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9 mars 2012 5 09 /03 /mars /2012 21:16

 

Les blasphèmes publics, caractérisés, intentionnels, se multiplient. Face à ce déchaînement de haine – car il faut l’appeler par son nom – les catholiques sont souvent désarmés et ne savent comment réagir. Voici quelques réflexions, ni infaillibles ni définitives, qui peuvent aider à y voir clair. 

* 

Le blasphème est une parole (des lèvres ou du cœur, ou bien un acte éloquent) qui constitue une injure à Dieu, spécialement par la négation de la foi ou par la profération d’un mensonge à son égard.

 Saint Augustin, dans son Contra mendacium, définit ainsi : « Blasphemia est per quam de Deo falsa dicuntur — le blasphème est ce par quoi des choses fausses sont dites à propos de Dieu. »

 Et saint Thomas d’Aquin (IIa-IIæ q. 13 a. 1), d’expliquer que le blasphème est une atteinte à la confession de la foi, parce qu’il nie la bonté de Dieu : 

« Le mot blasphème implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout à la bonté divine. Or, dit saint Denys l’Aréopagite, Dieu “est l’essence même de la vraie bonté”. Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas, porte atteinte à la bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons : tantôt elle a lieu seulement suivant l’opinion de l’intelligence, tantôt il s’y joint une certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d’atteinte à la bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l’affectivité. Si elle se concentre uniquement dans le cœur, c’est le blasphème du cœur ; mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c’est le blasphème de la bouche. Et en cela le blasphème s’oppose à la confession de la foi. » 

* 

Il est important de le noter : nier l’existence de Dieu ou sa Providence, nier le mystère de la sainte Trinité ou de l’Incarnation rédemptrice, sont des blasphèmes ; et ils le sont autant et davantage encore qu’injurier Dieu, l’insulter ou le déshonorer. 

Le judaïsme qui refuse de reconnaître en Jésus-Christ le Messie Fils de Dieu, l’islam qui nie que celui-ci est Dieu le Fils un avec son Père, l’athéisme et le déisme, ces négations fondamentales de la foi sont des blasphèmes contre Dieu : ils l’injurient par nature. 

Il ne faut donc pas restreindre la caractérisation du blasphème à la sonorité des paroles ou aux gesticulations extérieures ; les contre-vérités sur Dieu sont des blasphèmes, même si elles prennent l’apparence de la modération, de la sagesse. 

Il faut noter aussi ceci : nous sommes dans une société dans laquelle le blasphème est devenu institutionnel (en France, il est même constitutionnel) ; il est permanent, il contamine toute la vie publique et devient pour chacun des membres de la société un redoutable péril qui s’insinue dans les cœurs comme à leur insu. L’ordre social apostat est donc une forme particulièrement grave de blasphème. Là aussi, il ne faut pas s’arrêter à l’éclat extérieur : le blasphème larvé est plus grave et plus périlleux. 

*

 Cela étant établi – il sera important de s’en souvenir quand nous réfléchirons sur le problème de la collaboration – venons-en au fait des « œuvres artistiques » blasphématoires : théâtre, cinéma, sculptures, peintures etc. 

Les blasphèmes sont une abomination qui outrage le Bon Dieu et ils sont la plus noire ingratitude à son égard. Les blasphèmes publics attirent la colère de Dieu et sont la plus grande atteinte au bien commun. Voilà la donnée fondamentale. 

Si l’on possède une quelconque autorité publique, il faut réagir en faisant usage de cette autorité publique. Toute autre attitude est la négation même de l’autorité. 

Si l’on ne possède aucune autorité, on se trouve devant une éventuelle double obligation : 1/ de correction fraternelle ; 2/ de réparation du scandale et de la prévention contre ses ravages. C’est ce qu’il faut examiner. 

* 

Ces deux obligations relèvent des mêmes principes, et on peut donc les traiter de façon commune. Il faut considérer deux éléments : l’efficacité de la réaction et les moyens employés.

 La réaction surnaturelle, celle qui consiste à « consoler » Dieu par une charité accrue et à réparer l’outrage par un surcroît de prières et de pénitences, cette réaction est toujours droite et efficace. La sainte Vierge Marie était debout au pied de la Croix dans le silence ; elle n’était pas en train de défiler à Jérusalem. Le défilé était organisé par ceux qui avaient crié Barrabas, effaçant le souvenir du défilé des Rameaux qui n’a pas porté de fruits à long terme… 

* 

On peut, voire on doit, envisager une réaction publique. Mais il faut qu’elle soit efficace, et plus encore qu’elle n’utilise pas de moyens qui vont se retourner contre la finalité initiale. C’est là qu’il faut se souvenir qu’il y a une logique des moyens, une logique plus forte que l’intention qu’on y a mise, plus forte que l’attention qu’on y porte ou qu’on y prétend porter. Utiliser des moyens inadéquats ou des moyens mauvais, c’est à coup sûr se trouver en sens inverse de la direction de départ. 

Ce qui permet d’éliminer tout de suite manifestations et pétitions : ce sont là moyens fondés sur la « souveraineté populaire » dont l’argumentation fondamentale est : nous sommes nombreux à défaut de nous sommes les plus nombreux. Ni vérité, ni ordre, ni vertu, ni Dieu dans ces moyens : ils s’accordent au blasphème institutionnel dont il a été question plus haut, il est à craindre qu’ils ne le fassent rejoindre. 

Il reste donc l’intervention directe et les cérémonies réparatrices publiques. Il n’y a aucune objection, bien évidemment, pour les secondes si elles ne sont pas des manifestations déguisées. 

* 

Une première forme d’intervention directe est la prière publique sur le lieu du blasphème. J’applaudis des deux mains.

J’ai été très impressionné par les jeunes gens qui se sont mis à genoux sur la scène du théâtre blasphémateur de Paris et qui ont récité le chapelet. C’est divinement efficace : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » — « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi moi-même devant mon Père qui est dans les Cieux. »C’était aussi humainement efficace : paralysant et ridiculisant pour les organisateurs soixante-huitards qui ont fait appeler les CRS ! Honneur au courage de ces jeunes gens, et à leur prière édifiante ! 

L’autre type est l’intervention physique. Il ne faut pas l’exclure, loin de là. Les ennemis de Jésus-Christ comptent trop sur notre lâcheté. Mais il faut qu’elle soit guidée par la prudence (la prudence qui est la vertu des martyrs, et non la fausse prudence qui est le vice des couards) : quant à l’effet, quant au bilan global. Ainsi honneur à Avignon à ceux (à celui ?) qui ont fracassé la prétendue « œuvre artistique » blasphémant le crucifix : et parce qu’ils ont cassé l’objet et parce qu’ils ont agi de telle manière qu’ils ne se sont pas fait prendre. 

* 

Quelle collaboration solliciter ou accepter pour ce genre d’action ? De quel soutien spontané faut-il se réjouir ? S’il n’y a pas de grille universelle à appliquer, il faut cependant tenir le plus grand compte de ce qui est rappelé supra : les négations de Jésus-Christ (même silencieuses) sont elles aussi des blasphèmes, et des blasphèmes fondamentaux. On ne combat pas un blasphème par la complaisance pour d’autres blasphèmes. 

C’est peut-être le lieu de rappeler la comparaison toujours éclairante que prend le Père Pedro Descoqs s.j. (1877-1946) : « Supposons que deux groupes d’hommes, l’un de croyants et l’autre de non-croyants, se mettent d’accord pour porter les éléments lourds d’un échafaudage sur le parvis de Notre-Dame. Le premier groupe a l’intention de construire l’échafaudage pour la restauration de la façade. Le second veut construire l’échafaudage, mais l’utiliser pour mettre le feu à l’église. Les deux groupes sembleraient d’accord sur le résultat immédiat : apporter les morceaux de bois devant la cathédrale. Mais les intentions et les buts des uns et des autres sont contradictoires. Leur connubium est donc tout simplement immoral et doit donc être condamné sans réserve. Mais supposons au contraire que ces deux groupes aient prévu de transporter les éléments de l’échafaudage, et veuillent tous les deux s’en servir pour restaurer la façade de l’église. Le premier, c’est vrai, par esprit de foi et pour honorer Dieu, tandis que le second veut simplement préserver une merveille artistique et un héritage de la vieille France. Bien qu’elle soit moins élevée, cette deuxième intention n’est en rien immorale. On ne voit donc pas où seraient l’injustice et l’immoralité chez les catholiques qui collaboreraient avec le second groupe en vue du même résultat pratique à obtenir, transporter les éléments sur la place de Notre-Dame, puisque les uns et les autres cherchent à coopérer dans la même bonne action. » 

Quelle est la fin véritable de ceux qui proposent de se joindre à nous ? telle est la question qu’il faut résoudre : la fin qu’ils poursuivent, la fin des moyens qu’ils emploient. 

* 

Il est vrai que ce que je dis ne semblera pas assez concret. Mais il faut voir dans chaque cas, il faut purifier son intention, il faut orare et laborare pour savoir ce qu’il convient de faire. 

Mais je répète les deux choses qui me paraissent les plus concrètes et les plus impératives.

1. La première réaction doit être de « consolation » (si quelqu’un outrage ma mère, je vais d’abord la consoler et la soutenir avant de songer à me retourner contre celui qui l’a offensée).

2. Il y a une logique des moyens, et c’est la plus tenace. Il ne faut donc céder en rien aux moyens fondés sur les principes des ennemis qu’on veut combattre : sinon le résultat n’est que publicité faite aux œuvres blasphématoires, sans compter la dilution voire l’inversion des principes sains et saints qu’on professait au départ. 

Comme je le disais en commençant, ces quelques notes sont plus un défrichage qu’une conclusion fermement mûrie : mais elles peuvent être utiles à la réflexion.

 

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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 20:42

 

Dieu, dans sa divine sagesse et sa bonté paternelle, a nourri le peuple hébreu pendant toute la traversée du désert qui a suivi la délivrance d’Égypte. Par châtiment cette traversée a duré quarante ans, mais la sollicitude divine ne s’est pas démentie et la manne a fidèlement accompagné cette immense foule jusqu’à la terre promise.

Notons au passage que les châtiments que Dieu inflige ici-bas sont vindicatifs (ils rétablissent l’ordre, vengent la vérité ou le bien qui ont été blessés) mais aussi médicinaux : s’ils comportent une expiation et une peine, ils ne sont pas pour autant délaissement de la part de Dieu qui veut que nous y trouvions occasion de purification et de surcroît d’amour pour lui.

Chaque matin, les Hébreux récoltaient la quantité de manne suffisante pour la nourriture du jour ; si, par crainte de manquer et par défiance envers la promesse divine, ils en récoltaient davantage, la manne en surplus pourrissait et devenait impropre à la consommation. Mais, pour que soit rigoureusement observé le repos du sabbat, la manne tombait plus abondante le vendredi afin qu’on en puisse ramasser une quantité double, et la part du samedi restait intacte afin de servir de nourriture pendant le jour que Dieu s’était réservé.

« Le matin il y eut aussi une couche de rosée tout autour du camp. Et la surface de la terre en étant couverte, on vit paraître dans le désert quelque chose de menu et comme pilé au mortier, qui ressemblait à de la gelée blanche sur la terre. Ce que les enfants d’Israël ayant vu, ils se dirent l’un à l’autre : Manhu, c’est-à-dire : Qu’est-ce que cela ? Car ils ne savaient ce que c’était.

« Moïse leur dit : C’est là le pain que le Seigneur vous donne à manger. Et voici ce que le Seigneur ordonne : Que chacun en ramasse ce qu’il lui en faut pour manger. Prenez-en un gomor pour chaque personne, selon le nombre de ceux qui demeurent dans chaque tente.

« Les enfants d’Israël firent ce qui leur avait été ordonné, et ils en ramassèrent les uns plus, les autres moins. Et l’ayant mesuré à la mesure du gomor, celui qui en avait plus amassé n’en eut pas davantage, et celui qui en avait moins préparé n’en avait pas moins, mais il se trouva que chacun en avait amassé selon qu’il en pouvait manger.

« Moïse leur dit : Que personne n’en garde jusqu’au matin. Mais ils ne l’écoutèrent point, et quelques-uns en ayant gardé jusqu’au matin, il s’y mit des vers, et cela se corrompit. Et Moïse s’irrita contre eux. Chacun donc en recueillait le matin autant qu’il lui en fallait pour se nourrir, et lorsque la chaleur du soleil était venue, elle se fondait.

« Le sixième jour ils en recueillirent une fois plus qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire deux gomors pour chaque personne. Or tous les princes du peuple en vinrent donner avis à Moïse, qui leur dit : C’est ce que le Seigneur a déclaré ; demain est le jour du sabbat, dont le repos est consacré au Seigneur. Faites donc aujourd’hui tout ce que vous avez à faire, faites cuire tout ce que vous avez à cuire, et gardez pour demain matin ce qui vous restera. Ils firent ce que Moïse leur avait commandé, et la manne ne se corrompit point, et on n’y trouva pas de vers.

« Moïse leur dit ensuite : Mangez aujourd’hui ce que vous avez gardé, parce que c’est le sabbat du Seigneur et que vous n’en trouverez point aujourd’hui dans la campagne. Recueillez donc la manne pendant six jours ; mais le septième jour est le sabbat du Seigneur, c’est pourquoi vous n’en trouverez pas. Le septième jour étant venu, quelques-uns du peuple allèrent pour recueillir de la manne, et ils n’en trouvèrent point.

« Alors le Seigneur dit à Moïse : Jusques à quand refuserez-vous de garder mes commandements et ma loi ? Considérez que le Seigneur a établi le sabbat parmi vous et qu’il vous donne pour cela, le sixième jour, une double nourriture. Que chacun donc demeure chez soi, et que nul ne sorte de sa place au septième jour.

« Ainsi le peuple garda le sabbat au septième jour. Et la maison d’Israël donna à cette nourriture le nom de manne. Elle ressemblait à la graine de coriandre ; elle était blanche, et elle avait le goût de la farine mêlée avec du miel » [Exode, XVI, 13-31].

 

La main de Dieu n’est pas raccourcie (Is. LIX, 1)

Dieu conduit son Église avec plus de sollicitude encore qu’il ne l’a fait du peuple hébreu errant dans le désert d’Arabie. Jamais il n’a laissé ni ne laissera les catholiques manquer, non d’une nourriture corporelle, mais de la lumière et de la doctrine nécessaires pour travailler à sa gloire et arriver au port du Salut éternel.

L’Église, la sainte Église catholique militante, ressemble provisoirement à un désert : la sainte doctrine ne paraît plus, l’autorité pontificale ne s’exerce plus, les sacrements sont raréfiés, le monde est plus agressif que jamais contre la vérité et la vertu. En prévision du long sabbat qu’il nous fait vivre pour l’expiation de nos péchés et la purification de notre foi, Dieu a donné en temps opportun double ration de manne, un surcroît de doctrine et de lumière.

Ce temps opportun fut, à n’en pas douter, le pontificat de Pie XII, et tout particulièrement la dernière année de son règne. Cette ultime année fut comme un bouquet de feu d’artifice où toutes les couleurs explosent et illuminent, où l’enchantement atteint son apogée. Cela nous est d’autant plus précieux que les ténèbres se sont ensuite rapidement installées pour devenir totales avec Vatican II… elles durent encore.

Pour que nous n’y périssions pas de désorientation et de famine, pour que nous évitions tous les écueils qui pourraient nous détourner de la vérité et de l’entière fidélité à l’Église catholique, les derniers mois du pontificat de Pie XII furent vraiment le vendredi de la surabondance de manne.

En faire un bref inventaire nous confortera dans la fidélité, et ranimera dans la confiance que Dieu ne nous abandonne pas : tous les principes dont nous avons besoin pour savoir quoi faire, quoi penser, quoi dire nous ont été enseignés à temps : plus de cinquante ans après, nous voyons encore qu’il n’en manque aucun. C’est nous qui risquons de manquer si nous ne mettons pas de soin à les recueillir et à les appliquer.

Pie XII a rendu son âme à Dieu le 9 octobre 1958. Nous allons donc brièvement évoquer les grands principes enseignés par le Pape entre le 10 octobre 1957 et sa mort. Il faut forcément faire un choix, tant l’enseignement du Pape est abondant ; bien qu’il y ait donc un élément subjectif dans ce choix, la parole pontificale demeure : cette parole est celle de Jésus-Christ lui-même (qui vous écoute m’écoute Luc. X, 16) et Jésus-Christ ne parle pas pour ne rien dire.

 

La piété qui méprise la doctrine est vaine

« [L’organisation de la vénération du T. S. Sacrement] serait une chose vide si vous n’étiez pas pénétrés de la connaissance de la grandeur de ce don, tel qu’il n’y en a ni ne peut y en avoir de plus grand ni au ciel ni sur la terre… » [17 octobre 1957]

 

L’immoralité de certaines modes provient aussi bien de l’immodestie que du luxe

Un splendide discours du 8 novembre 1957, au Congrès de l’Union latine de haute couture, est consacré aux rapports de la mode vestimentaire et de la vie chrétienne. Il rappelle entre autres que l’immodestie – qui peut être si grave dans ses conséquences – doit être appréciée « non pas selon le jugement d’une société en décadence ou déjà corrompue ; mais selon les aspirations d’une société qui apprécie la dignité et la gravité des mœurs publiques ».

Et il ajoute que l’étalage du luxe dissout lui aussi – bien que tout autrement – les mœurs de la société chrétienne et son unité.

 

La conservation de la santé et de la vie requiert l’usage des moyens ordinaires, non des moyens extraordinaires

« La raison naturelle et la morale chrétienne disent que l’homme (et quiconque est chargé de prendre soin de son semblable) a le droit et le devoir, en cas de maladie grave, de prendre les soins nécessaires pour conserver la vie et la santé. Ce devoir, qu’il a envers lui-même, envers Dieu, envers la communauté humaine, et le plus souvent envers certaines personnes déterminées, découle de la charité bien ordonnée, de la soumission au Créateur, de la justice sociale et même de la justice stricte, ainsi que de la piété envers sa famille. Mais il n’oblige habituellement qu’à l’emploi des moyens ordinaires (suivant les circonstances de personnes, de lieux, d’époques, de culture), c’est-à-dire des moyens qui n’imposent aucune charge extraordinaire pour soi ou pour un autre. Une obligation plus sévère serait trop lourde pour la plupart des hommes, et rendrait trop difficile l’acquisition des biens supérieurs plus importants. La vie, la santé, toute l’activité temporelle, sont en effet subordonnées à des fins spirituelles. par ailleurs, il n’est pas interdit de faire plus que le strict nécessaire pour conserver la vie et la santé, à condition de ne pas manquer à des devoirs plus graves » [24 novembre 1957].

 

L’homme qui voit tout ne réfléchit sur rien

Le radiomessage de Noël 1957 (22 décembre) aborde de nombreux sujets avec une hauteur de vue et une profondeur de réflexion admirables.

En particulier, Pie XII y prévoit les méfaits de la civilisation de l’image et de l’information (télévision, internet etc.), et avertit que c’est l’intelligence même qui est menacée et insensiblement ravagée :

« Fier d’un pouvoir à ce point accru et presqu’entièrement absorbé par l’exercice des sens, l’homme “qui voit tout” est porté, sans s’en rendre compte, à réduire l’application de la faculté pleinement spirituelle de lire au-dedans des choses, c’est-à-dire l’intelligence, à devenir toujours moins capable de mûrir les idées vraies dont la vie se nourrit. »

Et bien plus loin dans son message le Pape débusque une subtile tentation :

« Il y en a même certains qui insinuent que c’est sagesse chrétienne que de revenir à la prétendue modestie d’aspirations des catacombes. Il serait sage, au contraire, de retourner à la sagesse inspirée de l’Apôtre saint Paul, qui écrivant à la communauté de Corinthe avec une hardiesse digne de sa grande âme mais fondée sur l’entière souveraineté divine, ouvrait toutes les routes à l’action des chrétiens : “Tout est vôtre… et la vie et la mort et les choses présentes et les choses à venir : car tout vous appartient. Mais vous, vous êtes à Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu” (I Cor. III, 21). »

 

L’autorité et l’étendue du Magistère de l’Église

« Suivant l’exemple de saint Thomas d’Aquin et des membres éminents de l’Ordre dominicain, qui brillèrent par leur piété et la sainteté de leur vie, dès que se fait entendre la voix du Magistère de l’Église, tant ordinaire qu’extraordinaire, recueillez-la, cette voix, d’une oreille attentive et d’un esprit docile, vous surtout chers fils, qui par un singulier bienfait de Dieu, vous adonnez aux études sacrées en cette Ville auguste, auprès de la Chaire de Pierre et église principale, d’où l’unité sacerdotale a tiré son origine [Saint Cyprien]. Et il ne vous faut pas seulement donner votre adhésion exacte et prompte aux règles et décrets du Magistère sacré qui se rapportent aux vérités divinement révélées – car l’Église catholique et elle seule, Épouse du Christ, est la gardienne fidèle de ce dépôt sacré et son interprète infaillible ; mais l’on doit recevoir aussi dans une humble soumission d’esprit les enseignements ayant trait aux questions de l’ordre naturel et humain ; car il y a là aussi, pour ceux qui font profession de foi catholique et – c’est évident – surtout les théologiens et les philosophes, des vérités qu’ils doivent estimer grandement, lorsque, du moins, ces éléments d’un ordre inférieur sont proposés comme connexes et unis aux vérités de la foi chrétienne et à la fin surnaturelle de l’homme » [Allocution aux professeurs et élèves de l’Angelicum, 14 janvier 1958].

 

Contre les sots et les égoïstes

Pie XII, dans un Discours à la Fédération italienne des associations de familles nombreuses [20 janvier 1958], s’élève vigoureusement contre les nuisibles qui discourent sur la fécondité du mariage (allant jusqu’à la qualifier de maladie sociale) de manière irresponsable, impudique, décourageante. C’est aller contre la foi et confiance en Dieu, contre le rayonnement de la vertu, contre la fraîcheur de la société, contre l’éclosion de la sainteté.

Il n’est pas possible de citer ici ce discours abondant, et c’est dommage : on y sent une indignation très forte du Pape, qui n’a pas de mot assez dur pour qualifier les propagandistes du « contrôle rationnel », même si ceux ne prônent aucun moyen directement immoral. Car ils font des fruits du mariage une sorte de poids qu’il convient de désirer réduire, au lieu d’y voir l’effet de la magnificence divine.

 

L’Église catholique est au sommet de la hiérarchie de l’amour

« Mais l’amour de la patrie peut également dégénérer et devenir un nationalisme excessif et nuisible. Pour que cela n’arrive pas, vous devez viser au-delà de la patrie ; vous devez considérer le monde. Mais il n’y a qu’une seule façon de considérer le monde, tout en continuant à aimer sa région et sa patrie : il faut prendre conscience d’une réalité suprême, l’Église. Et il faut en être une partie vivante.

« Il faut que chaque individu soit une partie vivante de l’Église ; qu’il subordonne tout à la grâce divine qui doit être conservée et accrue ; qu’il soit prêt à surmonter tous les obstacles, à affronter même la mort pour ne pas perdre la foi, pour ne pas perdre la grâce » [23 mars 1958].

 

Les sacres épiscopaux relèvent uniquement du Pape

L’encyclique Ad Apostolorum principis [29 juin 1958] est d’une gravité particulière. En effet, à l’occasion des sacres schismatiques perpétrés en Chine communiste, Pie XII ne se contente pas d’une condamnation de circonstance : il remonte aux principes fondamentaux et permanents, qu’il expose avec une clarté souveraine.

C’est ainsi qu’il énonce trois points qui doivent clore toute discussion :

–  c’est la Constitution même de l’Église catholique qui réserve au souverain Pontife l’édification du corps épiscopal : hors de là, il n’y a que des intrus dépourvus de toute juridiction, de tout pouvoir de magistère, dont les actes sont « gravement illicites, c’est-à-dire peccamineux et sacrilèges » ;

–  il est impossible, comme le font les rebelles, d’invoquer la pratique suivie en d’autres siècles pour prétendre justifier les sacres accomplis sans mandat apostolique ;

–  « il est évident qu’on ne pourvoit pas aux besoins spirituels des fidèles en violant les lois de l’Église. »

 

L’intégrité de la sainte Messe

Un décret du Saint-Office en date du 10 juillet 1958 relate que des prêtres se permettent d’omettre l’incise Mysterium fidei dans les paroles de la consécration du vin [omission que décréta Luther et qu’on retrouve à partir de 1968 dans les réformes issues de Vatican II]. Le décret déclare qu’« il est sacrilège d’apporter des changements dans une chose si sainte et de faire des suppressions et additions dans les livres liturgiques ».

 

La morale conjugale

Dans un Discours au Septième congrès international d’hématologie [12 septembre 1958], Pie XII répond aux questions qui lui ont été posées par ces médecins spécialistes du sang, et il en profite pour faire une sorte de récapitulatif de la morale conjugale et des principes qui permettent de prendre en compte les progrès (qui sont souvent des régressions en ce domaine) de la médecine et de la connaissance de la biologie humaine.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail, mais rien ne reste dans l’ombre. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et l’enseignement de Pie XII est lumière surabondante pour savoir comment juger (et rejeter) ce que la malice des hommes a pu inventer depuis.

 

La politique chrétienne face à l’apostasie

À la France qui s’apprête à voter une constitution politique négatrice de Dieu et blasphématoire, Pie XII envoie le cardinal Ottaviani, légat au Congrès marial international (16 septembre 1958). Le Cardinal, au nom du Pape qui vit ses derniers jours, prononce un discours pathétique qui est lumière de foi :

« La société moderne est travaillée par une fièvre de renouvellement à faire peur. Elle est aussi infestée d’hommes qui veulent se prévaloir de nos souffrances pour nous imposer leurs caprices, faire peser sur nous la tyrannie de leurs vices, construire parmi nous le repaire de leur débauche et de leurs rapines. Le mal assume des proportions immenses et il prend un caractère apocalyptique. Jamais l’humanité n’avait connu un tel péril. D’une heure à l’autre nous pouvons perdre non seulement la vie, mais aussi la civilisation et toute espérance. Le présent peut nous échapper avec le futur. Nous ne risquons pas seulement la perte de nos richesses, mais la ruine des bases même de la vie en société (…).

« Aujourd’hui, comme au temps des grandes hérésies, sévit une science de demi-savants qui se servent de la doctrine pour flatter leur vanité sans éprouver à l’égard de la sagesse des choses sacrées la crainte révérencielle nécessaire. Je parle de la prétendue science des demi-savants, car rarement les vrais savants, les grands savants se sont opposés au magistère suprême de l’Église. Cette science facile des demi-savants s’est efforcée de réduire l’éternité au temps, le surnaturel à la nature, la grâce à l’effort humain et Dieu à l’homme.

« Si Marie ne revient pas parmi nous, comment ne pas craindre les conséquences de tant d’erreurs et de tant d’horreurs ?

« Que deviendrons-nous ? De qui espérerons-nous le salut ? Certainement pas des puissances humaines. L’expérience de chaque jour montre trop clairement la vérité de l’avertissement divin : Ne mettez pas votre espérance dans vos chefs incapables de vous procurer le salut (Ps. CXLV, 2). Leur incapacité se manifeste clairement : Il y a quarante ans une tache de sang rouge, versé par la tyrannie, a commencé de faire peser le poids de la plus insupportable oppression sur les hommes et sur leurs intelligences, sur les individus et sur les nations. Malgré les efforts des hommes d’État pour la contenir, elle n’a jamais cessé de s’élargir et menace de nos jours tout ce qui reste de liberté et de dignité humaine dans le monde entier. Le Seigneur lui-même semble vouloir demeurer sourd à notre voix. On dirait qu’il affecte de se livrer au sommeil qui provoquait la prière du prophète : Levez-vous, Seigneur, pourquoi dormez-vous ? et qui arrachait aux disciples un cri désolé dans la barque secouée par la tempête.

« Le Seigneur semble nous dire, à nous aussi : “Mon heure n’est pas encore venue” (Jo. II, 4). Mais l’Immaculée, la Mère de Dieu, image et protectrice de l’Église, nous a prouvé à Cana qu’elle avait et pouvait obtenir en quelque façon, l’anticipation de l’heure divine. Nous, nous avons vraiment besoin que cette heure vienne vite (…).

« À cause de nos péchés, nous méritons les massacres les plus cruels, les exécutions les plus dépourvues de pitié. Nous avons chassé son Fils de nos écoles, de nos places publiques et de nos maisons. Nous l’avons chassé du cœur de tant d’hommes, nos générations ont renouvelé le cri d’autrefois : Nous ne voulons pas que cet homme règne sur nous (Luc. XIX, 14). Entre Barabbas et Jésus, nous avons choisi Barabbas. Entre le maître de l’univers et le malfaiteur, nous avons préféré Barabbas (…).

« Marie, Mère d’amour et de douleur, Mère de Bethléem et du calvaire, Mère de Nazareth et de Cana, intervenez pour nous, hâtez l’heure divine (…). Nous n’en pouvons plus, ô Marie, la génération humaine va périr, si vous n’intervenez pas. »

 

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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 19:18

... la correction fraternelle

 

La vertu de charité est la vertu chrétienne par excellence, et elle l’est à un triple titre :

–  elle est une vertu théologale, dont les actes atteignent directement Dieu — qui est son objet en ce qu’il a de plus intime, de plus divin, de plus « constitutif » : l’amour ;

–  elle est une vertu définitive, qui demeurera dans le Ciel au degré qu’on a mérité pendant notre vie terrestre. Elle est ici-bas le prodrome de la vie éternelle ;

–  elle est une vertu architectonique, parce qu’elle ordonne et unifie les actes de toutes les autres vertus, les rendant méritoires, les faisant concourir à la gloire de Dieu.

 

La charité est une vertu une ; l’objet qui la spécifie est donc un : c’est Dieu lui-même, Dieu dans son intimité. Mais l’amour dont nous aimons Dieu par cette vertu n’est pas originellement nôtre : il est l’amour même dont Dieu nous a aimés le premier et nous aime actuellement. Notre amour pour Dieu s’étend donc nécessairement à tout ce que Dieu aime de son amour béatifiant et glorifiant, à tout ce qui est actuellement capable de participer à la gloire de Dieu. C’est ainsi que c’est par la charité théologale que nous devons aimer la sainte Église catholique, les âmes du Purgatoire et notre prochain — sous peine de mutiler la charité et, partant, de la perdre.

En raison de cette unité et de cette indivisibilité de la charité que l’Apôtre saint Jean déclare : « Nos ergo diligamus Deum, quoniam Deus prior dilexit nos. Si quis dixerit, Quoniam diligo Deum, et fratrem suum oderit, mendax est. Qui enim non diligit fratrem suum quem vidit, Deum, quem non vidit, quomodo potest diligere ? Et hoc mandatum habemus a Deo : ut qui diligit Deum, diligat et fratrem suum Nous donc, aimons Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier. Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. Car comment celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et c’est là le commandement que nous tenons de Dieu : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » [I Jo. IV, 19-21].

Et Notre-Seigneur de donner ainsi la clef de la vie chrétienne : « Mandatum novum do vobis : ut diligatis invicem : sicut dilexi vos, ut et vos diligatis invicem. In hoc cognoscent omnes quia discipuli mei estis, si dilectionem habueritis ad invicem Je vous donne un comman­dement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. C’est en ceci que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » [Jo. XIII, 34-35].

*

*     *

Peu après, Jésus-Christ complète son enseignement : « Qui habet mandata mea, et servat ea : ille est qui diligit me. Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo : et ego diligam eum, et manifestabo ei meipsum Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. Or celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai à lui » [Jo. XIV, 21].

La charité est donc une vertu active, qui ne peut se contenter de sentiments, de vagues désirs, de velléités. Elle doit produire des actes pour être conservée, pour être augmentée, pour être préservée : pour être vivante et donc réelle.

Les actes de charité sont de deux sortes : certains sont directe­ment produits par la vertu – ils sont élicités – tandis que d’autres sont commandés par la vertu de charité et exécutés par d’autres vertus dont ils sont l’objet – ils sont impérés.

Les actes impérés sont les plus nombreux : ils recouvrent toute la vie quotidienne où rien ne doit échapper à l’empire de la charité. L’Apôtre saint Paul l’exprime ainsi : « Sive ergo manducatis, sive bibitis, sive aliud quid facitis : omnia in gloriam Dei facite Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » [I Cor. X, 31].

Parmi les actes de charité élicités à l’égard du prochain, se trouvent en bonne place ceux de la correction fraternelle : c’est-à-dire les actes par lesquels on éclaire le prochain qui est dans l’erreur ou l’on reprend celui qui est dans le péché, afin de l’aider à se ressaisir.

*

*     *

Dans le traité de la charité, saint Thomas d’Aquin consacre une question à la correction fraternelle [IIa IIæ q. 32], en y faisant une importante distinction : autre la correction accomplie en raison de l’autorité dont on est investi ; autre celle faite en vertu de la charité.

La première est une obligation de justice : elle doit être accomplie à temps et à contretemps, quand bien même on n’aurait pas d’espoir de correction, parce que le silence de l’autorité est alors une forme de complicité et donc une injustice. Certes la mesure, le tact, le sens de l’opportunité sont nécessaires ; saint Paul le rappelle avec simplicité : « Et vos patres, nolite ad iracundiam provocare filios vestros : sed educate illos in disciplina et correptione Domini Et vous, pères, n’excitez pas vos enfants à la colère ; mais élevez-les dans la discipline et l’instruction du Seigneur » [Eph. VI,  4]. Mais cette nécessaire prudence guide ce qui demeure une justice : un dû, le bien d’autrui. Car l’exercice ferme de l’autorité est un bien strictement dû aux inférieurs, puisque être gouverné par l’autorité est leur bien propre, leur perfection.

 

Deux conditions

Quand il s’agit d’un acte de charité, de strictes conditions s’imposent à la correction fraternelle, résumées par le Père Guérard des Lauriers :

« Dire cette vérité [concernant la rectification morale personnelle], c’est exercer la correction fraternelle. Deux conditions sont pour cela requises : être en situation pour juger juste, estimer probable l’amendement suggéré » (La Charité de la Vérité, dans Itinéraires n. 155 page 219).

Ces deux conditions sont judicieusement énoncées, et permettent de distinguer la charité de ses contrefaçons (très néfastes : corruptio optimi pessima — la corruption du meilleur est la pire chose).

 

Être en situation pour juger juste requiert trois éléments.

–  1.  Avoir l’intention droite. En toute action humaine, une intention droite est requise ; mais ici la nécessité va plus loin. En effet, il n’y a pas de jugement vrai en matière pratique (sur ce qu’il faut faire ou éviter) sans la droiture de l’intention. C’est un ensei­gnement très important de saint Thomas d’Aquin : « Verum intellec­tus practici aliter accipitur quam verum intellectus speculativi. […] Nam verum intellectus speculativi accipitur per conformitatem intellectus ad rem. […] Verum autem intellectus practici accipitur per conformitatem ad appetitum rectum — Le vrai de l’intellect pratique se prend autrement que celui de l’intellect spéculatif. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec la réalité. Mais le vrai de l’intellect pratique dépend de la conformité avec l’appétit rectifié » Somme théologique, Ia  IIæ, q. 57, a. 5.

Connaître la vérité, c’est faire passer la réalité de la chose extérieure dans l’intelligence. Agir en vérité, c’est faire passer la droiture de l’esprit dans la conduite de l’action extérieure ou dans la réalisation de la chose.

Pour exercer une charité vraie, la droiture de l’intention et la rectification de l’esprit sont nécessaires. Il ne faut jamais corriger son prochain sous l’influence de la rancune, de l’impatience ou de l’exaspération ; ni pour décharger sa bile, ni pour la satisfaction qu’on en retire. Cela est impératif, sinon ce n’est qu’une caricature de charité, aux effets sont bien pires que le mal qu’on prétend corriger.

La nécessité de l’intention droite est une obligation grave, qu’il faut examiner à chaque fois, qu’il faut conserver de bout en bout dans l’exercice de la correction fraternelle.

–  2.  Connaître vraiment l’action (ou la parole, ou la situation) qu’on croit devoir reprendre : sa nature, sa réalité, ses circonstances, ses motivations. Il ne faut pas se contenter d’impressions, ni de on-dit, ni de soupçons plus ou moins téméraires. « La paresse d’esprit ajoutée aux bonnes intentions donne lieu presque immanquablement à des phénomènes de décomposition morale », dit avec sagacité Jean-Baptiste Morvan (Itinéraires n. 64, page 76).

Là aussi, l’obligation est grave. Si l’on croit vraiment que la charité est la reine des vertus, il apparaît clairement que son exercice est celui qui demande le plus de soin et de renoncement.

–  3.  Avoir un sûr critère de jugement. N’est objet de correction que ce qui va à l’encontre de la loi de Dieu et des vertus qu’elle inspire. Il faut donc renoncer à corriger les actions qui nous heurtent parce qu’elles sont contraires à nos habitudes, à nos coutumes fami­liales ou grégaires, à nos traditions locales etc. C’est encore un point très important. La charité est l’amour de Dieu, elle est l’infusion de l’amour de Dieu dans la vie humaine ; elle n’est pas l’infusion de notre manière de faire ni de notre façon de voir les choses.

 

Bonne réception et efficacité

L’exercice de la correction fraternelle est un acte de charité, un acte qui est tout entier pour le prochain. Le souci de sa réception par icelui est donc un principe constitutif dont l’absence fera tourner au mal ce qu’on doit accomplir pour le bien. Là encore, trois éléments sont à prendre en compte.

– 1.  Dire, et non pas faire dire. Une des causes les plus fréquentes qui font déchoir la correction fraternelle au rang de cause d’irritation voire d’inimitié, est la lâcheté. Il n’est pas facile de corriger son prochain en face à face. Du coup, on a recours à un tiers qu’on charge de dire à notre place ce qu’on n’ose dire soi-même. Tous les prétextes sont bons : le temps qui manque, la distance trop grande, la crainte de se mettre en colère, le fait que la tierce personne sera plus douce, etc. Mais nous savons bien que tout cela n’est que prétexte, et que le fond du problème est notre lâcheté… ou bien un certain sentiment que notre correction n’est pas justifiée.

En faisant dire, on se prive de l’ajustement naturel que la présence du prochain et sa réaction produisent ; les corrections par intermédiaire sont le plus souvent disproportionnées : elles ne sont donc pas vertueuses — sans compter qu’elles peuvent être ressenties comme une sorte de mépris pour celui qu’on veut corriger.

– 2.  Dire franchement. Comme c’est un acte de vertu qu’on est en train d’accomplir, il faut une franchise qui est simplicité sous le regard de Dieu. Ni brutalité, ni véhémence ni raideur donc ; mais des paroles claires, qui ne procèdent pas par allusion, par sous-entendu, ni en « tournant autour du pot ».

Dans le même ordre d’idée, s’il faut dire et dire franchement, il faut dire aussi à la bonne personne : à celle qui est vraiment responsable de la décision ou de la chose mauvaise. S’en prendre au conjoint, aux enfants ou à un sous-fifre ne fait rien de bon. Mieux vaut se taire ! Et c’est pourtant quelque chose de très fréquent…

– 3.  Choisir des circonstances favorables (temps, lieu, discrétion etc.). C’est une évidence, mais il peut être utile de le rappeler.

La correction fraternelle est un acte de délicate charité qui peut faire un bien immense ; y procéder sans prudence ni renoncement la fait déchoir au rang de poison de la vie sociale. En retour, il est bénéfique pour chacun d’entre nous de rester quelqu’un de « facile » à aborder et à corriger : on y parvient en combattant l’amour-propre qui isole et sépare du « circuit de la charité », autrement dit de la Communion des Saints.

 

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19 janvier 2012 4 19 /01 /janvier /2012 11:36

La vertu de justice tient une place de premier ordre dans la perfection naturelle et dans la vie chrétienne : ses implications sont immenses, son office est de tous les instants. Mais, tout en rappelant les grandes lignes de la doctrine de cette vertu, c’est sous un aspect plus restreint – et peut-être plus méconnu – que je la veux ici exposer. Car la justice chrétienne remplit (aussi) l’office d’articuler la doctrine sociale de l’Église à la vie surnaturelle : de l’en rendre partie intégrante et proprement vitale.

Il faut avoir présent à l’esprit que la doctrine sociale de l’Église déborde largement la portée restreinte qu’on donne à ce qualificatif dans le vocabulaire moderne. Il s’agit d’une véritable doctrine politique, incluant un enseignement sur la nature de la société, du bien commun et de l’autorité ; une doctrine qui bâtit la société selon la colonne vertébrale du principe de subsidiarité, du droit de propriété individuel aux familles, de l’organisation professionnelle aux institutions internationales ; une doctrine de la Royauté de Jésus-Christ et du droit souverain de l’Église catholique ; une doctrine sociale enfin, s’intéressant aux questions de justice salariale, de droit du travail etc. La réduire à ces toutes dernières mentions est non seulement une mutilation, mais plus encore une caricature qui condamne à ne jamais comprendre.

C’est précisément là que surgit la difficulté. Comme on le voit, la doctrine sociale de l’Église catholique est, pour une bonne part, une philosophie sociale : son objet est abondamment naturel, son contenu est largement accessible à la raison humaine (et, par le fait même, peut constituer une fructueuse approche apologétique). D’ailleurs, Pie XII lui-même l’affirmait : « La loi naturelle, voilà le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l’Église » (Discours du 25 septembre 1949). On peut dès lors s’interroger : cet ensemble naturel ne forme-t-il pas un corps étranger à la vie chrétienne qui est proprement surnaturelle ? N’y a-t-il pas un danger de naturalisme, qui ensevelisse l’enseignement de l’Église sous un objet naturel omniprésent ?

La réponse à cette question est négative : non, la doctrine sociale de l’Église ne met pas en péril sa mission essentiellement surnaturelle, elle ne l’entrave pas, elle ne lui ôte rien ; bien au contraire. Et cette harmonisation/subordination à l’ordre surnaturel – sans diminution de la consistance ni des exigences de l’ordre naturel – est effectuée par la vertu de justice, vertu sociale par excellence.

La vertu de justice a ceci de particulier qu’elle met sous l’empire de la charité et de la fin dernière surnaturelle des actions dont la règle est extérieure au sujet, indépendante de celui qui la doit pratiquer : que cette règle soit (pour partie) naturelle n’empêche pas que son accomplissement soit impéré par la vertu de charité, et surnaturellement exercé, et ordonné à la gloire de Dieu, procurant le règne de Jésus-Christ et le salut des âmes.

Il ne faut pas oublier ceci. Lorsqu’elle nous enseigne une doctrine sociale, l’Église ne vise pas d’abord à instaurer la paix sociale ni à augmenter la prospérité publique. Elle ne fait que se conformer à l’Évangile : Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît.

Ici-bas, le Royaume de Dieu est le royaume de la foi — aussi bien dans l’Église catholique que dans les âmes baptisées qui ne désertent pas la lumière divine. En enseignant sa doctrine, l’Église édifie le Royaume de la foi et, par surcroît, procure le bien de la société humaine.

Le 29 avril 1945, Pie XII déclarait dans un discours à l’Action catholique italienne :

« La première recommandation concerne la doctrine sociale de l’Église. Vous savez parfaitement combien de rapports essentiels et multiples rattachent et subordonnent l’ordre social aux questions religieuses et morales. Il s’ensuit que, surtout en période de bouleversements économiques et d’agitations sociales, l’Église a le droit et le devoir d’exposer clairement la doctrine catholique en matière si importante. Elle l’a fait, et même de nos jours. Mais si cette doctrine est fixée définitivement et sans équivoque dans ses points fondamentaux, elle est toutefois suffisamment large pour pouvoir être adaptée et appliquée aux vicissitudes variables des temps, pourvu que ce ne soit pas au détriment de ses principes immuables et permanents. Elle est claire dans tous ses aspects ; elle est obligatoire ; nul ne peut s’en écarter sans danger pour la foi ou l’ordre moral ; il n’est donc permis à aucun catholique (encore moins à ceux qui appartiennent à vos organisations) d’adhérer aux théories et aux systèmes sociaux que l’Église a répudiés et contre lesquels elle a mis ses fidèles en garde. »

Nul ne peut s’en écarter sans danger pour la foi…

L’Église, en donnant son enseignement sur la société, veut donc d’abord promouvoir et préserver la foi dans l’âme des fidèles. À cette priorité, on peut assigner deux raisons.

– La première est universelle et de tous les temps : l’exercice de la vertu de justice est nécessaire à l’accroissement de la foi (lequel est lié à l’accroissement de la charité) ; à long terme, cet exercice est nécessaire à la conservation de la foi.

– La seconde dépend davantage des circonstances présentes. Dans le monde moderne, habité par la maladie révolutionnaire, la foi catholique n’est pas seulement directement attaquée par l’hérésie ; elle est attaquée indirectement – mais très efficacement – par les doctrines ou les systèmes politiques et sociaux. L’hérésie s’est inscrite – s’est incarnée, pourrait-on dire – dans les principes politiques et dans les programmes sociaux, dans la forme même de la société.

L’Église, en prêchant le droit et la justice, en enseignant leur nature et leurs exigences, combat non seulement les injustes, mais il combat les ennemis de la foi. C’est la première réalisation pratique de la Doctrine sociale de l’Église.

Le rappel de ce point très important n’est pas destiné à amoindrir l’opportunité, la nécessité et l’obligation de la Doctrine sociale de l’Église, mais pour la replacer dans sa véritable perspective. L’Église n’est pas un cabinet d’études sociologiques ; mais par surcroît et avec une vérité et une opportunité incomparables, elle enseigne la finalité, la stabilité et la prospérité des sociétés temporelles.

I. Nature de la Justice

1. Définition

Saint Thomas a recueilli la définition de la justice qui était reçue par les théologiens dont il était l’héritier (Somme théologique IIa IIæ, q. LVIII, a. 1) :

« Constans ac perpetua voluntas jus suum unicuique tribuens — la volonté constante et perpétuelle attribuant (rendant) à chacun son dû. »

Dans le même article saint Thomas met cette définition en forme : « Habitus secundum quem aliquis constante ac perpetua voluntate jus suum unicuique tribuit — Habitus par lequel (selon lequel) quelqu’un rend à chacun son droit (son dû) avec une volonté constante et perpétuelle. »

La justice est donc une vertu, un habitus – c’est-à-dire une disposition stable, une habitude raisonnée, une perfection de la faculté modelée pour produire comme naturellement le bien – un habitus de la volonté, la déterminant à rendre toujours et partout son droit à chacun.

Si donc cette volonté est fluctuante (si par exemple elle dépend de l’humeur du jour ou de la prospérité) ;

… si elle est partielle (on ne rend qu’une partie du droit, dans l’ordre matériel par exemple, mais non pas en ce qui concerne la réputation du prochain) ;

… ou si elle est partiale (si on ne rend justice qu’à ses amis ou à ceux qu’on craint) ;

… alors la vertu n’existe pas.

2. Objet

L’objet de la vertu de justice, c’est le juste. L’objet général de la volonté est le bien, tout bien. La vertu de justice détermine la volonté à s’appliquer de façon stable à ce bien considéré en tant qu’il est dû à autrui. Car le juste, c’est le bien dû à autrui, c’est le bien qui lui revient.

L’objet de la justice, c’est donc le bien d’autrui.

Il y a donc deux éléments qui contribuent à constituer l’objet de la justice : l’altérité et la dette. Souvent, on en ajoute un troisième : l’égalité. En réalité, comme nous l’allons voir, l’égalité est une conséquence de l’altérité : c’est cette dernière qui constitue la nature intime de la justice.

Il est bien évident que l’égalité entre ce qui est dû (la dette) et ce qui est rendu (l’acte de justice) entre dans la définition de la justice, qui a la même racine que ajuster. Mais la nature de l’égalité est en dépendance de la nature de l’altérité. L’égalité est la règle de l’accomplissement de la justice, de son exercice, mais elle n’est pas caractéristique de sa nature, ni le fondement de son obligation.

Pour l’instant, retenons ceci : l’objet de la justice est le bien dû à autrui.

3. La dette

Commençons par régler la dette — je veux dire par étudier cet aspect de la vertu. Il est nécessaire, pour qu’il soit question de justice que ce qui est dû le soit strictement (et qu’il soit ainsi pleinement le bien d’autrui). Strictement, cela signifie selon un titre objectif, dont la règle est extérieure à celui qui exerce la justice.

Quelque chose qui n’est dû que par convenance, ou qui est dû à un titre dont l’exigence est moindre que celle de la justice, n’est que l’objet d’une vertu annexe à la justice, une vertu qui ne réalisera qu’une potentialité de la justice, et que pour cette raison on appelle partie potentielle. Il n’y a là rien de péjoratif ni de méprisable, bien au contraire : les vertus annexes de la justice constituent tout le tissu d’une vie sociale vraiment humaine (et pas simplement réglée selon l’ordre matériel), parce qu’elles s’enracinent davantage dans une exigence intérieure que dans une nécessité matérielle.

Nous aurons ainsi :

– la véracité. Elle est la vertu qui – tant par nos paroles que par nos actes – nous fait montrer et dire ce que nous sommes et ce que nous pensons à notre prochain. La véracité concorde avec la justice parce qu’elle est ad alterum et qu’elle établit une certaine égalité, une certaine conformité. Mais elle s’en distingue parce qu’elle n’a pas pour objet un dû strict (un dû légal), mais un dû moral (ou de convenance) dont l’obligation se modifie avec les circonstances. Ainsi, s’il n’est jamais permis de mentir, on peut (parfois on doit) retenir ou cacher la vérité à l’égard de telle personne, dans telle occurrence etc. Toute vérité n’est pas bonne à dire, affirme le bon sens ;

– et aussi la fidélité (aux promesses), la simplicité (dans les paroles et l’attitude), l’eutrapélie (vertu de la bonne humeur), la vindicte (disposition à venger la vérité, le bien et la vertu), la gratitude, la libéralité, l’affabilité, l’urbanité, la comitas et l’équité (justice supérieure, qui est comme la justice de la justice).

Ce sont là des vertus sociales, en ce sens que leur objet est constitué par les rapports que nous entretenons avec autrui, et non par ces mêmes actes en tant qu’ils procèdent de nous (sous ce rapport, les actes relèveront de la prudence, de la patience, de la force etc.). Mais comme cet objet n’est pas un dû strict (selon une règle purement objective et externe), ces vertus sont annexées à la justice sans intégrer la vertu elle-même.

4. L’altérité

La dette, le fait que l’objet de la justice soit un bien dû, n’est en quelque sorte qu’une condition de la justice, car le bien est dû uniquement parce qu’il est d’autrui. Ce qui donc est beaucoup plus formel, constitutif de l’objet de la justice, c’est l’altérité, c’est-à-dire le fait que ce bien soit dû à autrui. L’altérité, c’est le caractère de ce qui est autre.

Comme pour la dette, commençons par éliminer. Il y a trois cas où le type d’altérité empêche que soit constituée une condition inhérente à la justice, à savoir l’égalité. En effet, la justice, comme son nom l’indique, exige qu’on ajuste le rendu au dû ; elle veut qu’on rende à égalité.

Dans trois cas, parce que l’autre est notre principe, il est impossible de lui rendre à égalité ce que nous avons reçu de lui. Il est donc impossible d’exiger l’égalité (sinon on tombe sous l’adage : summum jus summa injuria) et il faut une vertu spéciale, annexée à la justice puisqu’il s’agit d’un dû strict, mais déficiente du point de vue de l’égalité, pour qu’on rende ce dû selon une mesure qui n’est pas quantitative mais morale (prudente).

– Le premier cas se rencontre quand l’« autre » est Dieu. Nous avons des devoirs stricts envers Dieu, nous lui devons un culte fait d’adoration, d’honneur, d’action de grâce, de soumission, d’humble demande. Mais jamais nous ne pourrons lui rendre tout le culte que nous lui devons, et comme nous le devons. La vertu qui nous incline, nous rectifie et nous stabilise dans le règlement de nos devoirs envers Dieu – la vertu de religion – est donc déficiente sous le rapport de l’égalité : elle n’est pas une justice au plein sens du terme, mais une partie potentielle de la justice.

– Le second cas se rencontre quand l’« autre » est nos parents, ou notre patrie terrestre, ou d’une façon plus large ceux qui ont été les instruments de Dieu dans le don de la vie, de l’éducation ou de la science. Nos devoirs envers eux sont l’objet de la vertu de piété, qui elle aussi ne peut atteindre à l’égalité : cela provient du fait que l’autre est notre principe. Ce qui est vrai absolument quand il s’agit de Dieu est encore vrai d’une façon subordonnée mais réelle et graduée quand il s’agit des parents ou de la patrie. Tout ce que nous pouvons leur rendre, tous les actes que nous accomplirons dans ce sens, tout cela procède d’eux d’une certaine façon. Pour leur rendre nos devoirs, nous utilisons ce que nous avons reçu d’eux, et donc là encore nous sommes insolvables.

Deux conséquences.

a) Nous naissons débiteurs et débiteurs insolvables, tout comme nous naissons dépendants et héritiers. C’est la condition de la nature humaine, parce que celle-ci est reçue de parents et nous rend membre d’une société. Cette condition n’est pas un fardeau : elle est une gloire. Notre grandeur est de prendre place dans un ordre et dans une lignée ; notre grandeur est de nous soumettre à plus grand que nous. Nous sommes des nains, certes, mais montés sur des épaules de géants. Cela n’a rien à voir avec le révolutionnaire, self made man, qui ne doit rien à personne (imagine-t-il).

b) Nous ne pouvons pas rendre (à égalité). Mais nous pouvons (et nous devons) transmettre. Bien plus, notre façon de rendre, c’est de transmettre. Cela peut être vrai de la vie naturelle, de l’éducation, d’un patrimoine, de la langue maternelle – et plus encore de la foi et de la vertu chrétienne. Nous sommes débiteurs de ceux qui nous ont précédés, et aussi, à cause de cela, de ceux qui nous suivent. Cela n’a rien à voir avec le barbare qui dilapide tout et ne transmet rien.

– Le troisième cas où nous ne pouvons rendre à égalité est celui de la vertu d’observance. Son objet est ce que nous devons à nos chefs et à nos supérieurs ; pour la même raison que les précédentes (bien qu’à un degré moindre), elle ne peut être qu’une justice imparfaite. Il faut entendre par là que l’observance est une vraie vertu, accomplissant l’exigence d’une véritable obligation, mais ne pouvant l’accomplir qu’imparfaitement, de façon déficiente par défaut d’égalité.

L’observance n’est pas l’obéissance : alors que l’observance règle nos devoirs à l’égard de la personne des supérieurs, abstraction faite des ordres et commandements qu’ils peuvent donner, l’obéissance a comme objet le précepte du supérieur. L’observance considère le supérieur parce qu’il est supérieur, et non parce qu’il commande.

Après avoir donc « éliminé » ces trois justices imparfaites, qui pour cette raison ne portent pas le nom de justice, mais qui concordent cependant avec la justice parce qu’elles ont comme objet le bien d’autrui (l’honneur qu’on leur doit rendre), venons-en à la justice proprement dite.

Ce préalable n’a pas été inutile, cependant, parce qu’il nous a manifesté de façon précise l’objet de la justice, et l’éminent rôle social de celle-ci : la justice est la trame de la vie en société. Nous le verrons mieux encore en exposant la…

II. Divisions de la justice

1. Principe

Ce qu’il y a de plus formel, de plus constitutif dans l’objet de la vertu de justice, ce qui spécifie cette vertu, ce qui lui donne sa nature propre, c’est l’altérité. Et donc autant il y aura d’espèces différentes d’altérité, autant il y aura d’espèces différentes de justices. Car, il faut le redire sans cesse, la distinction entre les vertus est objective, elle provient de leur objet – et non pas des personnes qui l’exercent, ni de leurs destinataires, ni de leur degré de nécessité ou d’obligation.

Autant d’« autres », autant de biens d’autrui, autant de justices.

Cela nous permet de caractériser sans délai la justice surnaturelle, cette justice qui est dans toutes les âmes en état de grâce (et uniquement en elles), cette justice qui place notre soin du bien d’autrui sous la dépendance de la charité théologale. Cette justice surnaturelle utilise la justice naturelle comme instrument, mais elle s’en distingue profondément.

2. La justice surnaturelle

La justice surnaturelle ne se distingue pas de la justice naturelle uniquement parce qu’elle procède de la grâce, parce qu’elle est informée par la charité qui la rend méritoire, parce qu’elle est ordonnée à la fin surnaturelle de l’homme. Tout cela demeure extrinsèque. La justice surnaturelle a un objet autre que la justice naturelle, parce qu’en régime surnaturel l’altérité est tout à fait différente. Comme le dit l’Apôtre saint Paul, « nous sommes membres les uns des autres » (Éph. IV, 25).

En régime surnaturel, l’« autre » n’est pas un étranger parce qu’il fait partie du même corps, ou il est appelé à en faire partie : le Corps mystique de Jésus-Christ. Il fait partie, ou il est appelé à faire partie, de la Communion des saints. Voilà la différence spécifique, la distinction objective, entre la justice naturelle et la justice surnaturelle.

Mais cette différence essentielle entre la justice naturelle et la justice surnaturelle n’affecte pas la règle de la justice, la dette, qui peut demeurer, et demeure en fait, matériellement identique.

La première conséquence est que nous distinguons mal, psychologiquement parlant, entre ces deux justices ; mais cela ne doit pas nous dissuader de les radicalement distinguer.

La seconde conséquence est que cela rend tout à fait possible le développement d’une doctrine sociale qui soit simultanément règle de la justice surnaturelle et de la justice naturelle : au moins en certains domaines qui ne supposent pas intrinsèquement la Révélation divine. Il peut donc y avoir (et de fait il y a) une doctrine sociale de l’Église qui est connaissable et applicable naturellement – et qu’un chrétien doit vouloir et appliquer surnaturellement. Il y a (aussi) une fonction apologétique de la doctrine sociale de l’Église.

Pour l’instant, revenons à la justice « générique », dont la nature sera déterminée par le bien d’autrui, et donc par l’altérité.

Note au passage. C’est donc par un abus de langage qu’on parle de « se rendre justice à soi-même » ou autres choses de ce genre. Notre bien propre n’est pas objet de justice (ni d’une vertu annexe comme la loyauté etc.), ou alors il faut faire une fiction et se traiter soi-même comme un étranger : on n’est plus alors dans le domaine de la vertu.

3. Les deux justices

On distingue habituellement, et de façon très opportune, la justice générale (ou légale, ou sociale) et la justice particulière.

La justice générale est celle dont l’objet est le bien commun. L’objet de la justice particulière est le bien particuliers, le bien des particuliers (ou d’une société considérée comme une entité particulière parce qu’on y est étranger).

Ces deux justices se distinguent d’une façon tout à fait formelle, essentielle.

Un particulier – un étranger pourrait-on dire – est autre purement et simplement, simpliciter. Tandis que la société dans laquelle nous vivons ne nous est pas étrangère puisque nous lui appartenons, nous en sommes quelque chose, nous en sommes partie prenante et subordonnée.

La société ne se distingue pas de ses membres comme deux membres se distinguent entre eux ; la société n’est pas autre que moi-même comme mon voisin est autre que moi.

Prétendre le contraire – et donc ne pas distinguer formellement entre la justice générale et la justice particulière – revient à hypostasier la société, à en faire un être qui subsiste en lui-même, per se, en dehors de ses membres. Cette erreur de principe peut avoir de très graves conséquences, le totalitarisme par exemple.

Il y a donc une justice générale et une justice particulière, caractérisées par leur objet : Bien commun / bien particulier.

3. Les deux justices particulières

À l’intérieur de la justice particulière, on distingue aussi généralement, et fort justement, la justice commutative et la justice distributive.

On ajoute souvent qu’elles se distinguent parce que la justice commutative règle les rapports de particulier à particulier, tandis que la justice distributive règle les rapports entre la société et ses membres. Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une description, déficiente parce qu’elle ne va pas aux raisons des choses. En effet, elle distingue ces deux justices en raison du débiteur et non pas en raison de l’objet. Or les vertus, ou les espèces à l’intérieur d’une vertu, se distinguent objectivement, c’est-à-dire en raison de leur objet.

La différence essentielle entre la justice commutative et la justice distributive se trouve donc dans leur objet. En justice, il s’agit toujours du bien d’autrui ; et en justice particulière de cet autrui qu’est un individu.

Quand on parle du bien d’un particulier, le bien qui lui revient se détermine de deux façons ; cela engendre deux biens d’autrui différents, et donc deux espèces de justices particulières différentes. Dans les deux cas, cette justice est vraiment particulière, parce que ce particulier n’est considéré que comme un autre, et le bien qui lui est dû ne lui est dû qu’à ce titre. Voyons ces deux cas.

– Un particulier peut se poser comme un autre par le seul fait qu’il entre en relation avec un autre particulier : échange, promesse, dommage causé… on voit bien que ces relations commutatives doivent sauvegarder le bien de l’autre dans la mesure où l’on se pose et s’oppose comme tel : le medium rei, constitutif du juste, se prend absolument ad rem ; il est déterminé uniquement par le fait qui fonde et mesure la dette. Voilà la justice commutative.

– Mais tout individu s’insère dans un ordre social, il y agit, il en reçoit. Le bien concret d’un particulier englobe certains éléments qui tiennent à son rang dans la société, à sa dignité, à ses capacités, à ses mérites. Certes, tout cela intéresse le bien commun – tout comme d’ailleurs chaque bien particulier même considéré individuellement. Mais nous ne considérons pour l’instant que ce bien particulier pour lui attribuer ce qui lui est dû. Or ce bien particulier ne peut être correctement apprécié que si l’on tient compte de son personnage social : le medium rei se mesure à ce moment-là, non pas uniquement à la chose, mais aussi au personnage : medium rei ad personam. Voilà constituée la justice distributive.

Elle n’est donc pas l’apanage exclusif du prince ou de l’État, mais doit être exercée par tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité sociale, par tous ceux donc qui doivent considérer la situation sociale de leur prochain de façon spéciale, par tous ceux qui ont le pouvoir de modifier les conditions de la vie sociale de quelques-uns de leurs semblables, c’est-à-dire par exemple par ceux qui sont maîtres de l’usage de l’argent, du crédit, de l’opinion publique. C’est donc à peu près par tout le monde qui est tenu de procéder à de justes distributions en considérant chez les autres – il s’agit toujours de particuliers – leur dimension sociale, leur dignité, leur personnage.

Voilà pour la justice distributive, spécifiquement différente parce que distinguée par l’altérité : l’autre est autrement autre si on le considère intégré à une place particulière dans la société, ou méritant d’être à telle place. Ce type d’altérité va commander un type d’égalité qui ne sera plus une égalité dans la chose (medium rei) mais une proportion au personnage (medium rei ad personam).

La justice distributive n’est donc pas une « redistribution des richesses » (définition socialiste de l’impôt), ni une « réduction des inégalités » (utopie qui sert de vecteur et de paravent à la dissolution sociale révolutionnaire), ni l’érection d’une caste dominante : elle est, pour le bien commun et pour le bien de chacun des membres de la société, une juste participation aux biens de la communauté pour utiliser les compétences, pour récompenser les mérites, pour réprimer les méchants, réprimander des coupables, châtier les crimes.

4. Ouverture sémantique

Dans les documents pontificaux récents, depuis Léon XIII et Pie XI, on sent que le terme de justice sociale (introduit dans le vocabulaire catholique par le Père Taparelli d’Azeglio dans son Essai théorique de droit naturel paru en 1840 comme un équivalent de justice générale ou légale) tend à désigner conjointement la justice générale et la justice distributive : non point en confondant ces deux justices (ce qui serait désastreux) mais en prenant acte du fait que ce sont les deux seules vertus qui concernent directement le bien commun (la justice générale en tant qu’il est son objet spécificateur, la justice distributive en tant qu’il est son sujet) et que ces deux vertus ont une affinité particulière puisqu’elles « travaillent » en sens inverses. La justice générale va du bien particulier vers le bien commun ; la justice distributive va du bien commun vers le bien particulier.

III. La justice générale

1. Son objet

Il est nécessaire de s’arrêter un peu à la justice générale, parce qu’elle est souvent méconnue des catholiques. On fait grande attention à la justice commutative (et on a raison de le faire) en réglant ses dettes, en respectant les contrats, en réparant les dommages causés, en versant les salaires, en sauvegardant le bien d’autrui, en soignant et rendant ce qu’on a reçu en prêt etc. Malgré les discours égalitaristes, on garde une idée comme instinctive de la justice distributive et de ses exigences, mais sous l’influence de l’individualisme libéral, par peur des totalitarismes, on méconnaît ou l’oublie la justice générale.

La justice générale est donc celle qui règle les rapports des hommes avec la société, et d’une façon plus précise avec la cité politique dont ils sont membres.

On l’appelle générale parce qu’elle a comme objet le bien général. Il ne faut pas confondre le bien général (opposé au bien particulier) et le bien en général, qui est l’objet de la volonté. C’est une confusion qu’on rencontre parfois, et qui rend incompréhensible la doctrine sociale de l’Église.

Cette justice s’appelle générale également parce qu’elle s’applique à la généralité des actes humains – qui tous, peu ou prou, directement ou indirectement, doivent être ordonnés au bien commun.

Elle se nomme légale, parce que c’est le rôle propre de la loi (naturelle ou positive) d’ordonner les actes humains au bien commun. Légale ne signifie pas qu’elle est la vertu du seul législateur : la justice légale est la vertu du législateur qui édicte des lois justes et celle du sujet qui obéit à ces lois.

On l’appelle encore justice sociale, parce qu’elle est la vertu qui regarde directement la société comme telle.

L’objet de la justice générale est le bien commun : bien de la communauté et communauté du bien. La justice générale ordonne tous les actes humains de telle façon qu’ils y concourent efficacement en rendant à la société ce qu’on lui doit, comme la partie est ordonnée au tout.

2. Nature et primauté du bien commun

Dieu a créé l’homme avec une nature sociale. Non seulement un homme ne peut pas venir au monde ni subvenir aux nécessités matérielles sans une société au moins élémentaire, mais il ne peut pas vivre d’une vie humaine ni atteindre sa perfection sans organiser la vie en société, ou tout au moins sans bénéficier d’une société organisée.

À partir de la famille, société fondamentale et naturelle, et par un emboîtement de corps intermédiaires (comme la commune ou le métier), les hommes forment la Cité, société à l’état parfait (autonome et stable). Cette société politique est gouvernée par un chef, régie par des lois, spécifiée par le bien commun temporel. Ce bien est le bien commun, présentant un certain caractère absolu, objet de la vertu de justice générale – vertu majeure et architectonique dans l’ordre naturel.

L’homme atteint donc sa perfection naturelle dans le bien commun, qui est un bien à réaliser et à posséder en commun.

Génériquement et fonctionnellement, le bien commun est l’état de justice dans lequel les hommes doivent se placer pour vivre selon l’exigence et la plénitude de la nature humaine : c’est la vie en société organisée, hiérarchisée et finalisée selon la raison, incluant un habitus social de communauté et d’échanges de biens de l’esprit et de services matériels : échanges entre générations, échanges entre voisins, échanges entre toutes les parties complémentaires de la société.

« Le bien commun de la société l’emporte sur tout autre intérêt ; car il est le principe créateur, il est l’élément conservateur de la société humaine ; d’où il suit que tout vrai citoyen doit vouloir le procurer à tout prix » Léon XIII, Notre consolation, 3 mai 1892.

3. Contenu du bien commun

Ce bien commun se déploie, selon la gradation de l’être, en conditions, fonctions et perfection.

Il établit des conditions : « Le bien commun, c’est-à-dire l’établissement de conditions publiques normales et stables, telles qu’aux individus aussi bien qu’aux familles il ne soit pas difficile de mener une vie digne, régulière, heureuse selon la loi de Dieu : ce bien commun est la fin et la règle de l’État et de ses organes » (Pie XII, Allocution du 8 janvier 1947).

Il réalise des fonctions que l’homme ne peut légitimement et efficacement accomplir qu’en société : promulguer des lois, rendre la justice, exercer un haut domaine sur les biens.

L’homme étant tenu au culte du vrai Dieu en tout son être – en son corps et en son âme, et dans sa « dimension sociale » – un des éléments constitutifs du bien commun est la possession commune et pacifique de la vraie religion, et l’exercice public du culte que Dieu attend ou que, s’il vient à manifester quelque chose de positif à cet égard, Dieu demande et ordonne.

Enfin, le bien commun est la plénitude d’être de la société : en cela il est perfection des membres et objet de vertu générale. Il consiste dans l’ordre même de la société ; il est pour chacun la vie sociale elle-même, la subordination à un tout plus grand que chacun des membres, l’intégration à un ordre où le bien produit par chacun est communicable à tous, où les qualités et compétences de chacun trouvent leur utilité et leur achèvement.

Ces trois aspects complémentaires ne font pas trois biens distincts, car le bien commun est l’objet d’une vertu une : la justice générale.

Voilà pourquoi Aristote dit que le bien commun, c’est de vivre selon la vertu : avec les notes de bonté diffusée, de force active, de stabilité et de constance que cela comporte.

Cela n’est jamais parfaitement réalisé ni achevé ici-bas ; mais cette perpétuelle défectuosité ne dispense pas d’y travailler à sa place et efficacement, en se comportant en membre de la société et en se soumettant aux lois communes. Cependant cela ne suffit pas : puisque pour la volonté la fin a raison d’objet, il faut tendre à procurer la totalité du bien commun, même si l’on n’en doit voir qu’une ébauche effectivement réalisée (et humainement il en sera toujours plus ou moins ainsi).

Ainsi le bien commun, qui finalise et spécifie la cité politique, n’est pas seulement ni premièrement un bien utile (la prospérité générale, la paix publique…) ; il est un bien honnête, bon en lui-même et digne d’être poursuivi pour lui-même parce qu’il est conforme à la nature humaine, parce qu’il est la vérité de la nature humaine dans sa perfection, dans sa complétude.

« C’est pour procurer effectivement aux individus et aux familles ce bien commun qui implique mais qui dépasse singulièrement la simple prospérité économique, que les pouvoirs publics, quel que soit le régime politique, reçoivent du Créateur leur autorité » Cal Pacelli, 12 juillet 1933.

4. Bien commun intrinsèque et extrinsèque

À strictement parler, le bien commun de la Cité est son bien intrinsèque : il est produit par la société (par les hommes vivant en société) et demeure en elle ; les hommes y participent et en jouissent dans la mesure où ils sont vrais membres de la société.

Il est aussi un bien commun temporel. Vivre en société pour mener une vie vraiment humaine est une nécessité naturelle. Mais c’est une nécessité limitée au temps de la vie terrestre : ce n’est pas qu’il n’y aurait plus de nature sociale après la mort, mais la société telle que nous la connaissons et telle que nous la devons bâtir n’accompagne pas l’homme au-delà de la mort.

La fin de la Cité est une fin à réaliser ici-bas. Or chacun des membres de la société a une fin qui n’est pas limitée au temps ; et cette fin, c’est Dieu. Dieu est donc la fin commune de tous les membres de la Cité, mais il n’est pas une fin commune à réaliser. Dieu est un bien commun aux membres, communicable à tous, un bien à honorer et servir en commun, mais Dieu n’est pas un bien intrinsèque à la société, produit par elle ou en elle.

Dieu est le bien commun extrinsèque : un bien qui finalise la société sans être produit par elle, un bien qui lui demeure externe tout en étant immanent à ses membres.

« La fin de la multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet, les hommes se réunissent pour mener en commun une vie bonne, but que ne peut atteindre l’homme isolé. Or la vie bonne, c’est la vie selon la vertu. Vivre selon la vertu, telle est donc la fin de la société humaine. […] Puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure qui consiste en la jouissance de Dieu, il faut que la société humaine ait une fin identique à la fin personnelle de l’homme : la fin dernière de la société n’est donc pas la vie vertueuse mais, par cette vie vertueuse, de parvenir à la jouissance de Dieu » Saint Thomas d’Aquin, De Regimine principum, I, 14.

5. Bien commun et ordre surnaturel

Pour l’exercice réel, efficace, concret de la justice générale, il importe d’examiner, en ce qui concerne le bien commun, l’impact de l’élévation de l’homme à l’ordre surnaturel ; cet impact peut s’établir selon la loi générale énoncée par le R. P. M.-L. Guérard des Lauriers : « L’ordre surnaturel assume en structure et transpose en excellence l’ordre naturel. »

L’élévation de l’homme à l’ordre surnaturel ne modifie pas essentiellement le bien commun temporel ni la primauté dont il jouit dans la hiérarchie des biens naturels.

Cette élévation a cependant une triple incidence :

– Dieu est bien commun extrinsèque à un titre infiniment supérieur, puisqu’il fait bien plus que communiquer l’ordre dont il est principe et la fin : il fait participer à sa vie intime, par la grâce ici-bas, dans la gloire au Ciel ;

– le plus grand bien que l’homme puisse atteindre directement pendant cette vie terrestre n’est plus le bien commun temporel, puisqu’il existe la vertu de charité dont Dieu même est l’objet. Cette vertu devient donc architectonique, sans ôter à la justice générale son caractère unificateur ;

– le culte du vrai Dieu devient un culte surnaturel dont la forme est directement déterminée par Dieu et confiée à son Église, qu’il institue comme société parfaite. Le bien commun, sans perdre sa spécificité, inclut la reconnaissance de la Royauté sociale de Jésus-Christ ainsi qu’un statut souverain pour l’Église.

6. Les actes de la justice générale

Ce bien commun, la justice générale va le procurer de deux façons :

– d’une façon générale, en ordonnant au bien commun les actes des autres vertus, en orientant la vie humaine vers ce bien commun, en inclinant la volonté à le rechercher en toute chose, en impérant tous les actes nécessaires pour la réalisation de ce bien commun ;

– d’une façon plus spéciale, en accomplissant les actes qui lui sont propres – les actes qui n’existent que parce que les hommes vivent en société, et qui ne relèvent d’aucune autre vertu – en élicitant ces actes qui concourent directement au bien commun.

Autrement dit, la justice générale a, dans l’ordre naturel, un rôle analogue à celui de la charité dans l’ordre surnaturel. De même que la charité ordonne tous les actes humains à l’amour de Dieu notre fin dernière en impérant les actes des autres vertus et en élicitant les actes qui lui sont propres (aumône, correction fraternelle etc.), de même la justice générale ordonne la vie humaine au bien commun et produit des actes spécifiques.

7. Justice et prudence

La vertu de justice, ayant comme sujet la volonté, est une vertu aveugle. Son objet est de réaliser le bien en rapport avec autrui, mais elle ne peut par elle-même connaître ce bien, qu’il soit un bien particulier ou le bien commun. Le juste est connu par la raison, alors que la justice est une inclination de la volonté. Le juste est un opérable, un bien à réaliser, il relève donc de la raison pratique, de la raison en tant qu’elle dirige l’action. La raison pratique est déterminée et rectifiée par la vertu de prudence, sans laquelle aucune vertu morale n’est possible.

Le bien commun relève donc aussi (et d’abord) de la prudence : de la prudence royale chez le chef, de la prudence politique chez le subordonné. La vertu de justice générale est donc nécessairement précédée de la prudence. Cette vertu considère les moyens concrets à mettre en œuvre – compte tenu des possibilités, des circonstances et des leçons de l’expérience – pour les ordonner et les ajuster à la fin, pour qu’ils concourent à procurer le bien commun temporel ; et elle les met effectivement en œuvre avec ajustement permanent et persévérance.

Summum jus, summa injuria. Cet adage est vrai de la justice dans toute son étendue, parce que celle-ci est une vertu morale qui doit se tenir dans le juste milieu. Cela est spécialement vrai de la justice générale. Étant dirigée par la vertu de prudence, la justice n’applique pas les règles du droit avec une rigueur mathématique : ce serait inhumain, et donc immoral.

Il faut connaître ce qui est juste, ce qui est le droit : la philosophie sociale nous en donne une formulation abstraite et générale indispensable, partout valable, qui ne fait d’ailleurs qu’expliciter la loi naturelle, le Décalogue. La vertu de justice dispose la volonté à vouloir, d’une manière habituelle et constante, ce qui est juste. Mais pour le réaliser dans la société, la vertu de justice isolée ne suffit pas car, comme le disait Pie XII le 10 octobre 1953 : « les exigences de la justice sociale sont partout les mêmes dans leur formulation abstraite, mais leur forme concrète dépend aussi des circonstances de temps, de lieu et de culture » (discours aux experts-comptables).

Conclusion

Dans l’encyclique Quadragesimo Anno, le Pape Pie XI affirme la nécessité des deux réformes : la réforme des institutions et la réformes des mœurs. Toute l’encyclique est bâtie sur cette double exigence. C’est dans la vertu de justice que ces deux réforment trouvent leur nécessaire unité et harmonie. On ne peut en effet les dissocier, comme l’affirme Pie XII dans son discours du 14 mai 1953 : « Ils se trompent donc ces catholiques promoteurs d’un nouvel ordre social qui soutiennent : tout d’abord la réforme sociale, puis on s’occupera de la vie religieuse et morale des individus et de la société. On ne peut en réalité séparer la première chose de la seconde, parce qu’on ne peut désunir ce monde de l’autre, ni diviser en deux parties l’homme qui est un tout vivant. »

La vertu de justice est uniment accomplissement extérieur et perfection intérieure. Si on la réduit à n’être qu’un perfectionnement intérieur, elle n’a plus d’objet et sombre dans le néant. Si on la réduit à sa règle extérieure, elle tourne à l’idéologie ; c’est la prétendue justice des technocrates et des révolutionnaires.

La restauration de l’ordre social est donc celui de la justice vraie, c’est-à-dire la justice vertueuse, la justice du bien commun : car elle est simultanément réforme des institutions et réforme des mœurs.

 

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27 septembre 2011 2 27 /09 /septembre /2011 15:02

        

Depuis un certain temps, on n’entendait plus parler des rencontres théologiques entre l’état-major de Benoît XVI et la fraternité Saint-Pie-X. Le silence a été dernièrement rompu, selon un communiqué du Vatican :

« La Congrégation pour la Doctrine de la Foi prend pour base fondamentale de la pleine réconciliation avec le Siège apostolique l’acceptation du Préambule doctrinal qui a été remis au cours de la rencontre du 14 septembre 2011. Ce préambule énonce certains des principes doctrinaux et des critères d’interprétation de la doctrine catholique nécessaires pour garantir la fidélité au Magistère de l’Église et au sentire cum Ecclesia, tout en laissant ouvertes à une légitime discussion l’étude et l’explication théologique d’expressions ou de formulations particulières présentes dans les textes du Concile Vatican  II et du Magistère qui a suivi. »

Ainsi donc, la fraternité est mise en demeure, si elle veut rentrer dans le giron du Saint-Siège, d’accepter un document doctrinal dont la teneur n’a pas été rendue publique. Cela paraît logique… et infiniment dangereux.

La fraternité, son supérieur général en tête, me font irrésistiblement penser au conte du Petit Chaperon Rouge à la fin duquel l’innocente enfant se fait dévorer par le loup qui s’est substitué à Mère’Grand dont il a grossièrement pris la place et les apparences. En effet, on retrouve les quatre mêmes ingrédients qui ont conduit à la fin tragique.

Première étape : le loup impose la règle du jeu. Eh bien, dit le Loup, je veux aussi aller voir Mère’Grand ; je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long…

Lorsque l’hérésie paraît, s’étend, triomphe et menace d’absorber le monde entier, la vraie règle du jeu, je veux dire le service de Dieu, n’est pas d’entrer en négociations, en palabres qui ne font qu’ébranler la fidélité et décourager la résistance. Il faut témoigner de la foi, dénoncer l’erreur et ses fauteurs, rétablir la doctrine dans son intégrité.

Deuxième étape : le Petit Chaperon Rouge confond le loup et Mère’Grand. Le Petit Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher auprès de moi. Ce que fit l’enfant.

Benoît  XVI n’est pas l’autorité légitime de la sainte Église catholique ; il n’en a que la place et les apparences : c’est la foi qui nous impose de le penser, de le dire et d’agir en conséquence. S’il en était autrement, d’ailleurs, il serait impossible de « négocier », de poser des conditions, d’agir en « puissance concurrente ». C’est une question d’appartenance à l’Église et de salut éternel : « « Nous déclarons, disons, définissons et prononçons que la soumission au Pontife Romain est, pour toute créature humaine, absolument nécessaire au salut » (Unam sanctam, 18 novembre 1302, Denz. 469).

Troisième étape : on entre en « dialogue rapproché », qui, sous apparence de « bonnes raisons », n’est au fond qu’un mensonge causé par l’aveuglement qui y préside.

—  Viens te coucher auprès de moi.

Ce que fit l’enfant.

—  Mère’Grand, que vous avez de grands bras ?

—  C’est pour mieux t’embrasser, mon enfant.

—  Mère’Grand, que vous avez de grandes oreilles ?

—  C’est pour mieux t’écouter, mon enfant.

—  Mère’Grand, que vous avez de grands yeux ?

—  C’est pour mieux te voir, mon enfant.

—  Mère’Grand, que vous avez de grandes dents.

—  C’est pour mieux te manger, mon enfant.

Il ne faut pas imaginer qu’en se rendant au Vatican, on va se trouver confronté à de petits enfants. Il y a là des hommes de science « aux grandes dents » qui connaissent bien la doctrine catholique, qui ne s’en laissent pas conter, et qui surtout savent les points faibles de la fraternité. Ces points, ce sont ceux où la fraternité s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique tant à propos du magistère et de son infaillibilité, que de la juridiction universelle et immédiate du souverain Pontife.

Quatrième étape : Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.

Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,

De tous les Loups sont les plus dangereux.

 

Le Petit Chaperon Rouge, empli de bonnes intentions, bardé de charité sincère, est venu désarmé se jeter dans la gueule du loup. Et c’est là que ma petite fable en veut venir.

La fraternité, pour affronter les théologiens du Vatican, dans le dessein de confondre les erreurs de Vatican II (ce qui, en soi, est très louable), ne vient pas armée de la vérité. Elle traîne avec elle toutes sortes d’erreurs qui la rendent vulnérable ; pis, qui font que le loup n’a pas besoin de la manger parce qu’en une certaine manière (à cause de ces erreurs) elle est déjà réduite au même niveau que lui.

J’en veux pour preuve le fait suivant.

Le jour même de la rencontre mentionnée au début de ce texte, Dici (qui est en quelque sorte l’agence de presse de la fraternité) publie un « Entretien avec Mgr Bernard Fellay après sa rencontre avec le cardinal William Levada » dans lequel on relève cette affirmation ahurissante :

« Aujourd’hui je dois à l’objectivité de reconnaître qu’on ne trouve pas, dans le préambule doctrinal, une distinction tranchée entre le domaine dogmatique intangible et le domaine pastoral soumis à discussion. »

Cela est affirmé comme s’il s’agissait d’une sorte de scandale, comme si à cause de cette absence ce préambule doctrinal était douteux, insidieux, gravement insuffisant.

Avant de rechercher la compatibilité de cette distinction qui est aussi une affirmation « Domaine dogmatique intangible – domaine pastoral soumis à la discussion » avec la foi catholique, il faut remarquer deux choses :

–  la distinction est fausse et inadéquate. Le « pastoral », c’est ce par quoi l’Église paît le troupeau de Jésus-Christ, ce par quoi elle le nourrit et le conduit à bon port. Or la mission de paître commence par la transmission du dogme, de la vérité révélée qui est le fondement de tout le reste. Le « dogmatique » fait partie du « pastoral ».

Ainsi enseigne le catéchisme de saint Pie X (q. 119) : « les moyens de sainteté et de salut éternel qui se trouvent dans l’Église sont la vraie foi, le sacrifice, les sacrements et les secours spirituels réciproques, tels que la prière, le conseil, l’exemple ».

Au premier rang du pastoral : la vraie foi. Soumise à discussion ?

–  Comme elle est fausse et inadéquate, cette distinction est nécessairement floue : chacun placera le curseur où il le veut. Fonder une confrontation doctrinale sur ce sable, c’est se diriger vers un marché de dupes. Un peu comme lors de la fameuse déclaration commune du Vatican et de la Fédération Luthérienne Mondiale sur la justification (juin 1998).

Le huitième théologien ?

Mais surtout, affirmer que le « pastoral » (le non-dogmatique) est soumis à discussion, c’est une vieille erreur qu’on nous présente aujourd’hui comme une sorte de critère de vérité catholique. Des conciliabuleurs de Pistoie aux modernistes sous Pie XII, tous ceux qui ont voulu s’opposer à l’Église sans la quitter ouvertement, tout ceux qui ont voulu la corrompre in sinu gremioque ont proclamé cette distinction (ou l’ont mise en œuvre) pour se soustraire à l’emprise de l’autorité légitime.

Celui qui a combattu cette vieille erreur avec le plus d’éclat est saint Robert Bellarmin, docteur de l’Église, qui la proclame tout bonnement hérétique. Oui, hérétique !

En 1606, sept théologiens de Venise, pour justifier leur refus de se soumettre à une censure d’interdit prononcé par le Pape Paul V (ce qui ressortit sans aucun doute au  « domaine pastoral »), avaient affirmé qu’avant d’obéir à tout ordre reçu, même venant du souverain Pontife, le chrétien doit examiner d’abord si le commandement est convenable, légitime et obligatoire. En un mot, qu’il doit le considérer comme soumis à la discussion.

C’est la douzième proposition examinée par saint Robert dans sa Responsio illustrissimi Cardinalis Bellarmini ad tractatum septem theologorum ubrbis Venetæ super interdicto sanctissimi Domini nostri Papæ Pauli V (Cologne, 1607, pp. 45-66).

Propositio duodecima : Christianus non debet obedire præcepto quocumque sibi imperato (quamvis fuerit Summi Pontificis) nisi prius illud quatenus materia postulat, examinaverit, num fit conveniens, legitimum et obligatorium. Qui vero sine prævio præcepti examine, cæca quadam obedentia præcepto morem gereret, peccati reus efficeretur.

Ces singuliers théologiens allaient donc jusqu’à affirmer que celui qui ne se livre pas à un examen préalable se rend coupable d’un péché, du péché d’obéissance aveugle.

La qualification que saint Robert attribue à cette proposition impie est cinglante : « On se serait attendu à trouver une telle affirmation dans la bouche d’hommes irréligieux. (…) Cette proposition est directement contraire aux saints Pères ; elle ne peut se prévaloir de l’autorité d’aucun bon auteur ; elle est propre à subvertir toute discipline bien établie ; elle est conforme à la doctrine des luthériens et des autres hérétiques de notre temps ».

Et saint Robert appelle à la barre saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand, saint Antoine et saint Macaire d’Égypte, saint Benoît, saint Jean Climaque, saint Césaire d’Arles, saint Bernard, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, saint Augustin, les ermites d’Orient ; puis ce sont les Papes et les docteurs ; enfin il examine neuf arguments apportés par ces théologiens.

La réponse de saint Robert est ainsi rapportée dans l’édition Le Bachelet : « Cette proposition est hérétique (...) La discussion du précepte, quand il ne contient pas manifestement un péché, est réprouvée par les Pères, parce que celui qui discute le précepte se fait juge de son supérieur » (Auctarium bellarminum, ed. Le Bachelet, n. 872).

Ces théologiens rebelles servent maintenant d’exemples à ceux qui – avec une sincérité qui ne fait aucun doute – font profession de défendre la foi catholique. Le modernisme a profondément marqué les intelligences et les cœurs pour qu’on en soit arrivé là.

Il est urgent d’abandonner ces erreurs qui pourrissent et stérilisent depuis quarante ou cinquante ans la réaction contre les doctrines hétérodoxes et délétères de Vatican  II. Car il y a là un scandale (au sens propre du terme) qui corrompt la foi, qui la ronge et la corrode avec d’autant plus de profondeur que c’est masqué par un vrai zèle.

On n’est guère entendu quand on rappelle ce triste aspect des choses, cet affreux gauchissement de l’enseignement de l’Église. C’est qu’on a le plus souvent affaire à des traditionalistes de seconde voire de troisième génération.

La génération de ceux qui ont commencé à refuser les réformes conciliaires et à organiser la résistance aux erreurs modernistes a hâtivement bâti des digues pour s’opposer au déferlement des nouveautés qui menaçaient la foi et la vie chrétienne, et elle a eu beaucoup de mérite à le faire.

Comme il était presque inévitable, parmi les matériaux dont étaient composées ces digues se trouvaient quelques arguments approximatifs, partiels, bancals, fautifs. On n’y prenait pas garde : l’important était l’efficacité immédiate ; il ne fallait pas se laisser submerger ni emporter.

Là où les choses commencent à se gâter, c’est quand, après la première ligne de défense, on n’a pas pris un peu de recul ni examiné lesdits arguments, pour les étayer, pour les rectifier, pour les retirer si nécessaire ; en tous cas pour les juger à l’aune de la doctrine pérenne de l’Église – car nous ne pouvons défendre l’Église que par sa doctrine à elle, nous ne pouvons pas lutter contre l’erreur par d’autres erreurs.

C’est le contraire qui est arrivé ; des arguments ad hominem, parfois empruntés à l’ennemi ont été érigés en vérités permanentes, en doctrines obligatoires. Une ou deux générations après, on n’a même plus l’idée qu’il puisse y avoir, au milieu de ce corps de doctrine qu’on a hérité, des erreurs graves qui mettent la foi en cause.

Avant d’aller au Vatican, il faut commencer par faire le nettoyage chez soi. Sinon, le loup sera terrible.

 

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16 juillet 2011 6 16 /07 /juillet /2011 16:33

 

 

« L’Église n’a jamais rien eu de plus à cœur rien poursuivi avec plus d’effort,
que de conserver de la façon la plus parfaite l’intégrité de la foi. »
Léon XIII, Satis Cognitum

« La foi catholique est d’une force et d’une nature telle qu’on ne peut rien lui ajouter,
rien lui retrancher : ou on la possède tout entière, ou on ne la possède pas du tout. »
Benoît XV, Ad beatissimi

« L’Église romaine, dans toute la beauté virginale que lui donne l’intégrité de sa foi,
dans le rayonnement de cette maternité qui s’étend au monde entier,
n’est que l’ombre terrestre de Marie la Vierge des vierges, la Mère universelle. »
Révérend Père Emmanuel (du Mesnil-Saint-Loup)

 

Ceci est mon testament

 

Non, je ne suis pas mourant ; je ne me sens ni vieux, ni malade, ni las de vivre. Mais comme chacun d’entre nous, à chaque instant je dois me tenir prêt à rendre compte de ma gestion à mon Dieu et Sauveur Jésus-Christ qui viendra comme un voleur au moment où l’on s’y attend le moins.

C’est la présence de la charité et son degré qu’il viendra examiner en mon âme, et je ne peux que m’en remettre à sa miséricorde en le suppliant de me convertir vraiment avant cet instant où les justes eux-mêmes trembleront. Aimable lecteur, priez pour moi, implorez la sainte Vierge Marie qui peut maternellement obtenir l’amendement des plus grands pécheurs.

*

Mais il y a une chose que ni vous ni moi ne devons oublier : la charité est ici-bas l’œuvre de la foi. Elle ne peut pas exister sans la foi ; si on a le malheur de l’avoir perdue, elle ne peut se recouvrer que parce qu’elle est fondée sur la foi ; elle peut mériter de grandir parce qu’elle est fondée sur la foi.

Une charité qui n’est pas fondée sur la foi est inexistante ; une charité qui n’est pas accompagnée du témoignage de la foi est fausse ; une charité qui n’a pas le souci de conserver, de nourrir et de protéger la foi est vaine.

*

C’est donc en témoignage de la foi catholique que j’ai réuni un petit dossier qui est une sorte de mosaïque, de tableau impressionniste voire de promenade autour de ce qu’on est convenu d’appeler le sédévacantisme. C’est la réunion de textes composés sur une durée de trente ans, dont fort peu sont inédits. On ne s’étonnera donc pas d’y trouver des redites, des nuances, des tonalités diverses.

Tout cela est évidemment bien imparfait et demanderait un gros travail de reprise, d’unification, de précision. Mais je n’en ai pas eu le loisir parce que ce dossier est né à l’occasion d’une demande qui m’a été faite par un religieux d’Avrillé : il voulait connaître ma « position » et mes arguments quant au « sédévacantisme ». Plutôt que de lui faire une réponse monographique, j’ai préféré lui donner un aperçu plus général des problèmes que pose la situation de l’Église, pour peu qu’on y veuille jeter un regard théologique.

Après avoir commencé ce dossier, j’ai lu que l’université d’été de la fraternité Saint-Pie-X prévoyait de consacrer un atelier à la question, et qu’un religieux d’Avrillé devait y intervenir. Du coup je me suis dit que je travaillais peut-être pour le roi de Prusse.

C’est pour cela que je publie dès maintenant ce dossier : ceux qui pourront ou voudront s’informer directement seront à même de le faire.

*

Il faut avoir la volonté d’être catholique, de l’être sans diminution, de l’être sans altération. Mais cette volonté ne suffit pas si elle n’est pas éclairée et accompagnée par l’étude et la méditation de la doctrine catholique. Cette doctrine catholique, il faut aller la chercher là où elle se trouve : principalement dans les actes du Magistère et dans la théologie de saint Thomas d’Aquin.

À négliger cela, à se contenter d’auteurs de troisième main, on risque de n’avoir qu’une vue partielle, floue ou diminuée de la sainte doctrine. En temps ordinaire, quand toute la vie de l’Église est imprégnée de la vérité in actu exercito, cela ne porte pas à de graves conséquences à court terme. Mais quand tout est bouleversé, quand l’erreur est présente à chaque détour de la vie, cette négligence peut avoir des effets catastrophiques.

Et si en plus on se prend pour un docteur en Israël, si l’on ignore même son ignorance, alors on se trouve en présence d’une espèce en voie d’apparition, l’homo forumnicus, ou le catholicus univocisticus, qui disserte de tout et pérore sur internet (ou ailleurs) sans rien savoir, remplaçant la pensée par des slogans, par des raccourcis, par formules qu’il comprend à peine. Tant pis pour les gobeurs qui se laissent impressionner.

*

Ce n’est pas au hasard que j’évoque ces déformations. Car je désire que ressorte des pages de ce dossier que le plus important n’est pas d’arriver aux « bonnes conclusions » (ou chacun voit les siennes), mais de professer les bons principes et d’en vivre. Car les conclusions supposées bonnes ne sont pas explicitement déclarées par l’Église, tandis que les principes le sont, et avec insistance, et avec solennité. Bien sûr, ces principes sont faits pour en tirer les conclusions qui font vivre de la foi, mais il y a toujours une part de contingence, une part d’expérience, une part de mystère qui sont incommunicables.

*

C’est dire que je peux bien être en accord avec les conclusions de tel ou tel, et pourtant m’en sentir bien éloigné en raison des principes qu’il professe ou qu’il met en œuvre.

Je me sens bien éloigné des inventeurs de doctrine, qui élaborent des systèmes qui s’opposent à l’enseignement de l’Église afin d’échapper à la logique de la foi.

Je me sens bien éloigné des fouilleurs de poubelle, qui prétendent trouver dans l’histoire de l’Église des Papes hérétiques, des Conciles erronés, des Saints désobéissants, afin de justifier leur esprit d’anarchie.

Je me sens bien éloigné des maniaques de l’épikie qui ne se donnent pas la peine de connaître les lois qu’ils interprètent, ni d’étudier s’il s’agit de lois divines ou ecclésiastiques ou s’il s’agit de la nature des choses. Cela ressemble beaucoup à un esprit d’anarchie.

Je me sens bien éloigné des chantres de l’Ecclesia supplet qui comprennent et utilisent à contresens cet adage, contre la constitution même de l’Église et la nature des sacrements.

Je me sens bien éloigné des fabricateurs de juridiction qui, tels un démiurge, font tout avec rien.

Je me sens bien éloigné des épandeurs de fumier, pour lesquels la situation actuelle est occasion de mépriser son prochain ; de faire bon marché de sa réputation ; de transformer en fermes certitudes des soupçons ou de simples possibilités, ou même rien du tout.

*

Je me sens bien éloigné de ce que le Bon Dieu est en droit d’attendre de moi, en raison du Sang que Jésus-Christ a versé pour ma Rédemption, et en raison des grâces qu’il m’a données. Aussi je termine cette présentation en réclamant à nouveau vos prières et votre indulgence.

Abbé Hervé Belmont

*

Sommaire

 

 

0 – Réflexion préliminaire (où se trouve l’explication des sections dénommées de A à G)

 

 

 

Section A

1 – L’infaillibilité des canonisations

2 – L’infaillibilité des lois disciplinaires

3 – Le magistère

4 – L’infaillibilité du Droit Canon

5 – La ruine de la foi

Section B

1 – La liberté religieuse

2 – La Messe sacrifiée

3 – La réforme liturgique

4 – L’hérésie cryptogamique

5 – Vatican II

6 – Les fins du Mariage

7 – La falsification du pro omnibus

8 – La profanation de la dévotion mariale

9 – Les Missions

10 – Le Subsistit in

Section C

1 – Suis-je sédévacantiste ?

2 – Lettre à La question

3 – L’Apostolicité de l’Église

4 – La thèse de Cassiciacum

Section D

1 – L’exercice quotidien de la foi

2 – Lettre à un homme qui…

3 – Une position intenable

Section E

1 – La juridiction en temps de crise

2 – État de la législation de l’Église

3 – La validité des nouveaux sacrements

4 – Toute la foi, rien que la foi

Section F

0 – Éparpillement du sédévacantisme

1 – Les lois ecclésiastiques

                                                                        2.1 – Les sacres … en question

2 – L’épiscopat sans mandat apostolique    2.2 – Correspondances et compléments

                                                                        2.3 – On bâtit sur le sable

3 – Jean XXIII

Section G

1 – Confession d’un Cassiciacum

2 – Confirmation, falsification, et tribunaux de la fraternité

3 –  Nostra Ætate VI

4 – Ultimes objections

5 – Avec la sainte Vierge Marie et saint Joseph

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15 juillet 2011 5 15 /07 /juillet /2011 14:44

Le lundi 11 juillet au matin, Dieu a cité à comparaître à son Tribunal souverain Monsieur Pierre Moreau, plus connu peut-être sous son principal nom de plume : Pierre-Michel Bourguignon. 

Le Jugement de Dieu demeure un mystère que celui-ci ne nous dévoile pas, afin que nous sachions que le salut ne vient que de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que nous recourions sans cesse à sa miséricorde dans une humble et confiante prière. 

Cependant ceux qui ont connu et aimé Pierre Moreau ne peuvent douter qu’il a pu se présenter devant son Créateur en disant comme l’Apôtre saint Paul : 

Bonum certamen certavi, cursum consummavi, fidem servavi.

J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi.

II Tim., IV, 7.

 

Le bon combat 

Dès son adolescence, Pierre Moreau est parti lutter contre la barbarie communiste, diabolique contrefaçon de la rédemption des humbles, pour préserver le peu qui restait de la civilisation chrétienne. Les conditions n’étaient pas les meilleures, loin s’en faut, mais il l’a fait ; il en a souffert dans sa chair, il a vu son père assassiné à cause de cet engagement, il a connu les prisons d’une libération qui n’a été rien d’autre que l’enterrement de l’Occident chrétien livré aux barbares, qu’ils soient esclavagistes ou corrupteurs. 

Ce combat, il l’a continué sous d’autres formes plus favorables. Ayant fondé un foyer, il a donné une véritable éducation chrétienne à ses nombreux enfants : il leur a inculqué la crainte de Dieu, l’amour de la vérité et le culte de la modestie ; il les a armés contre l’esprit du monde et ses instruments que sont le culte de l’argent, la révolution liturgique et la télévision ; il leur a donné l’exemple d’une vie de régularité dans la prière et dans le travail. 

Le travail, parlons-en. Son métier de pharmacien a été pour lui l’occasion d’un choix où s’est affirmée sa fidélité : il a préféré renoncer à la prospérité plutôt que de trahir la loi divine (tant naturelle que surnaturelle) en devenant marchand de péché et auxiliaire de la perversion du saint Mariage. Ce choix lui a permis d’éprouver la vérité de la parole de l’Évangile : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Le surcroît n’est pas l’opulence, c’est l’honneur de manger dans la main de Dieu. 

L’érudition de Pierre Moreau en matière de doctrine et d’histoire était peu commune : elle était le résultat d’une rigoureuse utilisation de son temps, qui lui a permis de lire abondamment, d’étudier l’enseignement de l’Église catholique, de réfléchir aux fondements de la Cité, de constituer un fichier de références et citations d’une ampleur et d’une variété impressionnantes. 

Cela lui a permis de défendre un peuple contre les calomnies que ses bourreaux ont propagées pour justifier l’écrasement qu’ils lui ont fait subir et pour cacher leurs propres crimes. Mais bien plus encore, il a mis à profit cette érudition pour magnifier la conception chrétienne de la société et, s’il est possible, pour contribuer à la restaurer. 

C’est ainsi qu’il combattit la triste contamination des intelligences catholiques par le naturalisme – qu’il soit sociabiliste ou nationaliste – en matière politique et sociale. La doctrine catholique de la Royauté de Jésus-Christ apparaît en effet comme un simple « placage » sur la société (placage qu’on s’escrime en vain à faire « tenir » par un pseudo-surnaturalisme) dès qu’on regarde la doctrine catholique au travers d’un prisme déformant. Ce combat-là ne fut guère compris par de nombreux catholiques qui se sont épris des mensonges historiques qui ont fait tant de mal et qui n’en veulent pas démordre, mettant leur foi en péril.

 

La garde de la foi 

Mais c’est dans le combat le plus urgent, le plus nécessaire et le plus salutaire que Pierre Moreau a donné toute sa mesure et qu’il a brillé d’un éclat particulier : dans la défense et l’illustration de la foi catholique. 

Après le déferlement d’erreurs, d’équivoques et d’abandons qui a accompagné et suivi Vatican II, de nombreux publicistes ont réagi et combattu pour la fidélité à la sainte Église catholique, tant dans sa doctrine que dans la sainte Messe. Honneur à eux ! Pierre Moreau a largement profité de leurs travaux et de leurs combats, et ne leur a pas ménagé son soutien ni sa gratitude. 

Mais par l’effet de la mort des combattants et de la lassitude des survivants, plus encore parce que certaines bases de cette réaction étaient floues voire fausses, par le travail de sape d’erreurs anciennes qui n’avaient pas été reniées, ce combat s’est essoufflé, amorti, amenuisé jusqu’à disparaître parfois. Cela se manifestera par le vaste succès de l’opération « séduction » constituée par l’arrivée de Jean-Paul II. 

Quelques mois plus tôt, Pierre Moreau, aidé d’amis aussi savants que dévoués, avait relevé le flambeau et pris le relais par la fondation de la revue Didasco. En redonnant vigueur au combat contre les erreurs conciliaires, et en luttant contre l’esprit de relâchement qui menaçait de tout emporter, il s’est aussi efforcé de rectifier les erreurs et d’assainir les bases de la lutte contre la religion de Vatican II, et de remonter à ses causes pour en discerner la véritable nature : la vacance de l’autorité pontificale. 

Son talent de plume, sa vaste information, son érudition et son esprit de foi ont pendant vingt ans instruit, conforté et réjoui les catholiques de langue française qui désiraient demeurer fidèles tant à la foi catholique qu’aux fondements de la chrétienté.

 

L’achèvement de la course 

Lorsqu’avec l’arrivée de Benoît XVI une autre opération de séduction se met en place (alors que la religion conciliaire est toujours aussi fausse et destructrice), Pierre Moreau n’est plus à même de lutter activement. Ce n’est point par désertion : c’est qu’il est entré dans un autre combat, celui d’une maladie qui l’emmure peu à peu, sans qu’elle lui fasse perdre la possibilité de l’accepter et de l’offrir comme une croix unie à la Croix rédemptrice de Jésus-Christ. Cette acceptation, il la renouvelle souvent, l’offrant pour tel de ses fils dont la route navre son âme, ou pour tel compagnon de combat historique à qui il voudrait obtenir, du Dieu qui aime le courage, la lumière de la foi. 

Son dernier combat est de rester fidèle, ce qu’il fera jusqu’à la fin malgré des pressions qui essaieront en vain de lui faire accepter ce qu’il a toujours refusé : l’allégeance (quand bien même ne serait-elle que verbale) à ceux qui travaillent à détruire l’Église – et qui échoueront, nous en avons la divine assurance. De ce refus, toute sa vie témoigne : « mon honneur est fidélité », aimait-il à répéter.

 La victoire chrétienne n’est pas de voir les ennemis de Jésus-Christ réduits à l’impuissance – cela viendra en son temps et par la vertu de la croix de Jésus-Christ. La victoire du chrétien est de demeurer fidèle, de conserver la foi, de persévérer dans le combat ; elle est d’être vaincu par la vérité et par l’amour de Jésus-Christ. 

Hæc est victoria, quæ vincit mundum, fides nostra !

Telle est la victoire qui vainc le monde, notre foi

(I Jo. V, 4) 

Monsieur Pierre Moreau est un vainqueur.

Et comme le promet Jésus-Christ : Vincenti dabo manna absconditum — Au vainqueur je donnerai la manne cachée (Apocalypse II, 17).

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1 juin 2011 3 01 /06 /juin /2011 06:05

Dans la revue pour les familles La Cigale de Saint-François, l'Oncle Armand signe une chronique qui traite de la sainte Communion : il est toujours bon de se remettre devant les yeux la grandeur et l'exigence de ce Sacrement.

Mais aussi, il met en lumière que certaines théories qui circulent à propos de l'infaillibilité du Magistère ne sont rien d'autre que l'analogue du jansénisme... C'est pourquoi, avec son consentement, je la publie aujourd'hui.


La Fête-Dieu approche ; c’est une grande journée d’adoration et d’action de grâces pour Notre-Seigneur Jésus-Christ notre Dieu et notre Sauveur, lui qui a institué le grand mystère du Sacrement de la sainte Eucharistie afin de perpétuer son Sacrifice, afin de se donner à nous dans la Communion en gage de vie éternelle et afin de demeurer avec nous sur notre terre d’indigence.

C’est pourquoi, mes très chers, je consacre la présente chronique à la sainte Eucharistie : et plus précisément à la Communion, comme je le fis naguère au saint Sacrifice de la Messe.

Quand on évoque la réception de Jésus-Christ dans la communion Eucharistique, on accorde une grande importance aux conditions nécessaires, et on a raison de le faire parce que l’Apôtre saint Paul dit que celui qui s’approche indignement de la sainte Table mange et boit sa propre condamnation : il est difficile d’être plus sévère que cela et de mentionner une perspective plus terrible. Je voudrais pourtant vous montrer que ce n’est pas la seule chose à considérer.

*

Quatre conditions sont requises pour communier, vous le savez aussi bien que moi. Parmi elles, les trois premières tiennent à la nature des choses telles que Dieu l’a instituée, et aucune puissance au monde ne les peut changer : il faut être baptisé, il faut être en état de grâce, il faut avoir une intention droite.

Le Baptême est nécessaire parce que lui seul donne le pouvoir de recevoir les autres sacrements. Plus exactement, c’est le caractère que le sacrement de Baptême imprime dans nos âmes qui nous confère cette aptitude. C’est pour cela que le Baptême de désir et celui de sang ne suffisent pas : ils suppléent bien l’effet de grâce du Baptême mais ils n’impriment pas le caractère indélébile qui, en nous déléguant pour le culte de Dieu, nous donne la capacité réceptrice. Si un non-baptisé recevait la sainte Communion, il recevrait bien Jésus-Christ qui est présent dans l’hostie indépendamment de nous, mais il ne recevrait pas la grâce sacramentelle qui nous unit à Jésus-Christ et nous transforme en lui.

L’intention droite est elle aussi nécessaire. À vrai dire, elle est nécessaire à toutes nos actions, mais plus l’action est sainte, plus cette rectitude de l’intention est requise. Aussi, c’est bien pour l’amour de Dieu que nous devons aller à la sainte Table, et non pas pour quelque motif humain, comme le serait « faire comme tout le monde » ou « faire plaisir à sa marraine ».

L’état de grâce n’est pas acquis une fois pour toutes : il doit donc être l’objet de notre soin principal. Pour répondre à l’amour de Dieu, pour être prêt à chaque instant à paraître devant lui, pour ne pas manquer une occasion de le recevoir dans la communion, nous devons veiller sur cet état de grâce plus que sur la prunelle de nos yeux. Cette sollicitude est d’autant plus nécessaire que nous n’avons pas l’évidence d’être en grâce avec Dieu : nous en sommes réduits à nous rendre le témoignage sincère que nous n’avons pas mortellement péché depuis notre dernière bonne confession. Notez au passage que cela confirme qu’une sérieuse connaissance du catéchisme est indispensable à la vie chrétienne. Le nécessaire corrélatif de la présence eucharistique est la présence personnelle de Dieu en nous : sans elle, la communion n’apporte pas la vie divine, mais la mort à l’âme : Mors est malis, vita bonis, chantons-nous dans le Lauda Sion.

Être à jeun est la quatrième condition pour communier ; cette obligation tient de près à la nature des choses mais ne lui est pas absolument liée : voilà pourquoi on en peut être dispensé dans des cas de nécessité (la communion en viatique) ou pourquoi le Pape Pie XII a pu en adoucir la rigueur.

Si l’une des conditions énumérées est absente, on est indigne de la sainte Communion. Si toutes sont remplies, on n’en est pas indigne. Mais en est-on digne ? Voilà une difficulté qu’il importe d’élucider.

*

Une créature n’est jamais digne de recevoir son Créateur ; pis, un pécheur même repenti n’est pas digne de recevoir celui qui est la sainteté infinie, qui n’a rien de commun avec le péché. On n’est donc jamais digne de communier… Et pourtant c’est Notre-Seigneur lui-même qui nous appelle à la sainte Table : « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon Sang, vous n’aurez pas la vie éternelle… Venez à moi, vous tous qui peinez sous le fardeau, et je vous soulagerai… Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs au repentir… »

Comment résoudre cette aporie ? En observant ceci, qui est une vérité salutaire : être digne de recevoir son Dieu n’est pas une condition pour recevoir la sainte communion, c’en est le résultat. Nous n’allons pas communier parce que nous nous en estimons dignes, nous allons communier parce que Jésus-Christ nous y invite, parce qu’il nous y appelle tous (moyennant les quatre conditions). Et c’est la sainte Communion qui comble elle-même l’indigence de notre âme.

Une des facettes de l’hérésie janséniste fut de confondre la condition et le résultat. Les ennemis de Jésus-Christ et de son Église prétendaient qu’il faut être saint pour communier, alors que la sainteté est le fruit de la sainte communion : elle est produite non pas par notre effort (même si celui-ci est requis !), mais par l’action de Jésus-Christ infiniment saint présent dans le Sacrement.

Une erreur similaire et tout aussi néfaste circule aujourd’hui dans les milieux qu’on dit traditionnels : elle consiste affirmer que la conformité à la Tradition de l’Église une condition préalable de l’infaillibilité du Magistère, alors que cette conformité est le résultat de l’infaillibilité. Cette erreur forgée pour échapper à la logique de la foi est bien plus grave qu’une simple méprise : elle rend vain le Magistère de l’Église, elle rend impossible la connaissance certaine de la Révélation divine, elle détruit la foi sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu.

*

Loin de ces deux erreurs dévastatrices, attachons-nous à Jésus-Christ Fils de Dieu fait homme. Dans la sainte Église et par elle, il nous accorde ces deux présents qui manifestent son infinie bonté : la vertu de foi, par laquelle il nous illumine de l’éternelle Vérité ; la sainte Communion, par laquelle il anticipe dans notre âme la Vie éternelle, et nous donne les moyens d’y persévérer.

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6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 05:45

Voici, avec l'autorisation de son auteur, le texte de La chronique de l'Oncle Armand paru dans la revue des familles La Cigale de Saint-François (n°34, mars-avril 2011). Cette chronique expose familièrement un élément de grande importance pour la vie morale : le juste milieu. Car il faut garder... un juste milieu dans le maniement de cette notion.

cigaledesaintfrançois@gmail.com

Une revue pour les familles


Sans doute, fiers neveux et gentes nièces, vous avez parfois entendu justifier la médiocrité ou la lâcheté par cette explication facile : « c’est le juste milieu, il faut fuir les extrêmes ». À l’inverse, des esprits ingouvernables se disculpent en exprimant un grand mépris pour quiconque s’efforce de discerner quelle est la bonne mesure avec laquelle il faut traiter chaque chose. Il est donc un peu difficile de s’y reconnaître, et c’est à cela que je voudrais vous aider aujourd’hui.

In medio stat virtus, dit l’adage scolastique : la vertu se tient dans le [juste] milieu. Voilà un principe qui est vrai, mais qu’il importe de bien comprendre.

Il trouve sa première expression chez Aristote (quatrième siècle avant Jésus-Christ), Aristote le philosophe qui a usé de la raison humaine avec une hauteur et une justesse inégalées – inégalées sans le secours de la foi, bien sûr. Voici donc ce qu’il écrit à Nicomaque (dont on ne sait s’il s’agit de son père ou de son fils) :

« Ainsi tout homme prudent fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne mesure et lui donne la préférence, mesure établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous.

« De même toute connaissance remplit bien son office, à condition d’avoir les yeux sur une juste moyenne et de s’y référer pour ses actes. C’est ce qui fait qu’on dit généralement de tout ouvrage convenablement exécuté qu’on ne peut rien lui enlever, ni rien lui ajouter, toute addition et toute suppression ne pouvant que lui enlever de sa perfection et de cet équilibre parfait la conservant. Ainsi encore les bons ouvriers œuvrent toujours les yeux fixés sur ce point d’équilibre.

« Ajoutons encore que la vertu, de même que la nature, l’emporte en exactitude et en efficacité sur toute espèce d’art ; dans de telles conditions, le but que se propose la vertu pourrait bien être une sage mesure. Je parle de la vertu morale qui a rapport avec les passions et les actions humaines, lesquelles comportent excès, défaut et sage mesure.

« Par exemple, les sentiments d’effroi, d’assurance, de désir, de colère, de pitié, enfin de plaisir ou de peine peuvent nous affecter ou trop ou trop peu, et d’une manière défectueuse dans les deux cas. Mais si nous éprouvons ces sentiments au moment opportun, pour des motifs satisfaisants, à l’endroit de gens qui les méritent, pour des fins et dans des conditions convenables, nous demeurerons dans une excellente mesure, et c’est là le propre de la vertu : de la même manière, on trouve dans les actions excès, défaut et juste mesure. Ainsi donc la vertu se rapporte aux actions comme aux passions. Là l’excès est une faute et le manque provoque le blâme ; en revanche, la juste mesure obtient des éloges et le succès, double résultat propre à la vertu.

« La vertu est donc une sorte de milieu, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes. (…) La vertu est donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient le juste milieu entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut. »

C’est la première fois que vous lisez un texte d’Aristote, et il vous apparaît qu’il n’est pas un monstre inaccessible, mais un homme réaliste qui part de l’expérience pour étudier et définir les choses.

La première chose à remarquer est qu’Aristote attribue la qualité de juste mesure à la vertu, et pas du tout à la vérité. La vérité n’est pas dans un juste milieu – cela n’a pas de sens – parce que la vérité est ce qu’elle est ; fondamentalement elle existe en dehors de nous et avant nous. Il n’y a pas de mesure dans la vérité parce que c’est la vérité qui nous mesure.

Au contraire, nous devons mesurer notre action, la proportionner à son objet, à son but et aux circonstances ; plus encore nous devons la proportionner à notre fin dernière : et c’est là qu’intervient nécessairement la vertu. Ainsi, même si la vérité n’est pas mesurée par nous, nous devons apporter une juste mesure (de justice, de gravité, d’opportunité) dans notre énonciation de la vérité.

La seconde chose à remarquer est qu’Aristote ne connaissait pas l’ordre surnaturel : il ignorait que Dieu peut infuser dans l’âme des vertus qui atteignent directement Dieu, vertus qu’on appelle pour cela théologales : la foi, l’espérance et la charité. Et il ignorait plus encore que de fait Dieu les infuse par le sacrement de Baptême et par la contrition parfaite. Dans ces vertus théologales, il n’y a pas de juste milieu parce qu’il n’y a pas d’excès possible : on ne peut trop croire en Dieu, ni trop espérer en lui, ni trop l’aimer. L’objet est infiniment bon et dépasse totalement nos capacités. C’est ce qui faisait dire à saint Bernard : « la mesure d’aimer Dieu, c’est de l’aimer sans mesure. »

La troisième chose à remarquer, c’est que le milieu en lequel consiste la vertu n’est pas un milieu de médiocrité, une sorte de moyenne entre le bien et le mal : cela n’aurait rien de vertueux, ce serait un vice se faisant illusion, une exécrable hypocrisie. Ce milieu est une mesure, une proportion, qui fait éviter deux maux opposés (et complices), l’un par excès et l’autre par défaut. L’un de ces défauts est la négation de la vertu, l’autre en est la caricature (et l’on passe facilement de l’un à l’autre). Ainsi, si l’on parle de la si nécessaire vertu de force (vertu d’une vie énergique, courageuse et persévérante) la mollesse est négation, la brutalité est caricature ; la peur (à laquelle on cède déraisonnablement) est négation, la témérité est caricature ; l’inconstance est négation, l’entêtement est caricature, la faiblesse est négation, la dureté est caricature.

Et il en est ainsi de toutes les vertus morales, qui doivent être dirigées par la première d’entre elles : la prudence, à laquelle il revient d’apporter cette juste mesure – qu’elle conquiert en ordonnant tout à notre fin dernière, fin dernière qui est l’objet direct des vertus théologales.

Pardonnez-moi d’avoir été un peu long, mais je crois qu’il est important d’avoir une notion exacte du juste milieu, afin d’éviter la médiocrité de l’âme et la témérité de l’esprit, qui sont deux vices ravageurs. Allez, je vous embrasse avec une bonne mesure !

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19 mars 2011 6 19 /03 /mars /2011 22:42


Le Dictionnaire du foyer catholique, publié en 1956 par la Librairie des Champs-Élysées avec approbation laudative du Cardinal de Paris, Mgr Feltin, n’est pas spécialement d’esprit étroit et passéiste. C’est le moins qu’on puisse dire. Ainsi, par exemple, il consacre plus d’espace à Teilhard de Chardin qu’au concile de Trente.

N’en est que plus significative la brève notice qui traite du chant « Minuit, chrétiens » : elle est d’une belle venue, et vaut qu’on s’y arrête. En effet, elle dit tout en quelques lignes que je suis heureux de mettre sous les yeux de ceux qui auront à choisir, pour la Noël prochaine, les chants aptes à exprimer la foi catholique et à favoriser la contemplation des fidèles. Car leur responsabilité est grande, qui concerne l’élévation ou l’abaissement de l’âme, l’honneur de Dieu ou le mépris de son oeuvre.

« Minuit, chrétiens. Ce chant, que l’on qualifie volontiers de « traditionnel », et que, dans certaines paroisses, on entonne au début de la messe de Noël, n’a en réalité rien de liturgique. Il a été composé en 1847 par un nommé Placide Coppeau, d’ailleurs farouchement anticlérical, à Roquemaure, dans le Gard ; la musique est du compositeur Adam. L’allure emphatique des paroles autant que de la musique elle-même, le contraste qu’elles présentent avec la liturgie de la fête, si belle et si grande dans sa simplicité, ont fait supprimer ce chant dans plusieurs diocèses.

« L’encyclique de S.S. Pie XII sur la Musique sacrée (Musicæ Sacræ disciplina, 1956) indique que “seul l’artiste animé par une foi religieuse profonde pourra s’occuper d’art sacré, et non celui qui est sans foi ou éloigné de la pratique religieuse” ».

Mis à part le détail que l’encyclique est datée de Noël 1955, tout est parfaitement dit dans ces quelques lignes. Une œuvre indigne du culte de Dieu et du mystère de l’Incarnation s’est introduite (toute seule ?) dans les églises, et revendique même le statut de traditionnelle. Il faut la chasser sans état d’âme si l’on veut garder quelque docilité à l’Église et quelque sens de la beauté de l’amour de Dieu.

Pour ceux qui voudraient une information plus précise, voici un article de Pierre-Michel Bourguignon qui parût dans Les deux étendards n°9, en novembre 1999.


Contre un navet malfaisant

Cela fait plus de cent cinquante ans que des générations de catholiques de langue française se sont rendues à la messe de Noël avec l’assurance d’entendre sur le coup de minuit entonner le chant qu’on leur a mis sur les lèvres, dans la tête et au cœur : sur les lèvres pour le leur faire répéter, dans la tête pour s’y accorder en pensées, au cœur pour le leur faire aimer : Minuit, chrétiens…

Singulière musiquette, d’une banalité affligeante et d’une étrange renommée dont l’histoire n’est que rarement rapportée, elle ne mérite certainement pas le nom de cantique tant elle est peu religieuse d’inspiration et de contenu.

Ce chant n’est religieux que par l’intention très probablement excellente mais accidentelle du curé de Roquemaure, une petite localité sur le Rhône où, en cet an — peut-on dire de grâce ? — 1847, se construisait un pont sur le fleuve pour la route en direction d’Orange. Le bon ecclésiastique avait demandé à un érudit du coin, un certain Placide Cappeau, de composer les paroles d’un hymne pour la fête de Noël toute proche. Cappeau, juriste de formation mais établi négociant en vin, rédigea son texte le 3 décembre au cours d’un déplacement en diligence. Madame Laurey, la femme de l’ingénieur qui dirigeait le chantier du pont, avait étudié au Conservatoire national de Paris sous la direction d’Adolphe Adam et l’on comptait sur elle pour demander au maître de composer la musique sur les mots de Cappeau. Le domaine de l’art lyrique, où Adam a laissé un nom, n’était sans doute pas le lieu idéal d’où l’on pouvait attendre une œuvre d’inspiration surnaturelle. Et de fait, la déclamation notée par Adam « expressément composée pour Emily Laurey », nous dit-on, évoque davantage les états d’âme que simulent d’habitude les comédiennes à la scène que la méditation d’un cœur chrétien au soir de la Nativité.

Ce style aurait dû, par son pompiérisme résolu, mettre l’auditeur en garde. Eh bien non ! Ce fut le succès qui ne s’explique que par la détérioration à la fois des connaissances doctrinales et du goût de la foule. Mais nos raisons de refuser toute faveur à ce chant doivent être plus profondes que la seule aversion pour la médiocrité, voire la nullité de ses qualités externes. On ne peut oublier la fermentation politique et sociale qui accablait la France quand les derniers soubresauts de la Révolution (chute du premier Empire en 1815) ne s’étaient apaisés — et encore — que sous la génération précédente. Son « souffle fétide » empestait l’air de partout et imprégnait de ses relents la production de ceux que l’on appellerait un peu plus tard les « intellectuels ». Ce fut le cas pour Placide Cappeau qui se sentait à l’étroit dans Roquemaure. Il avait étudié à Avignon mais aussi à Paris. Il se lia, avec assez peu de discernement, semble-t-il, avec de grands esprits de son temps d’horizon assez différents : Frédéric Mistral, Alphonse de Lamartine, François Coppée, mais également Pierre Proudhon et son socialisme échevelé.

Adolphe Adam manqua de temps pour fignoler sa partition et fut ainsi contraint d’ébrécher le texte, ce dont Placide Cappeau s’est expliqué dans un ouvrage poétique Le Château de Roquemaure, publié plus tard. Il citait là le texte intégral et primitif de son Minuit, chrétiens assorti de notes qui ne manquent pas d’intérêt pour notre sujet. Veuille le lecteur en juger. Cappeau écrivait :

« Nous donnons les paroles, telles qu’elles furent improvisées pour un service à rendre, sur la demande du curé de Roquemaure. Adam, obligé d’improviser lui aussi la musique, nous fit réduire les paroles à ce qui a été publié, trouvant trois strophes suffisantes, et n’ayant pas le temps de changer le rythme de la quatrième. Mais, dans le chant ainsi écourté, la composition littéraire est évidemment défectueuse, tant par la suppression de la troisième strophe, indispensable au sens du reste, que par la mutilation de la quatrième, qui ne répond plus à la largeur de l’inspiration première. Nous n’acceptons, comme auteur, que la version publiée ici.

« Adam, qui appelait ce noël La Marseillaise religieuse, nous a souvent exprimé le désir de compléter tôt ou tard sa belle mélodie sur les premières paroles. La mort l’ayant empêché de réaliser ce projet, nous engageons les musiciens qui se sentiraient de force à lutter avec lui à le réaliser eux-mêmes.

« Nous avons cru devoir modifier ce qui nous avait échappé au premier moment sur le péché originel, auquel nous ne croyons pas… Nous admettons Jésus comme Rédempteur, mais rédempteur des inégalités, des injustices, de l’esclavage et des oppressions de toutes sortes qui pesaient sur l’ancienne société, non d’un péché impossible qui répugne au plus simple bon sens. »

Ainsi, Minuit, chrétiens se veut une profession de foi, mais en quel sens et de quelle foi ? Réponse de Cappeau :

« De notre foi que la lumière ardente nous guide tous au berceau de l’Enfant ! »

Même si nous redressons l’inversion poétique, la « lumière ardente » de cette foi ne nous permet pas tellement d’y voir plus clair. En revanche, on peut comprendre que le rimailleur ne se prenait pas pour rien quand il parlait avec avantage de « la largeur de l’inspiration de la première strophe ». D’autant plus qu’il nous dit en être revenu, de sa première strophe, où il avait parlé par erreur du péché originel « auquel nous ne croyons pas ». Une ligne d’orthodoxie avait échappé au poète — les chaos de la route certainement —, elle était de trop, il a fallu la changer, toute largement inspirée fût-elle.

La troisième strophe restée ignorée du grand public nous en apprend un peu plus long sur la qualité révolutionnaire de son esprit. L’auteur la dit lui-même « indispensable au sens du reste » :

De l’opulence il dédaigne les charmes
Toute hauteur s’abaisse devant lui
De l’infortune il vient sécher les larmes
Et du plus humble il veut être l’appui.

Gardons présent à la mémoire que — pardon pour le blasphème en pleine Nuit Sainte — Jésus n’est pas admis comme Rédempteur mais accepté tout au plus « comme rédempteur des inégalités, des injustices, de l’esclavage et des oppressions de toutes sortes qui pesaient sur l’ancienne société ». Somme toute Minuit, chrétiens… célèbre un philanthrope chargé de mission humanitaire par le Grand-Orient.

Souvenons-nous aussi des accointances de Placide Cappeau. Lamartine, entre autres, est une bonne référence, qui ne s’occupait pas seulement de ses élégies mais, en bon ami des francs-maçons qu’il était, professait à l’occasion sa foi solennelle en la Révolution. Il savait lui-même de qui tenir quand, à la veille de la tourmente de 1848, il évoquait un grand ancêtre coupeur de têtes et communiste primitif :

« Tout, dans le plan de Robespierre, tendait évidemment à la communauté des biens et à l’égalité des conditions. C’était l’esprit du communisme primitif, idéal des premiers chrétiens redevenu l’idéal du communisme.

« Ce partage égal des lumières, des facultés et des dons de la nature est évidemment la tendance légitime du cœur humain. Les révélateurs, les poètes et les sages ont roulé éternellement cette pensée dans leur âme et l’ont perpétuellement montrée, dans leur ciel, dans leurs rêves ou dans leurs lois, comme la perspective de l’humanité. C’est donc un instinct de la justice dans l’homme, par conséquent un plan divin que Dieu fait entrevoir à ses créatures. Tout ce qui contrarie ce plan, c’est-à-dire tout ce qui tend à constituer des inégalités de lumières, de rang, de condition, de fortune parmi les hommes, est impie. Tout ce qui tend à niveler graduellement ces inégalités, qui sont souvent des injustices, et à répartir le plus équitablement l’héritage commun entre les hommes est divin. Toute politique peut être jugée à ce signe comme tout arbre est jugé à ses fruits : l’idéal n’est que la vérité à distance » [1].

Ce même Lamartine qui avait de si bons principes, quelques semaines après la première de Minuit, chrétiens…, allait devenir ministre des Affaires étrangères dans le Gouvernement provisoire issu de la Révolution de 1848. En cette qualité, le 10 mars suivant, il accueille les délégués du Suprême Conseil du rit écossais venus féliciter le Gouvernement. Il répond :

Je suis convaincu que c'est du fond de vos loges que sont émanés, d'abord dans l'ombre, puis dans le demi‑jour et enfin en pleine lumière, les sentiments qui ont fini par faire la sublime explosion dont nous avons été témoins en 1789, et dont le peuple de Paris vient de donner au monde la seconde et, j'espère, la dernière représentation, il y a peu de jours.

La fermentation communiste était dans l’air et bouillonnait partout. L’illustre slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » venait de naître à Londres [2] un mois avant la composition amphigourique du Minuit, chrétiens… La définition d’Adam était donc la bonne et son Noël était bien la Marseillaise religieuse voulue par le parolier. Il ne célébrait nullement la Rédemption, le rachat par le Fils de Dieu fait homme de l’offense d’origine « péché impossible qui répugne au plus simple bon sens », de la désobéissance à l’ordre, mais bien le nivellement des inégalités insupportables à l’orgueil de l’homme révolté. Minuit, chrétiens… est le chant de la rébellion fondé sur l’incroyance et inspiré par les fumées de la pensée proudhonienne. Pierre Proudhon (1809-1865) auquel Cappeau aimait se frotter était le père spirituel de l’anarchisme et il était aussi franc-maçon et sataniste à ses heures [3]. Rien d’étonnant que le discours de Cappeau dans son troisième couplet fût un déguisement de la réclamation envieuse d’un partageux. Il y est question de dédaigner « les charmes de l’opulence » mais nullement de la recherche d’un bien supérieur. « Toute hauteur s’abaisse devant lui. » Peut-être, mais devant qui exactement ? On aimerait savoir. Quel est donc ce « lui » ambigu devant lequel on s’incline avec bon sens, donc sans croire au péché originel ? Ce ne saurait être Dieu, ce ne peut être alors que Satan, son singe, qui prétendra également sécher les larmes des malheureux en parodiant les Écritures [4]. De même que c’est aussi contrefaire jusqu’aux sens et aux paroles du Magnificat que d’annoncer un appui seulement humain aux plus humbles.

Ceux qui n’auraient pas compris où voulait en venir le pathos de cette séquence liront avec intérêt la quatrième strophe dans sa version originale :

Le vieux monde à sa voix soudain se régénère
La terre est libre et le ciel est ouvert
L’homme dans son esclave a reconnu son frère
Et l’amour vient unir ceux qu’enchaînait le fer.
Ah ! laissons éclater notre reconnaissance…
Debout ! Peuple, debout ! Chante ta délivrance.
Noël ! Noël ! Noël ! chantons le Rédempteur !

Le vieux monde en effet n’avait qu’à bien se tenir et cela fait cent cinquante ans que la promesse d’une régénération soudaine s’accomplit d’une sublime explosion à l’autre. La Marseillaise religieuse ne vaut pas mieux que l’autre, c’est une carmagnole. Et on voit mal ce qui peut bien passer par la tête des catholiques qui se sont entichés d’elle jusqu’à choisir d’année en année sa virulente médiocrité pour célébrer l’un des plus précieux et des plus hauts mystères de la foi catholique [5].


[1]  Cité par Jacques Crétieau-Joly : Histoire du Sonderbund [Vanderborght, Bruxelles 1850], tome I, page 101, note 2.

[2]  Mais en allemand : « Proletarier aller Länder vereinigt Euch ! » C’était la phrase finale du manifeste du parti communiste rédigé par Karl Marx et Frédéric Engels à la clôture du congrès communiste de Londres en novembre 1847.

[3]  Initié à la loge S.P.U.C.A.R. de Besançon en 1847. [Daniel Ligou : Dictionnaire universel de la franc-maçonnerie.]

[4]  Absterget Deus omnem lacrymam ab oculis (Apoc., IV, 21).

[5]  Le présent article se base sur une courte mais très instructive étude parue dans Notre histoire, de décembre 1984, pages 54 et 55.

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