisme qui produit un vide intérieur et une inefficacité extérieure (ou pis : une efficacité inverse).

Voici l’énumération de trois formes d’activisme (se recoupant çà ou là) qui guide vers la réponse. Si l’on ne se situe dans aucune des catégories, il faut ne pas hésiter à agir ; car il existe pis que l’activisme : l’immobilisme.

Cet immobilisme est parfois justifié comme étant une forme de sagesse, voire de contemplation. C’est oublier que la contemplation est une activité ; elle est même, de soi, la plus haute activité humaine. La sagesse commande et gouverne la prudence, qui est une vertu éminemment active puisqu’elle s’achève dans l’imperium, dans la mise en œuvre effective de ce qui a été jugé opportun ou nécessaire dans les circonstances concrètes dans lesquelles on se trouve.

Il est vrai que plus une action est immanente, plus elle est perfectionnante (toutes choses égales d’ailleurs). C’est cela qui fonde cette vérité qui a fait  et qui fait la civilisation : la primauté de la contemplation. Mais il ne faut pas oublier que c’est le propre de la charité (selon l’ordre surnaturel) et du bien commun (selon l’ordre naturel) de rendre les actions supra-immanentes puisqu’elles insèrent l’agent dans un ordre qui le dépasse et qui l’achève (au sens de pourvoir à la fin dernière et non au sens de donner la mort ).

Revenons à nos trois formes, dont le discernement permet de connaître la nature de l’activisme, et des points à surveiller si l’on veut n’y point tomber.

1.  Il est un activisme qui consiste à agir pour agir, sans connaître le but à atteindre ni étudier la doctrine qui le désigne et le définit. C’est un activisme d’ignorance, de paresse d’esprit, de cécité. Plus l’action est vigoureuse et prenante, plus il faut avoir une vue dominante de l’action, dans ses principes et dans ses buts. Plus donc il faut la fonder en doctrine, en étude et en réflexion.

2.  Il est un activisme qui consiste en l’emploi de moyens mauvais : soit de moyens mauvais en eux-mêmes – et c’est le pire des activismes – soit de moyens mauvais eu égard au but et aux circonstances. On ne combat pas pour la vérité en usant de mensonges ; on ne combat pas pour le bien commun par le recours au terrorisme (menace ou assassinat d’innocents) ; on ne combat pas pour un but surnaturel en donnant la primauté aux moyens naturels, ou en se contentant de ceux-ci ; on ne combat pas le péché en s’établissant dans l’occasion qui y conduit. Il y a une logique des moyens qui est beaucoup plus puissante que les bonnes intentions qu’on a pu apporter au départ, et qui dévoie l’action.

3.  Il est enfin un activisme de désordre ou de disproportion. En règle générale, il est imprudent que l’action dont il est question soit accomplie au détriment du devoir d’état spirituel, familial ou professionnel. Il peut y avoir des cas d’urgence ou de nécessité commune, certes, mais l’observation de la manière dont ces devoirs d’état sont préservés et soutenus est un nécessaire critère de discernement pour savoir si l’on est tombé dans l’activisme.

La perfection de l’homme est morale ; elle consiste dans son activité : mais ce doit être une activité vraie, bonne, ordonnée et proportionnée ; autrement dit, une activité vertueuse. Alors le danger d’être un activiste est écarté.

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30 janvier 2014 4 30 /01 /janvier /2014 21:25

Non, ce n’est pas du tyrannicide en lui-même que je m’inquiète : il n’est pas un problème moral d’usage quotidien. C’est la désinvolture à l’égard de la doctrine catholique qui est vraiment alarmante. Je m’explique.

Parcourant le catalogue de La librairie française, je remarque un ouvrage au titre prometteur : Jean Bastien-Thiry, De Gaulle et le tyrannicide — Aspect moral d’un acte politique (éditions des Cimes, Paris 2013), par l’Abbé Olivier Rioult, que je ne connais pas plus que cela. Je commande donc ce livre, espérant y trouver une étude morale sur le tyrannicide à partir d’un cas concret.

Autant le dire tout de suite, ma déception fut grande. La première raison en est que l’aspect moral mentionné dans le titre est à peine évoqué : deux pages générales (8 & 9) en annonçant qu’on va se référer à saint Thomas d’Aquin, deux pages (10 & 11) pour répondre à la question Qu’est-ce qu’un tyran ? en citant saint Thomas d’Aquin ; deux pages (16-18) pour étudier la question de La légitimité du tyrannicide, en citant aussi saint Thomas d’Aquin. Le reste de l’ouvrage consiste principalement en un double procès : procès en canonisation pour le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, procès en damnation pour le général De Gaulle. Ce n’était pas cela que je recherchais (Dieu les a jugés en souveraine Équité), et ce n’est pas ce qui nous intéresse ici.

La partie évoquant l’aspect moral ne constitue que 10% d’un opuscule qui compte soixante pages. C’est bien peu pour régler une question aussi grave. D’autant plus que saint Thomas d’Aquin n’est là que pour faire de la figuration, et non pas comme maître de réflexion. Car le second motif de déception est que cette étude morale est bâclée, traitée avec une légèreté pitoyable puisqu’au bout du compte l’auteur, par dilutions successives, prend le contre-pied de l’enseignement de l’Aquinate.

Saint Thomas refuse toute légitimité morale au tyrannicide : « Si l’excès de la tyrannie devenait intolérable, quelques-uns ont cru qu’il reviendrait au courage des hommes qui s’en sentent la force de tuer le tyran et de s’exposer à des périls mortels pour la libération du peuple. […] Mais cela n’est pas conforme à la doctrine des Apôtres (I Pet. II, 18). […] Ce serait en effet dangereux pour le peuple et ses chefs si des hommes, par leur action privée (privata præsumptione) entreprenaient de tuer les gouvernants, fussent-ils des tyrans. […] Si chacun pouvait, à son gré, attenter à la vie d’un roi, il y aurait plus de danger à sacrifier un roi qu’il n’y aurait d’avantage dans la mort d’un tyran. On voit donc mieux que contre la malfaisance des tyrans, ce n’est pas par les entreprises de quelques particuliers qu’il faut procéder, mais par l’autorité publique » (De Regimine principum I, 6).

Car saint Thomas distingue soigneusement le tyrannicide de l’insurrection légitime. Le premier n’est jamais permis parce qu’il demeure un acte d’ordre privé (même s’il est le fait de plusieurs et dans l’intention du bien public) ; la seconde peut être permise à des conditions très strictes.

Parmi ces conditions, les auteurs mentionnent le fait que la tyrannie doit être manifeste aux yeux de la pars sanior (les gens sages et honnêtes) de la société et qu’il y ait des chances raisonnables de succès (par exemple Castelein, Institutiones philosophiæ moralis et socialis, 1899). C’est que l’insurrection légitime ne peut en aucun cas être un acte d’ordre privé ; il faut qu’il soit assurément un acte de la société, dont l’autorité est, de ce point de vue, une fonction. C’est la société elle-même qui peut rejeter le tyran. Une personne ou un groupe particuliers ne peuvent le faire en leur nom propre (mais ils peuvent en avoir l’initiative).

Bastien-Thiry semble confondre les deux choses en légitimant le tyrannicide par la conjecture que la réussite sera le point de départ d’une réaction vitale de la société. C’est avouer qu’il ne s’agit pour l’heure que d’un homicide qui ne s’élève pas au-dessus d’une action de « justice » privée. Mais cela n’empêche pas notre moraliste d’occasion d’acquiescer, en affirmant que « le colonel Bastien-Thiry et son équipe n’agissaient pas en leur nom propre mais au nom d’une élite nationale… ». Non seulement ce n’est qu’une supposition, mais c’est confondre la nature d’un acte et le résultat qu’on en escompte, c’est montrer qu’on a du mal à concevoir ce qu’est la société.

Cela laisse pantois. Autant légitimer le larcin chaque fois qu’on peut s’entretenir dans l’imagination que le volé renoncera à son droit de propriété.

On assiste, au cours des pages du livre qui traitent de la légitimité du tyrannicide (16-18), à une dilution progressive de l’enseignement de saint Thomas d’Aquin : son non catégorique est peu à peu travesti en oui par immersion dans les considérations de l’auteur mêlées à celle du colonel Bastien-Thiry — ce qui produit une sorte de fondu-enchaîné entre le tyrannicide et l’insurrection ; entre l’interdit, le dangereux et le permis ; dans le bain de l’équivoque entre tuer le tyran, le destituer, se soustraire à son autorité. À la page 18 le tour est joué, et l’on n’y reviendra plus. Habile ? peut-être ; vrai ? certainement pas.

*

Mais ce n’est pas le vice principal de l’opuscule en cause. Ce qui frappe davantage encore, c’est l’absence de toute référence et même de toute allusion au Magistère de l’Église.

Or l’Église catholique a parlé. Elle a condamné les théories justifiant le tyrannicide avec une très grande vigueur. Le doute n’est pas permis. La désinvolture doctrinale devient odieuse.

On lit, dans les actes du Concile de Constance, la condamnation suivante :

« La proposition “Tout tyran peut et doit licitement et méritoirement être tué par n’importe lequel de ses vassaux ou sujets, même en recourant à des pièges, à la flagornerie ou à la flatterie, nonobstant tout serment ou alliance contractée avec lui, et sans attendre la sentence ou l’ordre de quelque juge que ce soit…” est erronée en matière de foi et de mœurs, et le concile la réprouve comme hérétique, scandaleuse, séditieuse et prêtant aux fraudes, aux tromperies, aux mensonges, aux trahisons et aux parjures. De plus il déclare, décide et définit que ceux qui soutiennent avec entêtement cette doctrine très pernicieuse sont hérétiques » (quinzième session, 6 juillet 1415, Denzinger 690).

On peut difficilement être plus net. Et la clause finale aurait dû inviter à quelque prudence : la doctrine est très pernicieuse, les tenants opiniâtres sont hérétiques.

— Objection.  Cette condamnation est certes très sévère, mais elle ne fait pas partie des actes de Constance approuvés par le pape Martin V (qui a même éludé la question à la quarante-cinquième et dernière session, 22 avril 1418). La condamnation n’est donc pas un acte du Magistère suprême de l’Église, ni pontifical ni universel.

— Réponse.  Cela est parfaitement exact. Mais cette condamnation a été promulguée plus tard, beaucoup plus tard, par le Pape Paul V, dans la bulle Cura Dominici Gregis du 24 janvier 1615, et dans des termes très solennels et formels : « Concilii Constantiensis declarationem, decretum ac definitionem circa doctrinam de nece tyranni editam tenoris huiusmodi : [ici, le texte de la condamnation portée à Constance]. Nos, matura deliberatione præhabita, hac nostra perpetua constitutione, apostolica auctoritate innovamus, et, quatenus opus sit, approbamus et confirmamus. Si quis autem diabolico ausu contrarium attentari præsumpserit, eo ipso anathemate innodatus existat. »

— Instance.  Soit… il est impossible de nier que la condamnation de Constance ait pleine autorité dans la sainte Église catholique. Mais ladite condamnation contient plusieurs propositions qui sont liées par la conjonction « et » ou bien juxtaposées. Il suffit donc de ne pas professer l’une des propositions pour éviter de tomber sous la condamnation. On peut donc admettre le tyrannicide, à la condition de ne pas employer des moyens déloyaux.

— Réponse.  Et pourquoi ne pas dire aussi qu’il est permis d’employer des moyens déloyaux à la condition que cela n’aille pas jusqu’à la mort ?

Le sens obvie du texte est de condamner toutes et chacune des propositions énumérées. D’ailleurs, le Pape Paul V, avant de procéder à la promulgation de ladite condamnation, précise soigneusement le sens en lequel il l’entend. Pour ce faire, il relie les divers aspects de la conduite condamnée par la conjonction « aut » (« ou ») montrant bien que ce sont d’une part le tyrannicide lui-même et d’autre part chacun (quomodolibet) des procédés annexes inventoriés qui sont condamnés. « Itaque, ut eorum nefarium et execrandum scelus, qui impias manus principum personis admovere, aut contra eorum salutem quomodolibet attentare diabolica præsumptione non verentur… » D’ailleurs, la condamnation ayant comme objet principal le tyrannicide, il aurait été invraisemblable que le tyrannicide simpliciter puisse échapper à la condamnation.

— Nouvelle instance (timide).  Oui, la clause finale (doctrine pernicieuse, personnes hérétiques) aurait dû inviter à quelque prudence : mais il n’est pas facile de se procurer le texte de cette bulle…

— Nouvelle réponse.  Pour traiter d’un problème si grave, il faut se donner un peu de peine. Sinon, il vaut mieux se taire. Je vous place en annexe, infra, le texte de la bulle ; il est inclus dans le grand bullaire édité à Turin sous Pie IX, lequel est disponible sur le site archive.org accessible ubique terrarum. Il vous restera la peine de la lire et, si vous ne la comprenez pas en lecture directe, de la traduire ou de vous la faire traduire.

*

Voilà qui termine la question morale. Voilà en quoi l’ouvrage qui a été l’occasion de cette brève mise au point est irrecevable. Définitivement.

Et, encore une fois, au-delà des personnes en cause, au-delà même du point de doctrine mis à mal, la désinvolture manifestée à l’égard de la doctrine catholique, du Magistère de l’Église et de saint Thomas d’Aquin lui-même, a quelque chose de vraiment sinistre.

*

Pour finir, j’évoque deux points annexes, qui pourraient, au point de vue historique, modifier la manière d’envisager l’affaire dans son ensemble.

1. Quoi qu’il en soit du jugement moral, quoi qu’il en soit des intentions réelles de Jean Bastien-Thiry, il était trop tard : le 22 août 1962 (date de l’attentat du Petit-Clamart), après les accords d’Évian donc (mars 1962) l’abandon de l’Algérie aux révolutionnaires du FLN était irréversible, tout comme la complicité du peuple de France (91% de oui de la part des français métropolitains au référendum du 8 avril 1962). L’élimination physique du général De Gaulle n’y pouvait plus rien changer. C’est en tout cas l’analyse nettement exprimée par le colonel Chateau-Jobert (1912-2005) au cours d’un dîner aussi instructif que sympathique (en avril 1973 à Lausanne : l’Abbé Jean-Michel Faure et l’Abbé Jacques Seuillot me peuvent servir de témoins, puisque nous étions quatre).

2. Jean Bastien-Thiry voulut-il vraiment occire De Gaulle ? Je n’ai pas de lumière particulière sur la question. Voici ce que je relève dans Itinéraires (n. 72 p. 107, avril 1963) sous la plume de Jean Madiran :

« Cette Déclaration du colonel Bastien-Thiry [du 2 février 1963] reproduit le texte qu’il a lu à l’audience de la Cour militaire de justice. Elle est très différente de ce que nous en avions connu par la rumeur des radios, des articles, des commentaires, des communiqués. À aucun moment elle n’invoque cette théorie du “tyrannicide” dont on a tant parlé. Journalistes et docteurs catholiques, n’écoutant que leur bon cœur, ont été fort nombreux à attester solennellement dans leurs publications que l’inculpé Bastien-Thiry avait tort. Il est exact que la tradition et la doctrine catholiques, si elles admettent dans certains cas la résistance active à l’oppression, et l’insurrection, n’admettent point le “tyrannicide”. Mais Bastien-Thiry n’a allégué aucune forme ni aucune espèce de tyrannicide. Il a invoqué saint Thomas d’Aquin au sujet de la définition du tyran et nullement au sujet de l’assassinat du tyran. Lui-même n’a ni tué ni voulu tuer. Il n’a versé le sang de personne, encore qu’il en ait assumé le risque. Sa tentative, qui a échoué, était d’un enlèvement à main armée du chef actuel de l’État. »


Paulus Papa V, ad perpetuam rei memoriam.

Cura dominici gregis, per abundantiam divinæ gratiæ humilitati nostræ commissa, impigre nos semper, et his præcipue calamitosis temporibus, invigilare cogit, ut pastorali sollicitudine diabolicæ versutiæ conatus destruantur, et ii maximo, quibus, sub ipso boni seu liciti operis titulo, incautos fallit, vel eos, qui sunt intrinsecus lupi rapaces, ovium vestimentis prætexit, salutemque principum, unde publica tranquillitas pendet, in discrimen vocare molitur. Adversus quam rerum perniciem, etsi ecclesiasticis decretis satis provisum est, tamen quoniam temporum conditio et rei gravitas postulant, nostraque in catholicos principes paterna charitas requirit, ut quorum salutem sinceris desideramus affectibus, et a Domino incessanter exposcimus eorum securitati, quantum in Domino possumus, consulamus, amplius providendum duximus.

Itaque, ut eorum nefarium et execrandum scelus, qui impias manus principum personis admovere, aut contra eorum salutem quomodolibet attentare diabolica præsumptione non verentur, ab Ecclesia catholica, quantum ex alto conceditur, ablegetur, et omnis aditus fraudibus et vesanis erroribus præcludatur ; concilii Constantiensis declarationem, decretum ac definitionem circa doctrinam de nece tyranni editam tenoris huiusmodi : « Præcipua sollicitudine volens hæc sacrosancta synodus ad extirpationem errorum et hæresum in diversis mundi partibus invalescentium providere, sicut tenetur et ad hoc collecta est, nuper accepit, quod nonnullæ assertiones erroneæ in fide et bonis moribus, ac multipliciter scandalosæ, totiusque reipublicæ statum et ordinem subvertere molientes, dogmatizatæ sunt, inter quas hæc assertio delata est : Quilibet tyrannus potest et debet licite et meritorie occidi per quemcumque vassallum suum vel subditum, etiam per clanculares insidias et subtiles blanditias, vel adulationes, non obstante quocumque præstito iuramento seu confœderatione factis cum eo, non expectata sententia vel mandato iudicis cuiuscumque. Adversus hunc errorem satagens hæc sancta synodus insurgere, et ipsum funditus tollere, præhabita deliberatione matura, declarat, decernit et definit, huiusmodi doctrinam erroneam esse in fide et in moribus, ipsamque tamquam hæreticam, scandalosam, et ad fraudes, deceptiones, mendacia, proditiones, periuria vias dantem, reprobat et condemnat. Declarat insuper, decernit et definit, quod pertinaciter doctrinam hanc perniciosissimam asserentes, sunt hæretici, et tamquam tales iuxta canonicas sanctiones puniendi ».

Nos, matura deliberatione præhabita, hac nostra perpetua constitutione, apostolica auctoritate innovamus, et, quatenus opus sit, approbamus et confirmamus. Si quis autem diabolico ausu contrarium attentare præsumpserit, eo ipso anathemate innodatus existat.

Volumus autem, ut hæc nostra constitutio ad valvas basilicæ Principis Apostolorum, et in acie campi Floræ Urbis affixa, ita omnes afficiat, ac si unicuique personaliter intimata fuisset.

Datum Romæ, apud Sanctam Mariam Maiorem, sub annulo Piscatoris, die xxiv ianuarii mdcxv, pontificatus nostri anno x.

 

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26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 12:03

Dans notre monde pris de folie et de rage autodestructrice, les pays les uns après les autres votent des lois autorisant, promouvant et bientôt rendant obligatoire l’euthanasie. C’est ainsi qu’en Belgique, l’euthanasie des enfants est en passe d’être acceptée par un gouvernement en folie.

Ce qui est étonnant, c’est que souvent les opposants à ces lois homicides ne savent comment argumenter pour faire barrage à ce courant proprement diabolique, ou s’en tiennent au registre sentimental ou subjectif. Il faut leur montrer que la propagande pour l’euthanasie n’est qu’un enchaînement de mensonges, et les en convaincre par des raisons vraies et permanentes.

1.  Mensonge sur le nom et la chose. Euthanasie signifie, selon son étymologie, bonne mort. En langage chrétien, la bonne mort, c’est la coïncidence entre l’état de grâce et la séparation de l’âme et du corps. Car de cette coïncidence dépendent l’éternité tout entière et donc la « réussite » de la vie terrestre. La loi du salut éternel est la même pour tous, depuis Abel jusqu’au dernier homme qui mourra dans la conflagration finale du monde : pour aller au Ciel, il faut mourir en possédant la vertu surnaturelle de charité (et donc nécessairement la foi théologale qui fait appartenir à l’Église catholique, et l’espérance qui en est la première œuvre).

L’euthanasie qu’on nous propose consiste à mourir par suicide (moyen le plus sûr pour aller en enfer, puisqu’il est non seulement un grave péché mais aussi la privation de la possibilité de faire un acte de contrition) ou par assassinat si l’on n’est pas consentant. Ce n’est même pas un assassinat en haine de la foi catholique (qui pourrait constituer un glorieux et salutaire martyre), ce n’est qu’un acte crapuleux perpétré pour des motifs de fausse compassion ou d’intérêts inavouables.

Pis encore, l’euthanasie est le vol de la mort, de cet instant précieux qui est le point d’orgue de la vie, son accomplissement. Soit qu’on vous tue sans votre consentement, soit qu’on vous persuade de vous laisser tuer, soit qu’on vous fasse sombrer dans une inconscience… inconsciente, c’est toujours la dépossession de la mort qu’on induit… elle est pourtant l’événement le plus certain et le plus décisif de la vie, celui par lequel elle prend son sens plénier.

L’honnête homme, celui qui, bien que privé de la lumière de la Révélation divine, veut vivre et mourir selon la droiture naturelle (le peut-on sans la grâce de Dieu ?), l’honnête homme sait que par la seule lumière de la raison il ignore beaucoup de choses de la mort. Mais il sait avec certitude que la mort n’est pas une fin, puisque son âme est spirituelle ; il sait qu’elle est l’accomplissement de la justice puisque sur cette terre la justice des hommes est infirme et partielle, voire partiale. Tout en lui refuse cet homicide programmé qu’on lui vante sous le nom d’euthanasie : il ne peut voir dans les médecins qui la pratiquent que de tueurs à gage, puisque ce sont des gens payés pour assassiner des innocents (et en cela l’euthanasie est comparable à l’avortement).

2.  Mensonge par confusion volontaire. Les partisans de l’euthanasie confondent (font semblant de confondre) laisser mourir selon la nature et provoquer la mort.

Pour conserver la santé et la vie, la (divine) loi naturelle nous oblige à employer les moyens ordinaires. Il y a dans cette notion de moyens ordinaires des éléments qui varient avec les époques et avec les pays ; elle comporte aussi une nécessaire proportion avec les résultats escomptés. C’est un jugement qui relève de la vertu de prudence, et qui requiert donc à son origine une ferme intention droite. Il peut y avoir dans cette notion de moyens ordinaires une zone de flou devant laquelle on reste indécis.

Il ne faut pas non plus négliger le fait que la vie humaine n’est pas un bien absolu : elle est ordonnée à la gloire de Dieu et au bien commun de la société : elle peut être consacrée, elle peut être sacrifiée, elle peut être « réquisitionnée ».

Mais le principe n’en demeure pas moins clair. Qui n’emploie pas les moyens ordinaires pour maintenir sa vie et sa santé se suicide ; qui prive autrui des moyens ordinaires de rester en vie n’est rien d’autre qu’un meurtrier.

Au contraire, personne n’est tenu, ni pour lui-même ni pour son prochain, d’utiliser des moyens extraordinaires : ceux qui sont trop coûteux, trop éloignés, dangereux, laissant des séquelles graves. Là aussi, il faut modifier le jugement selon les époques, les pays, les possibilités. C’est encore la vertu de prudence (et donc l’intention droite qu’elle requiert) qui en décidera.

Quand les moyens médicaux employés pour maintenir quelqu’un en vie deviennent très lourds ; qu’ils empêchent d’autres personnes de bénéficier des soins qu’ils monopolisent ; qu’ils sont une charge excessive et paralysante pour une famille ; qu’ils comportent des risques graves : il n’y a plus d’obligation de persévérer. On peut décider de « laisser faire la nature » sans la moindre faute morale. Et si la poursuite de la maintenance en vie devient vraiment déraisonnable, il peut y avoir nécessité morale de cesser.

La charité chrétienne réclame cependant qu’on laisse au mourant l’occasion de recevoir les derniers sacrements avant de laisser la nature faire son œuvre : c’est une réquisition de l’ordre divin des plus impérieuses.

Mais provoquer directement la mort, soit par un moyen « positif » comme une injection létale, soit par la cessation des moyens ordinaires de maintenir en vie, est un homicide volontaire, un crime qui crie vengeance devant Dieu. Et c’est ce crime que les « euthanasiens » camouflent derrière le refus de l’acharnement thérapeutique : ils le font en semant la confusion, en profitant de quelques cas limites qui se peuvent présenter et dans lesquels il est permis d’hésiter.

C’est une forme de mensonge particulièrement exécrable parce qu’elle séduit les ignorants, trouble les esprits faibles et même les autres (c’est le propre du sophisme), et annihile les clairs principes de la morale naturelle.

3.  Mensonge par insinuation calomnieuse. L’euthanasie est réclamée comme le moyen nécessaire d’exercer le « droit à mourir dans la dignité ». Mourir par suicide, mourir assassiné, mourir contre la loi de Dieu, contre la tendance la plus foncière de la nature humaine, mourir en méprisant le Jugement de Dieu… il y a une infamie de prétendre que c’est « mourir dans la dignité ». L’euthanasie est une mort indigne, criminelle, abjecte.

Cette réclamation est en outre l’insinuation que tous ceux qui se consacrent au soin et au soulagement des malades sans s’arroger le droit de vie et de mort sur eux, n’ont pas le souci de la dignité de ceux dont ils ont la charge ou n’y pourvoient pas. C’est renvoyer dans le néant le courage des malades, le dévouement du personnel médical, la sollicitude des familles. Il y a ainsi quelque chose de particulièrement répugnant dans la réclamation de légaliser l’eutha­nasie, une ingratitude fondamentale, le piétinement de toute vertu.

Une accusation contre la sainte Église catholique est souvent en filigrane dans les revendications du « droit à l’euthanasie ». Aurait-on oublié que l’Église a inventé les hôpitaux ; que l’Église a fourni des millions d’âmes consacrées qui se sont dévouées aux malades, aux mourants, aux infirmes, à tous les cas tragiques de la misère humaine (qui par ailleurs sont le fruit des péchés que l’Église est seule à combattre et à absoudre) ; aurait-on oublié que l’Église, en rappelant et en urgeant la loi divine qui interdit de tuer, a été le plus puissant stimulant aux progrès de la médecine. C’est un oubli volontaire, et la raison est que l’Église est la gardienne du droit naturel et le ministre de la charité divine, qui deux réalités que le monde a en horreur.

Pour connaître l’enseignement et la charité de l’Église – aussi incessante qu’ordonnée et délicate – il suffit de lire le discours de Pie XII qui va suivre. Mais en attendant il faut conclure.

*

Le mensonge et l’homicide sont la marque distincte du diable : « Vous avez le diable pour père, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été homicide dès le commencement, et il n’est pas demeuré dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur, et père du mensonge » (Jo. VIII, 44).

L’industrie de la perte des âmes est l’œuvre propre du diable, dans sa haine de Dieu et des hommes.

La réduction en esclavage est la marque propre du démon et de ses œuvres. Or, chaque fois que les hommes usurpent un domaine qui n’appartient qu’à Dieu, c’est un esclavage plus sournois et plus fatal qu’ils nous préparent.

La propagande pour l’euthanasie trouve sa source dans des puissances qui ne sont pas de ce monde. Le combat à mener contre elle est, et doit être, un combat essentiellement surnaturel : prière, pénitence, confiance en Dieu, témoignage de la foi catholique. Sans déserter les moyens naturels légitimes, sans mépriser les arguments de raison, sans chasser Dieu de l’ordre naturel (c’est la terrible tentation de nombreux opposants : si on y cède, c’est un anéantissement des fondements de ladite loi et un blasphème), recourons à l’intercession de la sainte Vierge Marie, « forte comme une armée rangée en ordre de bataille ». C’est elle qui vaincra, tant pour la splendeur de l’Église catholique que pour la régénération de la chrétienté.


Pie XII

Problèmes religieux et moraux de l’analgésie

En 1956, des anesthésistes avaient posé au Pape trois questions sur le bien-fondé de l’analgésie, l’atténuation ou la suppression de la conscience lors d’anesthésies générales ou du fait de l’emploi d’analgésiques centraux, et le traitement de la douleur chez les mourants, fût-ce aux dépens de la lucidité du patient et de la durée de sa vie. Le 24 février 1957, devant une assemblée internationale de 500 médecins et chirurgiens réunis à Rome par le professeur Gedda, président de l’Institut G. Mendel, Pie XII rappelait les techniques et pratiques utilisées de son temps, puis menait, à la lumière de la Révélation chrétienne, une réflexion morale approfondie sur les attitudes que l’homme est appelé à avoir, selon les circonstances, face à la douleur et aux moyens de l’atténuer. Il analysait quand l’homme est tenu de rester vigilant et quand il peut accepter de perdre la conscience et la maîtrise de lui-même.

Voici la transcription de la réponse que le Pape donnait à la troisième question, relative à l’analgésie chez les grands malades et les mourants. Très précise, mais complexe, la fin de ce discours mérite d’être lue avec beaucoup de soin. Depuis 1957, les techniques médicales ont évolué, mais les principes directeurs énoncés par Pie XII demeurent l’enseignement intangible du magistère de l’Église catholique.

[Troisième question : L’emploi des narcotiques est-il licite pour des mourants ou des malades en péril de mort, à supposer qu’il existe pour cela une indication clinique ? Peut-on les utiliser même si l’atténuation de la douleur s’accompagne probablement d’un abrégement de la vie ?]

L’emploi d’analgésiques chez les mourants…

Pour juger de cette licéité, il faut aussi se demander si la narcose sera relativement brève (pour la nuit ou pour quelques heures) ou prolongée (avec ou sans interruption) et considérer si l’usage des facultés supérieures reviendra à certains moments, pour quelques minutes au moins ou pour quelques heures, et rendra au mourant la possibilité de faire ce que son devoir lui impose (par exemple de se réconcilier avec Dieu). Par ailleurs, un médecin consciencieux, même s’il n’est pas chrétien, ne cédera jamais aux pressions de qui voudrait, contre le gré du mourant, lui faire perdre sa lucidité afin de l’empêcher de prendre certaines décisions.

Lorsque, en dépit des obligations qui lui incombent, le mourant demande la narcose pour laquelle il existe des motifs sérieux, un médecin consciencieux ne s’y prêtera pas, surtout s’il est chrétien, sans l’avoir invité par lui-même ou mieux encore par l’intermédiaire d’autrui, à remplir auparavant ses devoirs. Si le malade s’y refuse obstinément et persiste à demander la narcose, le médecin peut y consentir sans se rendre coupable de collaboration formelle à la faute commise. Celle-ci, en effet, ne dépend pas de la narcose, mais de la volonté immorale du patient ; qu’on lui procure ou non l’analgésie, son comportement sera identique : il n’accomplira pas son devoir. Si la possibilité d’un repentir n’est pas exclue, on n’en possède toutefois aucune probabilité sérieuse ; et même qui sait s’il ne s’endurcira pas dans le mal ?

Mais si le mourant a rempli tous ses devoirs et reçu les derniers sacrements, si des indications médicales nettes suggèrent l’anesthésie, si l’on ne dépasse pas dans la fixation des doses la quantité permise, si l’on a mesuré soigneusement l’intensité et la durée de celle-ci et que le patient y consente, rien alors ne s’y oppose : l’anesthésie est moralement permise.

… et chez les malades inopérables ou inguérissables

Faudrait-il y renoncer, si l’action même du narcotique abrégeait la durée de la vie ? D’abord, toute forme d’euthanasie directe, c’est-à-dire l’administration de narcotique afin de provoquer ou de hâter la mort, est illicite, parce qu’on prétend alors disposer directement de la vie. C’est un des principes fondamentaux de la morale naturelle et chrétienne que l’homme n’est pas maître et possesseur, mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. On prétend à un droit de disposition directe, toutes les fois que l’on veut l’abrégement de la vie comme fin ou comme moyen.

Dans l’hypothèse que vous envisagez, il s’agit uniquement d’éviter au patient des douleurs insupportables, par exemple, en cas de cancers inopérables ou de maladies inguérissables. Si entre la narcose et l’abrégement de la vie n’existe aucun lien causal direct posé par la volonté des intéressés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrégement de la vie), et si, au contraire, l’administration de narcotiques entraîne par elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrégement de la vie, elle est licite ; encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat en employant d’autres moyens, puis de ne pas dépasser, dans l’utilisation du narcotique, les limites de ce qui est pratiquement nécessaire.

Conclusion et réponse à la troisième question

En résumé, vous Nous demandez : « La suppression de la douleur et de la conscience par le moyen des narcotiques (lorsqu’elle est réclamée par une indication médicale) est-elle permise par la religion et la morale au médecin et au patient (même à l’approche de la mort et si l’on prévoit que l’emploi des narcotiques abrégera la vie) ? » Il faudra répondre : « S’il n’existe pas d’autres moyens et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux : oui. »

Comme Nous l’avons déjà expliqué, l’idéal de l’héroïsme chrétien n’impose pas, au moins d’une manière générale, le refus d’une narcose justifiée par ailleurs, pas même à l’approche de la mort ; tout dépend des circonstances concrètes. La résolution plus parfaite et plus héroïque peut se trouver aussi bien dans l’acceptation que dans le refus.


L’enseignement de Pie XII est tout entier sous-tendu par trois vérités indubitables :

–  la vraie vie n’est pas celle que nous connaissons ici-bas ; la vie véritable est la vie du Ciel, la vie de béatitude dans la gloire de Dieu, vie commencée ici-bas dans la grâce sanctifiante. Et donc la première chose dont on se doit préoccuper, c’est l’âme du malade du défunt qui doit se préparer au jugement de Dieu, en rentrant en grâce si cela est nécessaire, en se purifiant et en grandissant dans la charité ;

–  ni la souffrance ni la mort ne sont le mal absolu ; le mal absolu, celui qu’il faut fuir sans condition, c’est le péché. La souffrance et la mort peuvent (et doivent) être l’occasion d’un grand amour de Dieu, d’une efficace expiation des péchés, d’un total abandon à la sainte volonté de Dieu, et d’une particulière union à Jésus-Christ souffrant et mourant ;

–  La loi naturelle est une loi divine directrice et intangible, qui laisse une place notable à la compassion, à la prudence, à la conviction que tout le monde n’est pas capable d’héroïsme, ou que celui-ci prendra çà ou là des formes différentes.

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22 janvier 2014 3 22 /01 /janvier /2014 05:58

En 1953, pour commémorer le troisième centenaire de leur fondation, les Bénédictines de l’Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, de Paris, ont édité un recueil d’études, d’histoire et de témoignages sous le titre « Priez sans cesse ». Voici la contribution qu’y a apportée Dom Jean de Monléon, dans des pages d’une belle venue qui replacent tout l’ordre de la Création dans la perspective de sa foncière raison d’être.

Le Concile du Vatican, dans la Constitution Dei Filius a défini comme une vérité de foi catholique que le monde a été créé à la gloire de Dieu ; ce qui veut dire que l’existence du monde n’a d’autre but que de manifester les splendeurs inouïes renfermées dans les trésors des perfections divines. Toutes les créatures que contient l’univers, depuis le plus obscur des minéraux jusqu’au plus élevé des Séraphins, ont pour raison suprême et pour fin dernière de leur existence, la glorification de Dieu. C’est ce qu’enseignait déjà l’auteur sacré, quand il disait : Universa propter semetipsum operatus est Deus, Dieu a créé toutes choses pour Lui-même (Proverbes, XVI, 4).

Le monde dans son ensemble, par la beauté dont il est revêtu, par l’harmonieuse variété des êtres qui le composent, par l’ordre qui préside à tous les mouvements dont il est animé, chante un perpétuel concert de louanges à Celui qui l’a fait sortir du néant. Cœli enarrant gloriam Dei (Psaume XVIII, 2), dit le Psalmiste, les cieux chantent la gloire de Dieu. Qui donc est assez sourd ou assez aveugle pour ne pas entendre ce chant, quand il regarde le ciel au cours d’une nuit sereine ? quand il considère et le nombre infini des étoiles, et la variété de leurs constellations, et l’harmonie qui règle le rythme de leurs parcours respectifs ? Lancées dans les espaces infinis à des vitesses qui confondent l’imagination, elles suivent, avec une fidélité que rien ne peut ébranler, la route exacte qui a été tracée à chacune d’elles, sans que jamais un heurt, une hésitation, une défaillance, le moindre écart ou le moindre ralentissement ne viennent altérer la marche parfaite du mécanisme cosmique. Cependant, malgré les vitesses vertigineuses qui les emportent, elles donnent une impression de calme, de douceur sereine, qui est comme un reflet de la paix de l’éternité, un rayonnement de l’Être même de Dieu ; de cet Être toujours stable dans son Aséité, toujours immuable dans la possession tranquille de ses perfections. Et pourtant son activité est telle que les philosophes l’ont appelé l’Acte pur, parce qu’il déborde, il ruisselle de vie ; d’une vie qui aspire à répandre sans cesse autour d’elle la sève d’une jeunesse que rien ne peut flétrir.

Il en va de même de tous les autres êtres qu’il nous est donné de contempler : la neige immaculée dans sa blancheur, l’eau qui court dans la vallée, la fleur qui s’ouvre au printemps, l’herbe qui sort de terre, le blé qui lève, l’arbre qui se couvre de ramure, le bœuf qui peine sous le joug, l’oiseau qui vole, la cigale qui module son cri strident sous le soleil de feu, le rossignol qui égrène ses trilles, chacun à sa façon, chante la gloire de Dieu. Chacun porte la marque de la Puissance qui l’a créé, de la Sagesse qui lui a donné son nombre, son poids et sa mesure (Sagesse, XI, 21), de la Bonté qui l’a ordonné à une fin bonne. Chacun s’insère avec ses propriétés particulières dans l’orgue immense de la création, pour faire entendre la note qu’il doit donner, – que seul il peut donner, – dans le concert universel qui célèbre la magnificence du Créateur. C’est pourquoi, à son ami Sophar, qui lui objectait que Dieu était plus haut que le ciel, plus profond que l’enfer, et par conséquent, impossible à connaître, Job répondait : Interroge les animaux, et ils t’enseigneront ; les oiseaux du ciel, et ils t’instruiront. Parle à la terre et elle te répondra, et les poissons de la mer te le raconteront. Qui ignore que c’est la main de Dieu qui a fait toutes ces choses ? (Job, XII, 7-9)

L’homme interroge les créatures, quand il les considère avec attention ; et celles-ci lui répondent, quand elles lui font comprendre que l’ordre qui préside à leur destinée, les propriétés multiples dont elles sont pourvues, sont un témoignage de la puissance, de la sagesse, de la bonté de leur Créateur.

Saint Augustin savait les interroger ainsi, et il entendait leurs réponses : « J’ai demandé à la terre si elle était mon Dieu, elle m’a répondu que non ; j’ai posé la même question à tout ce qui est sur la terre : tout ce qui est sur la terre m’a fait la même réponse. J’ai demandé la même chose à la mer, aux abîmes, à tout ce qu’ils renferment de vivant ; ils m’ont répondu tous d’une seule voix : Ce n’est point nous qui nous sommes faits, cherchez-le au-dessus de nous. Je l’ai demandé à l’air, à tout ce qu’il y a d’oiseaux qui le peuplent, ils m’ont tous répondu : Anaximène [1] se trompe, nous ne sommes point votre Dieu… Je l’ai demandé au ciel, au soleil, à la lune, aux étoiles, ils m’ont tous répondu de même. Je me suis adressé à toutes les choses qui environnent mes sens ; je leur ai dit : Vous m’assurez que vous n’êtes point mon Dieu : mais au moins, apprenez-m’en quelque chose ! Alors ils se sont écriés tous ensemble : C’est lui qui nous a faits » (Soliloques, c. 31).

Et cependant, toute cette beauté répandue sur l’univers, toute cette harmonie merveilleuse qui préside à sa marche et à ses mouvements, tout cela réduit à lui-même, n’apporterait à Dieu aucun supplément de gloire, aucune joie véritable. Pour qu’il y ait véritablement « louange », c’est-à-dire affirmation, proclamation, accroissement de gloire, il faut une intelligence capable de comprendre, un cœur capable d’aimer ; il faut une créature douée de raison.

Au ciel, les Anges et les Bienheureux voient Dieu tel qu’il est : et la contemplation de cette Beauté qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer les plonge dans une telle joie, fait vibrer leurs cœurs avec une telle intensité, une telle suavité, qu’ils ne peuvent se taire. Il faut qu’ils chantent, il faut qu’ils exultent, il faut qu’ils redisent inlassablement des cantiques semblables à celui qu’Isaïe entendit sortir de la bouche des Séraphins : Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth. La louange chez eux ne connaît pas de repos ; elle ne demande aucun effort, aucune réflexion, aucune préparation : elle s’impose, elle jaillit irrésistiblement en actes perpétuellement renouvelés, d’amour, d’actions de grâces et d’adoration. Le Psalmiste, auquel Dieu avait fait sentir quelque chose de cet état, se sert, pour en montrer le caractère spontané et libérateur à la fois, d’une image qui nous étonne par son audace : Mon cœur a éructé, dit-il, la parole bonneEructavit cor meum verbum bonum (Psaume XLIV, 2).

Ici-bas, il n’en va pas de même. Ici-bas, nous ne voyons pas Dieu, ou du moins nous ne le voyons pas directement et face à face. Nous pouvons seulement deviner quelque chose de Lui, en examinant avec attention les créatures sous lesquelles Il se cache : c’est ce que l’Apôtre appelle Le voir en énigme et dans un miroir (I Cor. XIII, 12).

Et c’est là justement la fonction par excellence à laquelle doit s’employer notre intelligence. Le travail de cette faculté consiste, comme son nom l’indique à lire sous, intus-legere ; c’est-à-dire, à discerner, présent sous les apparences instables et grossières du monde, l’Être immuable et éternel. Ce n’est donc point par elles-mêmes que les créatures louent Dieu : elles fournissent seulement à l’intelligence de l’homme les éléments dont celui-ci a besoin pour découvrir les perfections du Créateur, et les glorifier, les magnifier par ses chants. Lors donc que le Psalmiste s’écrie : Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tuaQue toutes vos œuvres confessent votre gloire, Seigneur (Psaume CXLIV, 10), il ne prétend pas inviter, au pied de la lettre, les créatures irraisonnables : les étoiles, les montagnes, les arbres, les plantes, les oiseaux, les poissons, les bêtes à deux ou à quatre pattes, à louer Dieu, car elles ne peuvent faire davantage que ce qu’elles font. Mais son appel s’adresse à l’homme. Il voudrait que celui-ci, examinant leur structure, leur harmonie, les merveilles de puissance et d’ingéniosité qu’elles recèlent, trouve en chacune d’elles matière à Le louer davantage. « Parce que, dit saint Augustin, quand tu considères une créature et que tu vois qu’elle est belle, c’est toi qui loues le Seigneur en elle » (Enarratio in Ps. CXLIV, 10).

L’homme se trouve ainsi être comme le cœur de la création. Le cœur en effet n’est dans notre corps qu’un petit organe, et cependant il le vivifie tout entier. De même l’homme, malgré le peu de place qu’il occupe sur la terre, anime celle-ci dans sa totalité. Quand le cœur aime, c’est tout l’homme qui aime. Et de même quand l’homme adore son Dieu, c’est tout l’univers qui, en lui, adore et glorifie son Créateur.

L’homme est en outre le roi du monde visible. Placé hiérarchiquement au sommet de l’échelle des créatures corporelles, il peut disposer librement pour ses besoins, pour sa commodité et même pour son plaisir, de toutes celles qui sont au-dessous de lui, à condition cependant de les diriger (regere), – c’est là proprement l’office du « roi » – vers leur fin commune, qui est de louer Dieu.

Le livre de la Sagesse nous laisse entendre qu’au dernier jour, les éléments se retourneront furieusement contre l’homme, pour avoir abusé si souvent du pouvoir qui lui avait été donné sur eux ; pour les avoir détournés tyranniquement de leur voie, et les avoir contraints à devenir des instruments de péché, eux qui de tout leur être, n’aspiraient qu’à servir et à louer leur Créateur (Sagesse, V, 21 et la suite).

Enfin, l’homme est le prêtre de l’univers : par sa nature à la fois corporelle et spirituelle, il est l’intermédiaire-né entre le monde visible et le monde invisible, entre la matière pesante et le Dieu qui est Esprit. Seul, il est capable d’offrir ce culte d’adoration en esprit et en vérité, que cherche le Père, et que le Christ demandait à la Samaritaine pour étancher la soif de son Cœur (Jo. IV, 7 & 23).

Il n’y a donc pas d’occupation, où l’homme soit plus pleinement dans son rôle, où il agisse davantage en homme, que, lorsque, au lever du jour chantant le Cantique des trois Hébreux dans la fournaise : Benedicite omnia opera Domini Domino, il invite successivement les cieux, le soleil, la lune, les étoiles, les pluies, les vents, le feu, la rosée, le froid, la chaleur, la glace et la neige, la lumière et les ténèbres, enfin toutes les créatures, à s’unir aux concerts des Anges et à louer leur Créateur.

Déjà ce rôle sacerdotal de l’homme au milieu de l’univers avait été pressenti par les plus profonds des philosophes païens, comme on peut le voir dans ce sublime entretien qu’Épictète a écrit sous le titre d’Hymne à Dieu.

« Si nous avions le sens droit, quelle autre chose devrions-nous faire, tous en commun et chacun en particulier, que de célébrer Dieu, de chanter ses louanges et de lui adresser des actions de grâces ? Ne devrions-nous pas, en fendant la terre, en labourant, en prenant nos repas, chanter l’hymne à Dieu ? Mais ce pourquoi nous devrions chanter l’hymne le plus grand, le plus à la gloire de Dieu, c’est la faculté qu’Il nous a accordée de nous rendre compte de ses dons, et d’en faire un emploi méthodique. Eh bien ! puisque vous êtes aveugles, vous, le grand nombre, ne fallait-il pas qu’il y eût quelqu’un qui remplît ce rôle et qui chantât pour tous l’hymne à la divinité ? Que puis-je faire moi, vieux et boiteux, si ce n’est de chanter Dieu ? Si j’étais rossignol, je ferais le métier d’un rossignol ; si j’étais cygne, celui d’un cygne. Je suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu. Voilà mon métier et je le fais. C’est un rôle auquel je ne faillirai pas, autant qu’il sera en moi, et je vous engage tous à chanter avec moi » (Entretiens, XV).

Mais nul peut-être n’a mieux compris cela et n’a su le réaliser plus pleinement, que saint François d’Assise, dans son célèbre cantique au soleil :

« Très Haut, tout Puissant et bon Seigneur, c’est vous qu’il faut louer ; c’est à vous seul qu’il faut rapporter la gloire, l’honneur, et toute bénédiction, et nul homme n’est digne de prononcer votre nom. Soyez loué, Seigneur mon Dieu, pour toutes vos créatures, et spécialement pour notre glorieux frère le soleil, qui fait briller le jour et nous éclaire de sa lumière ; il est beau, il est radieux, il est d’une splendeur magnifique, et il est le plus éloquent symbole, Seigneur, de votre Majesté. Loué soit mon Seigneur, pour notre sœur la lune et pour les étoiles qu’Il a créées, lumineuses et belles. Loué soit mon Seigneur, pour notre frère le vent, pour l’air, pour les nuages, pour le beau temps, et pour toutes les saisons par lesquelles Il procure à toutes les créatures ce dont elles ont besoin ! Loué soit mon Seigneur pour notre sœur l’eau, qui est grandement utile, humble, précieuse et chaste. Loué soit mon Seigneur, pour notre frère le feu, par lequel Il éclaire la nuit : il est rouge, il est rutilant, invincible et mordant. Loué soit mon Seigneur pour notre mère la terre, qui nous porte et nous nourrit, et qui produit les fruits de toute espèce, les fleurs aux multiples couleurs, et les herbes. »

Telle était donc la mission confiée à l’homme, lorsque Dieu le créa pour couronner l’œuvre des six jours. Mais à cette mission, dès le principe, l’homme fut infidèle. Dans les chapitres qui ouvrent le livre de la Genèse, c’est bien en vain que nous chercherions la trace d’un hommage rendu par Adam à son Créateur, d’un acte quelconque de culte accompli par notre premier père. Plus tard l’Écriture montrera les Patriarches élevant des autels, offrant des sacrifices, composant des Cantiques, se prosternant contre terre et adorant Dieu : pour Adam, il n’est jamais question de rien. Ne croyons pas que cette lacune soit le fait d’une omission de l’auteur sacré : la Bible nous instruit par ce qu’elle ne dit pas, autant que par ce qu’elle dit. Ce silence a été interprété par les Docteurs de l’Église comme l’aveu de la négligence que mirent Adam et Ève à s’acquitter de leur devoir essentiel de louange. Et ce fut la cause première de leur chute, avec toute la cascade de souffrances et de maux que celle-ci entraîna pour l’humanité.

Lorsque Notre-Seigneur eut réparé ce désordre et remis l’homme en mesure de gagner le ciel, l’Église, à laquelle Il avait confié la charge des âmes, n’eut garde de s’exposer à voir se reproduire une défaillance semblable. Sachant que la plupart des hommes, en raison de leur travail quotidien, ne pourraient acquitter convenablement cette fonction de louange qui est cependant le premier de leurs devoirs, elle a mandaté un certain nombre de ses fils et de ses filles pour l’assurer au nom de tous les autres. C’est là la raison des privilèges qu’elle concède aux moines et aux moniales, et de la sollicitude dont elle les entoure. Elle leur accorde une hiérarchie à part, elle les exempte de devoirs d’apostolat qu’elle impose aux clercs et aux religieux des autres Ordres, mais c’est afin qu’ils puissent accomplir en toute liberté et avec la dignité convenable la mission sacrée de louer Dieu, l’Opus Dei.

De même que Dieu, sous l’Ancien Testament, en retirant du milieu des nations le peuple Juif pour son service particulier, lui avait donné en Moïse, un chef et un législateur ; de même, Il a, sous le Nouveau, en séparant les moines du reste de la communauté chrétienne, choisi saint Benoît pour leur servir de Père et leur donner des lois. Le patriarche a donc réglé minutieusement le mode de cette louange : il en a déterminé les phases, il en a précisé les formules et les éléments constitutifs. Il a fait d’elle le centre de la vie monastique et il a prescrit d’en assurer l’exécution avant toute autre chose : Operi Dei nihil prœponatur. Par là il donnait à entendre que les monastères n’étaient pas des « maisons de retraite », comme nous pourrions les concevoir aujourd’hui, où les âmes lasses du monde viendraient se réfugier, afin de s’adonner sans soucis aux dévotions de leur choix. Ce sont bien plutôt ces camps où l’on chante (choros castrorum) dont parle le Cantique des Cantiques, qui sont à la fois la parure et l’armure de l’Épouse. Il y règne en effet une sévère discipline, le travail et la prière se partageant les heures de la journée. Jadis Rome maintenait son autorité sur ses lointaines provinces par la présence de camps fortifiés – castra. Là vivaient des légionnaires qui défendaient l’empire et sa civilisation contre les Barbares, ense et aratro, par l’épée et par la charrue. Aujourd’hui, la puissance temporelle de Rome a fait place à une puissance spirituelle, qui s’étend elle aussi sur tout l’univers. L’Église, comme la Rome des Césars, a ses garnisons, ses camps retranchés, épars sur son territoire, qui la protègent contre les puissances mauvaises : ce sont les monastères. Les hommes et les femmes qui les occupent y vivent tous une discipline plus stricte encore que celle des soldats romains, mais ils ne combattent plus par le glaive et la charrue. S’ils ont gardé le travail, et parfois la charrue, ils ont remplacé le glaive par des armes spirituelles ; par ces armes que saint Paul appelle magnifiquement les armes de la lumière. Ils prient et ils chantent. Ils disent et redisent sans cesse les Psaumes de David, les cantiques des Prophètes, les hymnes de l’Église. Ils rendent à Dieu ce culte d’adoration qui lui est dû, et Dieu en retour les garde, les couvre de son ombre, comme Il protégeait jadis les Hébreux dans le désert. Aucune arme n’est plus redoutée du démon que cette prière solennelle : les paroles dictées par le Saint-Esprit sont remplies d’allusions, insaisissables pour nous, mais qui blessent aux points les plus sensibles de son orgueil, le prince des ténèbres. Elles l’obligent à lâcher prise, à se terrer à distance, comme les grêles de traits que les archers d’autrefois lançaient sur les assaillants du haut des remparts, comme les rafales de mitrailleuses de nos armées modernes. L’Église nous montre elle-même le rôle de protection ainsi dévolu aux monastères, quand elle reprend à son compte ces paroles du Prophète Isaïe : Sur tes murs, Jérusalem, j’ai établi des gardiens… Et que font-ils ces gardiens ? Comment protègent-ils la cité des âmes ?… Le jour et la nuit ils ne cessent de chanter le nom du Seigneur

Enfin, non seulement les monastères assurent au nom de l’humanité tout entière, l’adoration due à Dieu, et maintiennent autour de l’Église, un rempart efficace contre les incursions du démon ; mais en outre, ils exercent, par la célébration solennelle de l’Office, une action puissante sur le cœur même des incroyants. La liturgie est une prédication éloquente et continue. Saint Augustin a rapporté l’émotion dont il se sentait envahi, avant sa conversion, lorsqu’il entendait les chants des assemblées chrétiennes. « Combien j’ai pleuré, dit-il dans ses Confessions (IX, 6), combien profondément j’étais ému quand j’entendais vos hymnes, vos cantiques, et les voix suaves de votre Église Les paroles s’insinuaient dans mes oreilles, la vérité pénétrait doucement dans mon cœur, le sentiment de la piété s’enflammait en moi, mes larmes coulaient et je trouvais le bonheur dans mes larmes. Je compris alors la grande utilité de cette institution. »

Un jour, en 1933, un écrivain non croyant, entré par curiosité dans notre petite église de la rue de la Source, résumait ainsi ses impressions dans un journal du soir :

« Il y a dans mon quartier un monastère de Bénédictins. Je suis entré dans la chapelle au milieu des Vêpres, et je n’eus pas besoin d’y être depuis longtemps, pour m’assurer que l’Office qu’on y célébrait était sans doute ce qu’il y avait de plus noble à Paris dans ce moment-là. La pompe et la gravité magnifiques du culte comblaient la petite église, effaçaient ce qu’elle avait de trop neuf ; j’écoutais ce plain-chant d’une flexibilité suave, d’une douceur impersonnelle, qui est la plus haute façon que l’âme humaine ait trouvée de parler à Dieu, au-dessus de l’égoïsme où elle lui demande encore quelque chose… Les robes blanches évoluaient, entourées d’une enveloppe d’immobiles robes noires. Devant ces gestes dont chacun était chargé de sens, et dont aucun n’était dû à une improvisation personnelle, on se sentait aussi loin des misères du moment que des pauvretés de l’individu. Je contemplais le culte sans âge…

« Un pareil office est ineffable pour les croyants ; mais il est auguste pour tout homme attaché à ce qui fait la noblesse humaine. Il suffit, pour comprendre ce qu’il vaut, de se figurer tout ce qu’une ville énorme représente de passions hideuses, de lourde médiocrité. Alors on se rend compte qu’il faut que tout cela soit racheté, ne fût-ce qu’en un point, par quelques hommes voués au sublime ; on comprend que le pauvre ostensoir qui brille en ce moment aux mains de l’officiant, est un vrai soleil, et que s’il s’éteignait, Paris serait noir. Un gouvernement n’aurait pas besoin d’être dévot, il lui suffirait d’être éclairé, pour protéger les grands ordres religieux là où ils sont encore, et pour remettre les chartreux dans leurs chartreuses. »

Souvenons-nous de ces paroles. Si d’aventure nous passons rue Tournefort, le long du vieux monastère dont l’enceinte grise se dresse sur la colline Sainte-Geneviève, tout près du quartier des Écoles, tout près du cerveau de Paris ; ou si, à Bayeux, à Craon, ou dans quelqu’autre ville de province, il nous arrive d’entendre les Bénédictines du Saint-Sacrement psalmodier leur Office au fond d’une église solitaire, n’allons pas croire que nous côtoyons là quelque institution fossilisée conservée par des mains pieuses, comme les monuments historiques, à titre de souvenir du passé.

Sachons que ces faibles voix de femmes restent, au xxe siècle comme au temps des Pères du désert, la plus puissante défense de l’Église contre le prince des ténèbres, contre les entreprises et les attaques de ses suppôts.

Tant que le réseau qu’elles forment avec leurs sœurs cloîtrées, – les Carmélites, les Clarisses, les Trappistines, les Visitandines, les autres Bénédictines, etc. – étendra sur notre terre d’Occident ses mailles serrées, la chrétienté n’a rien à craindre, les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Mais le jour, où sous la poussée d’un activisme aveugle, elles viendraient àdisparaître, le jour où les camps qui chantent cesseraient de faire entendre leurs voix, alors il se produirait quelque chose comme quand une digue se rompt ; alors il n’y aurait plus rien pour protéger, contre les grandes eaux de la colère divine, un monde qui a trop oublié que le premier devoir de l’homme est de chanter son Dieu.

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[1]  Philosophe grec qui faisait de l’air le principe de toutes choses.

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18 décembre 2013 3 18 /12 /décembre /2013 16:17

Quicumque a déjà eu l'occasion de parler de ce chant de Noël dans une article de 2011.

Voici un nouveau document, apte à éclairer et compléter le dossier. Il s'agit d'un article paru dans Musicra Sacra Malines en 1959. Vous en trouverez l'essentiel sous ce lien. Ce qui a été omis consiste en un jugement d'ensemble sur l'état de la musique en France au XIXe siècle, et ne concerne qu'indirectement notre sujet.

C'est pour nous l'occasion de nous rappeler la sainteté profonde de la fête de Noël et du mystère de l'Incarnation. Que Dieu nous accorde la grâce de le célébrer avec toute la dignité possible, et que la sainte Vierge Marie nous en fasse goûter la douceur et la paix.

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18 décembre 2013 3 18 /12 /décembre /2013 10:56

Le chant grégorien est l’un des plus purs joyaux du patrimoine de l’Église catholique, la splendeur de sa liturgie et une véritable école de sainteté. Il y a donc, pour tout fidèle, un spécial appel à en prendre la défense et à le pratiquer.

La Renaissance – la Rechute selon le mot si juste de Chesterton – avait méprisé le chant grégorien et dénaturé sa ligne mélodique simple et sa rythmique unique, tissues de prière et de contemplation.

La restauration de ce chant plus que millénaire fut entreprise au milieu du XIXe siècle sous l’impulsion de Dom Prosper Guéranger, dans le but fondamental de prier, et de prier comme on priait aux âges de foi. L’artisan principal de cette restauration tant mélodique que rythmique fut Dom André Mocquereau, dont l’atelier de paléographie musicale a atteint une science et une rigueur d’une ampleur qui n’a jamais été égalée, sans détriment aucun pour l’esprit de piété — bien au contraire. C’est le Pape saint Pie X qui a donné le cadre juridique et l’impulsion morale pour que cette réforme soit étendue à toute l’Église latine : « Je veux que le peuple prie sur de la beauté ». Il était réservé à Dom Joseph Gajard, pendant le demi-siècle où il a dirigé le chœur de Solesmes, d’être le « bon ouvrier » de la diffusion du chant ressuscité et de sa rythmique, et le maître incontesté de l’interprétation qu’il a portée à une haute perfection. Il faut aussi mentionner les précieux travaux de Dom Eugène Cardinne, en qui la sémiologie trouve un maître-fondateur.

Le refroidissement de la foi et la destruction de la liturgie catholique, issus de Vatican II, ont considérablement amoindri la position du grégorien qui, pour une part notable, s’est réfugié chez qui demeurent fidèles à la liturgie traditionnelle.

Mais voici que le chant grégorien subit une nouvelle menace. Les théories de Marcel Pérès (né en 1956) et de son ensemble Organum (né en 1982) sur le chant grégorien pénètrent parmi les fidèles, et l’abbaye de Bellaigue – bénédictins issus du Barroux qui se sont rattachés à la fraternité Saint-Pie-X – semble en être le fer de lance et le diffuseur. Pour avoir assisté à une tranche de messe de Requiem dans leur église, je peux dire qu’on peut faire beaucoup de choses avec leur chant : écouter, s’immerger, se plaire, apprécier, pleurer, rire, s’extasier, détester, admirer, mépriser, envier… tout sauf prier. Et ce n’est pas étonnant.

Car le dessein avoué, publié et surtout mis en œuvre par Marcel Pérès et ses disciples est de séparer le chant grégorien de la foi catholique. Il est, littéralement, de profaner le chant grégorien. C’est une affirmation grave, dont on voit les conséquences sur toute la liturgie, qui demande donc à être sérieusement étayée.

Deux livres exposent les principes et les buts de Marcel Pérès et de son ensembleOrganum :

–  Marcel Pérès, Jacques Cheyronnaud, Les voix du plain-chant, 2001, Desclée de Brouwer, Collection Texte et voix (ci-dessous noté I) ;

–  Marcel Pérès, Xavier Lacavalerie, Le Chant de la mémoire : Ensemble Organum, 1982-2002, Desclée de Brouwer, Collection Texte et voix (ci-dessous noté II).

Ces deux livres ne font pas mystère de cette intention de séparer le chant grégorien de la foi, et de s’opposer diamétralement à l’école de Solesmes (avec une ironie méprisante). Citons.

« [Perspectives]. Bien que promus par l’Église, les trois premiers domaines [recherche musicologique, formation pratique à des répertoires religieux, diffusion] devraient pouvoir s’intégrer dans la société civile laïque. Les activités proposées seraient indépendantes de tout investissement de foi » (I, 171).

« C’est dans cette perspective de basculement et de rupture qu’il faut examiner le travail d’Organum (…).

« Rappelons d’abord les grandes lignes de cette révolution opérée à l’initiative de Marcel Pérès et de l’ensemble Organum (…).

« Dernier point, enfin, qui ne va pas sans provoquer quelques grincements de dents, parce qu’étroitement lié aux deux précédents : c’est en renouant avec des traditions vocales encore vivantes (chant polyphonique corse, musique sacrée byzantine, samaa des soufis marocains ou tunisiens) que l’on peut vérifier d’éventuelles correspondances entre les notations anciennes des musiques religieuses et les pratiques actuelles.

Ces confrontations fructueuses posent de manière cruciale toutes les divergences avec Solesmes. Options musicales, d’abord — Solesmes ayant des idées très précises sur ce que doivent être l’homogénéité des voix, la beauté des timbres, la justesse des attaques et des notes, l’égalité du tempérament, l’emploi, ou plutôt le non-emploi, des micro-intervalles comme les tiers ou les quart de tons, la nature des ornementations ; divergences idéologiques, ensuite, qui ont conduit Marcel Pérès à rompre avec la vision spiritualiste d’un chant éthéré et désincarné… (bla-bla)… » (II, 211).

« Faire chanceler les certitudes et repousser les limites de notre paysage sonore aura donc été la grande affaire de l’ensemble Organum et de Marcel Pérès. Au chant grégorien lisse, séraphique, tempéré, qui semblait si bien s’accorder au dépouillement et à la paix des ruines romanes, s’est substituée une variété infinie de plains-chants, puissants, solaires, croulant d’ornements… » (II, 213).

« Dans les monastères chrétiens (…) on chantait avec la foi : un artiste, lui, le fait en tant que professionnel. Souvent, l’ensemble Organum fait d’une cérémonie religieuse un spectacle profane » (II, 215).

« L’ensemble Organum est un outil de questionnement infini.

« Sur la musique, sur la mémoire. Sur la foi. Sur ce socle anthropologique… (bla-bla)… » (II, 215).

Pour être juste, il faut préciser que l’ironie méprisante à l’égard de Solesmes est exprimée surtout par les disciples de Marcel Pérès, et que celui-ci tient des propos plus modérés dans un entretien qu’il a donné à la revue La Nef en 2007 (quon peut lire ici). Marcel Pérès y apparaît sous un jour un peu différent. On y comprend qu'il estime (à tort !) que l’effondrement consécutif à Vatican II dénote l’insuffisance ou l’errance de la restauration de saint Pie X, et il est donc parti ailleurs rechercher la beauté liturgique du chant : c’est en même temps une intention émouvante et une erreur fondamentale de direction et de moyen. L’effondrement issu de Vatican II est l’effet d’une déficience profonde dans la foi catholique, et le remède que Pérès met en œuvre ne fait qu’aggraver le mal, puisqu’il sépare le chant grégorien d’avec la foi et la prière. Ceux qui le suivent participent et participeront à cet effet désastreux.

*

*     *

Mais ce qui devrait inquiéter davantage encore, c’est que Marcel Pérès et ceux qui se sont engagés dans des voies analogues, sont très favorablement salués par Jacques Viret.

Bien sûr, il ne s’agit pas du tout d’attribuer, à Organum et consorts, les errements de Jacques Viret ; cependant il est bon de s’arrêter un peu à ce dernier pour mesurer l’abîme qu’on côtoie lorsqu’on s’éloigne d’une juste conception du chant grégorien.

La vue de Jacques Viret (né en 1943) sur le chant grégorien (et apparemment sur toutes choses) est parfaitement gnostique et la pensée de son livre Le chant grégorien et la tradition grégorienne, (L’Âge d’Homme, Lausanne 2001) se résume ainsi : le chant grégorien n’est pas une prière, il est un parcours initiatique.

Le fond de l’affaire est le panthéisme : L’univers est Dieu, nous sommes divins, nous sommes des émanations de Dieu, des parties de Dieu. Notre tendance, notre dignité est donc de retrouver la connaissance de notre origine divine (la gnose) à travers les religions diverses qui ne sont que des expressions dégénérées de cet être divin que nous sommes. Toutes les religions ont donc une unité transcendante, elles sont au fond la même chose. Cette unité transcendante, cette foncière identité s’appelle la Tradition.

Évidemment, l’hindouisme et l’islam sont des expressions supérieures, plus pures, plus proches de la Tradition primordiale que la religion catholique qui est profondément dégénérée avec ses dogmes, sa structure hiérarchique, sa loi morale.

L’initiation consiste donc à dépasser la forme religieuse particulière héritée de la société dans laquelle nous sommes pour retrouver la Tradition primordiale, cette unité des religions qui nous réintégrera dans l’unité fondamentale (ou nous en fera prendre conscience) : celle entre Dieu et nous. Ainsi nous accéderons à la véritable gnose.

Le grégorien fait partie de la Tradition, et peut donc être l’instrument de la quête de la gnose. Il doit être mis en relation, il doit être éclairé par les autres traditions musicales pour retrouver son authenticité et faire retour à l’unité primitive. Alors le grégorien est un véritable parcours initiatique.

Pour cela, il doit se détacher des conceptions erronées qui voient en lui une prière, une affirmation donc de la distinction infinie entre Dieu et nous, une expression de la foi catholique exclusive de toute autre prétendue vérité incompatible avec elle.

La pensée de Jacques Viret est très clairement gnostique (on en peut citer des pages et des pages bien explicites), et voilà pourquoi il salue le « nouveau grégorien », qui se trouve du coup compromis dans une drôle d’affaire panthéiste ; et cela à plusieurs titres :

–  il tend à une expression du moi qui s’identifie à Dieu ;

–  il a subi la contamination des musiques « traditionnelles » ;

–  il tend à n’être plus une prière.

Je vais citer le commencement de son court chapitre sur le nouveau grégorien (p. 261). Tout y est dit. Une petite précision vient page 263 : Anne-Marie Deschamps propose, au congrès grégorien international de Strasbourg (1975), de revivifier le grégorien par le yoga. On voit dans quelle direction on se dirige.

« La tradition intégrale : le nouveau grégorien (fin du XXe siècle)

« § 135. Une nouvelle ère

« La dernière étape historique de la tradition grégorienne a débuté aux alentours de 1980 et correspond à l’apparition d’un courant interprétatif nouveau. En 1982 déjà Lance W. Brunner prenait conscience d’un changement de conjoncture, et s’en réjouissait. Les discussions sur l’interprétation du chant grégorien – son rythme notamment – n’étaient plus, observait-il (Brunner 1982 : 317), confinées comme auparavant au cercle étroit de la recherche musicologique, mais s’ouvraient enfin à la pratique du concert et du disque. Le même auteur remarquait en outre (ibid. : 317, 326-327) que la situation de fait créée par la récente réforme conciliaire (§ 21), en transférant le chant grégorien de la liturgie au concert (§ 22), encourageait les interprètes à expérimenter librement des approches interprétatives variées. C’était donc une “nouvelle ère” qui s’annonçait, et battait en brèche le quasi monopole détenu jusque là par les moines de Solesmes, champions d’un grégorien “liturgique” et “catholique”.

« L. Brunner énumère trois points susceptibles de donner lieu à un renouvellement interprétatif : le rythme, les neumes ornementaux (§ 182-184) et l’esthétique vocale (§ 13). Il ne mentionne qu’en passant une orientation de recherche dont en 1982 on ne mesurait sans doute pas encore l’importance, et qui contribue à éclairer chacun de ces trois points et d’autres encore : l’approche comparatiste, ethnomusicologique (§ 50), celle d’un grégorien appréhendé non plus comme un univers musical autonome et isolé, mais comme le centre d’un vaste cercle où l’entourent toutes les traditions musicales du monde, plus près ou plus loin de lui selon le degré variable de proximité qu’elles ont avec lui. On s’est donc rendu compte que pour redonner vie musicale aux notations des vieux manuscrits il faut d’abordécouter les chants traditionnels. Quant à savoir lesquels, cela n’importe que secondairement car leurs fondements (§ 45) et la manière de chanter (§ 13) sont communs, comme l’ont constaté Dominique Vellard (DSd Vellard/Sayeeram 1999 a ; § 12), Marcel Pérès et d’autres. Alors on aura forcément une approche nouvelle des signes écrits sur les vieux manuscrits (§ 51). Un tel élargissement représente sans conteste, en soi, un fait artistique d’une portée majeure, et une étape cruciale dans l’histoire millénaire du chant grégorien.

« Les représentants de ce courant ne s’opposent pas ouvertement à Solesmes (hormis Pérès 1987 ; § 130), et ils n’ont pas – jusqu’à présent – donné de leur démarche une justification théorique, ni même écrite (voir cependant Pérès 1991) : raison pour laquelle nous ne pouvons en parler ici que sur la base d’enregistrements discographiques et de leurs notices (Cf. DSc Deschamps, Lesne, Livljanic, Pérès, Poisblaud, Vellard). »

 

*

*     *

Il vaut mieux – il faut absolument – se tenir bien loin de ces courants, si savants qu’ils paraissent, si scientifiques qu’ils se donnent. La sainte liturgie catholique ne saurait s’approcher ni s’accommoder de tels détournements.

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 21:41

Vous trouverez sous ce lien un article du R. P. Édouard Hugon, parue dans la revue des dominicains de Rome Angelicum en 1928, article qui est un commentaire et une réflexion sur la question que saint Thomas d’Aquin consacre à l’équité dans la Somme théologique.

On voit souvent cet article mentionné en référence, mais sans jamais un seul extrait ni résumé, signe que le texte de l’article n’a pas été lu ni consulté. Il y a peut-être donc un peu d’esbroufe dans ces mises en référence, qui ne sont là que pour « faire sérieux » et non pas pour approfondir la nature des choses.

J’ai eu l’idée – la tentation – de traduire l’article du Père Hugon, mais j’y ai renoncé. C’est qu’il est un travail délicat de faire une traduction fidèle, même si le latin du Père Hugon est simple à comprendre. L’art de la traduction est difficile si l’on veut l’accomplir honnêtement, en entrant dans la pensée de l’auteur et ses nuances, et en travaillant à les restituer avec exactitude et élégance dans le génie de la langue de destination.

Et puis, il ne faudrait pas vivre d’illusion. Si l’on veut connaître la pensée théologique de l’Église, et si l’on veut défendre sa doctrine autrement que par des à-peu-près et des formules incomprises, il faut apprendre le latin. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Pape Benoît  XV dans la lettre Vixdum qu’il a fait envoyer par la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités aux évêques d’Allemagne, le 9 octobre 1921. En commentaire du canon 1364, il déplore que l’ignorance de la langue latine fasse préférer de médiocres publications écrites en langue vulgaire aux grandes œuvres de la sagesse catholique qui exposent lumineusement la foi et la défendent avec vigueur et justesse [Enchiridion clericorum, Polyglotte vaticane, 1938, n. 1125].

Pour faire bonne mesure, je joins aussi le commentaire de Cajetan – celui que Léon XIII a fait insérer dans la Léonine – sur la question CXX de la IIa IIæ de la Somme théologique.

 

En outre, je vous propose quelques réflexions un peu plus générales qui permettront peut-être de situer la question dans sa difficulté et sa portée.

Effet de la contingence

Les vertus de prudence et de justice sont les deux principales vertus morales. Si elles sont spécifiquement totalement différentes, elles ont cependant un statut commun ce sont des vertus qui inhèrent dans des facultés spirituelles (intelligence et volonté) dont les objets sont des actes humains qui sont profondément affectés par la contingence.

La prudence rectifie et ordonne les actions humaines en tant que celles-ci perfectionnent celui qui les accomplit et le conduisent à sa fin ; la justice rectifie et ordonne les mêmes actions en tant que celles-ci insèrent dans la société celui qui les accomplit.

Même la prudence du chef ne peut ordonner les actes d’autorité au bien commun (immanent) de la société avec pleine rectitude et efficacité vraie, si les mêmes actes ne sont pas ordonnés à la fin dernière du chef lui-même, puisqu’il y a coïncidence entre cette fin dernière et le bien commun séparé de la société, c’est-à-dire Dieu.

La vertu de justice, qui incline à rendre à chacun son droit, c’est-à-dire ce qui lui appartient, ne commence à s’exercer que lorsqu’on entre en société avec autrui, ne serait-ce qu’avec un simple membre de la cité.

Ce statut particulier et commun de la justice et de la prudence (inhésion dans une faculté spirituelle ; spécification par des actes immergés dans la contingence) est la racine d’une commune nécessité : être gouverné par le haut. Cela est indispensable pour que ces deux vertus « gardent la tête hors de l’eau » (de l’opacité de la contingence).

Prudence et Sagesse

En ce qui concerne la prudence, la réflexion part d’une merveille parmi les merveilles : O Sapientia, quæ ex ore Altissimi prodiisti, attingens a fine usque ad finem, fortiter suaviterque disponens omnia : veni ad docendum nos viam prudentiæ.

Nous chantons cette antienne de Vêpres le 17 décembre, premier jour de la grande neuvaine préparatoire à Noël. Et voici qu’à la divine Sagesse l’Église demande de venir nous enseigner la voie de la prudence.

C’est qu’il existe une prudence de la prudence, une prudence supérieure qui gouverne cette vertu par le haut : c’est la sagesse. Sans cette sagesse, il n’y a pas de perfection de la prudence, il y a même parfois imprudence.

Il faut restaurer la prudence, lui redonner son lustre, son office d’auriga virtutum, son rôle directeur universel dans l’action humaine. C’est une urgence. C’est une restauration sans laquelle la paresse morale sera toujours présente et périlleuse.

Mais il faut que la prudence demeure dans l’ordre, à sa place, sous peine de devenir une vertu chrétienne devenue folle, selon la judicieuse expression de Chesterton. Comme le disait fort à propos Jean Madiran : « Une vertu chrétienne devient folle lorsqu’elle échappe aux relations de voisinage, de complémentarité ou de subordination qu’elle entretient avec les autres vertus » (Itinéraires n. 21 p. 13).

J’en prends deux exemples.

Le premier est quand la prudence devient autonome, auto-justifiante (et qu’elle cesse ipso facto d’être prudence). Une prudence qui ne prend conseil que d’elle-même, qui trouve en elle sa raison d’agir et son ultime fondement, est une « prudence » qui mène à tous les abus : c’est la triste histoire de la morale de situation, si justement fustigée par Pie  XII. Pour libérer la vie morale d’une pseudo-conscience externo-juridique dans laquelle on l’englue depuis trois siècles, on a dissous totalement la loi et l’ordre auxquels la prudence doit ajuster l’agir humain… Et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus.

Le second est qu’un jugement que l’on porte sur l’agir d’autrui ne peut pas être un jugement de prudence : il y manque la tête et la queue. Il n’y a pas l’intention droite qui est interne à celui qui agit (intention que la prudence a pour mission de transporter jusqu’à l’agir effectif) ; il n’y a pas non plus l’imperium qui achève la prudence et la fait exister. Et donc un jugement extérieur, si sagace soit-il, ne peut jamais se substituer à un jugement de prudence : et par manque de « juridiction » et aussi par manque de qualité, de consistance. C’est ce que les professionnels de la correction fraternelle devraient se remémorer, parce que cet aspect des choses doit entrer dans leur jugement de prudence, qui les fera se taire (souvent), parler (parfois) et surtout donner à leur correction le tact nécessaire pour que celle-ci reste à sa place.

En fait, la vertu est un ordre. Retirer une vertu de cet ordre, ou lui donner un rôle indu, c’est détruire tout l’ordre : cela est aussi vrai de l’ordre naturel que de l’ordre surnaturel. Il y a les « idolâtres » de la foi (sans les œuvres) ou de la charité séparée de la foi ; il y a les chevaliers de la force, de la modestie, de la patience ou de l’eutrapélie ; il peut y avoir les hérauts indiscrets de la prudence ; il y a mille manières d’exercer l’esprit propre au détriment d’un ordre qui demande sans cesse ajustement, unité et renoncement. Et prière.

Le « juste milieu » de la vertu n’est pas seulement le juste milieu de l’objet de la vertu, mais aussi le juste milieu de l’exercice de la vertu elle-même (qui s’applique même aux vertus théologales – en ce qu’elles élicitent), et là la prudence illuminée et soutenue par la sagesse et par la Sagesse a un grand rôle à jouer.

Justice et Équité

Tout comme il y a une « prudence supérieure », il y a une « justice supérieure », une justice de la justice, qui gouverne cette vertu par le haut : c’est l’équité. Sans elle, il n’y a pas de perfection de la justice, il y a même parfois injustice : summum jus summa injuria.

Il est fort nécessaire de ne pas perdre cela de vue, sinon la vertu devient une mécanique, une sorte d’habitude de la cogitative : elle cesse par le fait même d’être vertu.

L’équité est une justice qui domine les trois parties subjectives de la justice. Il y a une « haute justice » de la justice commutative, une plus « haute justice » encore de la justice distributive ; et quand il s’agit de la justice légale, l’équité se concrétise en épikie (qui en constitue l’aspect purement légal – mais on peut discuter du vocabulaire).

Mais, comme le fait remarquer à juste titre le commentateur de la Revue des Jeunes (le P. Bernard, o. p.), l’équité, étant une vertu éminente, présuppose une recherche éminente de la vertu : « disposition propre aux grandes âmes, calmes et spiritualisées, habitude qui cherche (…) ses principes de direction dans une prudence extrêmement élevée et ses principes de réalisation dans un sens tout à fait achevé de la justice, dit le sens de l’équité. Évidemment de telles vertus ne sont pas simplement annexées à la justice ; elles y mettent le comble. »

Il faut une vertu éminente, en effet, et un ajustement perpétuel, et une pureté d’intention sans cesse renouvelée. Sans cela, l’abîme est grand. Nous l’avons vu pour la prudence dégénérée en morale de situation.

Si l’équité veut elle aussi s’affranchir de la nature des choses, s’affranchir de la connaissance de la loi et de sa nature, alors, par un processus tout à fait analogue, on est conduit à un esprit d’anarchie camouflé sous le nom d’équité ou d’épikie, qui n’est qu’une caricature de la justice. C’est pour cela qu’il ne suffit pas d’invoquer et d’exalter l’équité : il faut voir que cette invocation et exaltation accroissent la nécessité de la loi, et un juste discernement du domaine d’application de cette équité. Sinon, on tombe dans une « légalité de situation ». Et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus.

Ut filii lucis ambulate

 

Ces rapides réflexions sont sujettes à mille précisions et améliorations. Mais elles voudraient replacer la perspective de la vie morale dans celle de la magnanimité. La corruption de la société, la lourdeur de la vie quotidienne, les blessures du péché et la longueur du temps ensevelissent trop souvent cette vérité qui est toute fondamentale dans la vie chrétienne : nous sommes les enfants de Dieu, les rachetés de Jésus-Christ crucifié, les promis à la gloire éternel. Cela doit influer à chaque instant sur l’esprit et la mise en œuvre des vertus de prudence et de justice. Levons la tête !

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5 décembre 2013 4 05 /12 /décembre /2013 20:14

La collection Magnificat (mallette contenant des fiches consacrées à la doctrine et à la culture catholique – vous pouvez toujours souscrire, cliquez ici) poursuit son bonhomme de chemin ; elle aborde parfois des sujets qui revêtent une importance particulière en ceci qu’ils concernent des erreurs qui couvent plus ou moins sous la cendre de gens désireux de conserver la foi catholique, mais peu éclairés sur l’enseignement précis de l’Église catholique.

En voici un bon exemple dans la fiche consacrée au Millénarisme dont voici, en avant première, le texte.

I.  Le millénarisme « dur »

Le millénarisme est une transposition « baptisée » du messianisme temporel que les Juifs se sont mis à professer à partir de l’exil de Babylone : messianisme qui a empêché la majorité d’entre eux de reconnaître en Jésus-Christ le Messie et le Fils de Dieu. Le millénarisme est la même erreur, rapportée au deuxième avènement de Jésus-Christ — celui où il doit revenir en puissance et majesté pour juger les vivants et les morts.

Voici un extrait très instructif du Sens mystique de l’Apocalypse de Dom Jean de Monléon (pp. 324-327) à propos du chapitre XX du livre de saint Jean.

« Tous ces serviteurs restés fidèles à Dieu malgré les persécutions [au temps de l’Antéchrist] sont morts, il est vrai, aux yeux des hommes : mais, en réalité, aussitôt franchies les portes de l’autre monde, ils ont trouvé, dans l’union de leur âme avec leur Créateur, une vie nouvelle bien plus parfaite que celle d’ici-bas. Et ils ont régné mille ans avec le Christ.

« Ces derniers mots demandent quelques explications, car c’est sur eux que s’est greffée la doctrine dite du millénarisme ; doctrine rejetée par l’Église depuis des siècles, et qui voit cependant de temps à autre, de nouveaux champions se lever en sa faveur, sous le fallacieux prétexte qu’elle a pour elle l’opinion de plusieurs Pères authentiquement orthodoxes. Ses tenants, les millénaristes, appelés aussi chiliastes, soutiennent que bien avant le jour de la résurrection générale, les justes reprendront leurs corps, et ainsi ressuscités, régneront mille ans sur cette terre, dans Jérusalem restaurée, avec le Christ. Ensuite viendra la dernière révolte de Satan, le combat suprême mené contre l’Église par Gog et Magog, l’écrasement des rebelles par Dieu, enfin la résurrection universelle suivie du Jugement dernier. Il y aurait ainsi deux résurrections successives, séparées par un intervalle de mille ans : celle des martyrs d’abord, celle ensuite du reste de l’humanité.

« La théorie du millénarisme avait des racines dans la littérature juive, hantée toujours par l’idée d’un Messie régnant glorieusement sur la terre. Reprise, au temps de saint Jean, par l’hérésiarque Cérinthe, il est exact qu’aux IIe et IIIe siècles de l’ère chrétienne, quelques Pères, et non des moindres, l’adoptèrent, sous des formes diverses et plus ou moins atténuées. On peut citer parmi eux saint Justin, saint Irénée, Tertullien et alii

« Mais le sentiment de ces écrivains ne peut en aucune façon être regardé comme représentant la croyance de l’Église : pour qu’en effet le témoignage de plusieurs Pères puisse être considéré comme l’expression de la Tradition catholique, il faut, disent les théologiens, “qu’il ne soit pas contesté par d’autres”. Or, cette condition n’existe nullement en l’occurrence : déjà saint Justin reconnaissait que la théorie millénariste était loin d’être admise par tous ; Origène la réprouvait et la traitait d’ineptie judaïque. Saint Jérôme rompt délibérément avec elle : “Nous n’attendons pas, nous, écrit-il, d’après les fables que les Juifs décorent du nom de traditions, qu’une Jérusalem de perles et d’or descende du ciel […]. Il n’y a que trop des nôtres qui ont pris au sérieux ces promesses […] ”

« Saint Augustin se prononce dans le même sens : s’il marque d’abord quelques hésitations, on le voit ensuite, dans La Cité de Dieu, condamner nettement le chiliasme, et cette opinion est celle qui prévaut désormais, aussi bien en Orient qu’en Occident, dans l’Église. À partir du IVe siècle, on ne trouve plus un écrivain catholique digne de considération qui défende le millénarisme, et le sentiment unanime des théologiens, au premier plan desquels il faut citer saint Thomas et saint Bonaventure, l’écarte résolument. […]

« L’expression : Et ils ont régné mille ans avec le Christ doit donc, comme nous l’avons indiqué déjà, s’entendre dans un sens mystique. Les mille ans désignent toute la période qui s’étend entre le jour où le Christ a, par sa Résurrection, rouvert le royaume des cieux, en en franchissant les portes avec sa Très Sainte Humanité, et celui où, grâce à la résurrection générale, les corps des élus y entreront à leur tour. Mais les âmes des bienheureux, elles, y sont déjà, étroitement unies à Celui qui est leur vraie vie ; elles participent à la gloire du Christ, elles constituent sa cour, elles règnent avec Lui. »

L’étude et la réfutation du millénarisme sont l’objet d’une thèse du classique ouvrage du Cardinal Jean-Baptiste Franzelin, Tractatus de divina Traditione et scriptura, S. C. de Propaganda fide, Rome 1882, thèse XVI, pp. 186-201.

Au cours d’une discussion serrée, il invoque spécialement le témoignage de saint Thomas d’Aquin (in IV Sent. dist. XLIII q. 1 a. 3 sol. 1 ad  4) : « À l’occasion des paroles de l’Apocalypse (c. xx), comme le raconte saint Augustin (La Cité de Dieu, l. XX), certains hérétiques ont affirmé que les morts ressusciteraient une première fois afin qu’ils règnent avec le Christ sur la terre pendant mille ans : d’où ils sont appelés chiliastes ou millénaristes. Saint Augustin montre qu’il faut entendre les paroles de l’Apocalypse de la résurrection spirituelle par laquelle les hommes ressuscitent du péché par le don de la grâce. La seconde résurrection est celle des corps. C’est l’Église qui est appelée le Règne du Christ… »

Le millénarisme est l’exemple même d’une théorie explorée par certains Pères, mais qui n’est pas traditionnelle parce qu’elle n’a pas été transmise. Bien au contraire, il a subi un définitif coup d’arrêt de la part de Pères majeurs de l’Église (saint Jérôme, saint Augustin) et il a été rejeté du corps de la doctrine catholique. Il a bien resurgi de temps à autre, mais ce fut dans les milieux hétérodoxes et dans les sectes protestantes.

II.  Le millénarisme « mitigé »

À côté du millénarisme franchement  hétérodoxe et multiforme (et ridicule, dit saint Augustin), est parfois professé un millénarisme adouci (c’est cela le vrai sens de mitigé ) qui s’efforce d’éviter les oppositions trop criantes avec la doctrine de l’Église.

Le Pape Pie XII, le 21 juillet 1944, a fait porter par le Saint-Office un décret ainsi libellé :

« Ces derniers temps, on a plus d’une fois demandé à cette Suprême Congrégation du Saint-Office ce qu’il faut penser du système du millénarisme mitigé qui enseigne qu’avant le jugement dernier, précédé ou non de la résurrection de plusieurs justes, le Christ notre Seigneur viendra visiblement sur notre terre pour y régner.

« Réponse : Le système du millénarisme mitigé ne peut pas être enseigné de façon sûre. »

La sentence portée par le Saint-Office est l’extension à l’Église universelle d’une condamnation notifiée trois ans auparavant (11 juillet 1941) dans une réponse adressée à l’Archevêque de Santiago du Chili. Cette lettre, qui est libellée dans les mêmes termes que ceux rapportés ci-dessus, précise en outre deux choses qui permettent de bien saisir la portée de l’acte.

1.  Ce qui est visé par la condamnation, c’est le millénarisme tel qu’il est professé dans le livre d’Emmanuel Lacunza (publication posthume sous le pseudonyme de Ben Ezra) La Venida del Mesías en gloria y majestad, ouvrage déjà condamné (Index du 6 septembre 1824).

2.  Le devoir de l’Archevêque est de veiller – par des moyens efficaces – que cette fausse doctrine ne soit, sous quelque prétexte que ce soit, ni enseignée, ni propagée, ni justifiée ni recommandée, que ce soit de vive voix ou par des écrits.

Nous savons ainsi de quelle doctrine il s’agit : celle propagée par Ben Ezra ; et ce qu’il faut entendre par tuto doceri non posse — ne peut être enseigné de façon sûre : ni enseignement, ni apologie.

En outre, l’ouvrage de Ben Ezra étant inscrit au catalogue de l’Index (et encore présent dans l’ultime édition), il ne peut être ni détenu, ni lu, ni acheté, ni vendu. Le choix est entre le feu et la poubelle !

Si l’on traduit en langage courant la réponse du Saint-Office, cela donne : il faut se méfier du millénarisme mitigé ; et si l’on ajoute les précisions apportées par la lettre, on complète : comme de la peste.

L’Église nous enjoint donc fermement de nous méfier du millénarisme mitigé comme de la peste. Mais pourquoi donc ?

—  Du point de vue de la vérité (point de vue fondamental du Saint-Office), ce millénarisme n’est pas enseigné par la Révélation divine publique, qui pourtant seule peut nous faire connaître un avenir qui ne dépend que de la volonté de Dieu.

—  Notre espérance a comme objet le Royaume de Gloire au Ciel : celui-là existe déjà, nous l’attendons activement et nous pouvons être appelés à tout instant.

—  Le combat pour la Royauté sociale de Jésus-Christ est un combat présent, dans la société contemporaine, pour l’Église catholique, qui est dès maintenant le Règne de Jésus-Christ sur la terre, et un règne qui est principalement spirituel.

 

—  La vie chrétienne n’est pas l’attente d’une sorte de nouvelle rédemption : c’est aujourd’hui qu’il faut vivre en état de grâce pour plaire à Dieu, dans la prière et le devoir d’état, dans l’esprit filial et l’amour du prochain. Le reste n’est que mythique et imaginaire.

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