Éléments sur les états de vie
Les jeunes gens et les jeunes filles qui ont un peu de générosité au cœur se demandent comment ils doivent faire fructifier la vie que le Bon Dieu leur a donnée, la foi qu’il leur a infusée, le désir de servir qu’il leur inspire.
À cette question, il faut apporter une réponse humaine et catholique : une réponse de doctrine et une réponse de prudence. Voici quelques éléments – qu’ils ne trouveront guère ailleurs – qui peuvent nourrir leur réflexion et éclairer leur jugement.
Le choix d’un état de vie n’est d’ailleurs pas le seul choix qui demande une sérieuse réflexion imprégnée de prière et de claire vue de notre fin dernière. Si, par exemple, on reste dans le monde et qu’on y fonde une famille, le choix du conjoint est crucial pour la persévérance dans la foi et dans la loi de Jésus-Christ — et même pour le simple bien-être d’ici-bas.
On est aussi parfois (en fait, très souvent !) surpris de constater combien les jeunes gens ignorent totalement le bien commun – le bien commun de leurs frères dans la foi catholique et le bien commun de la Cité – quand il s’agit de s’orienter vers un métier ou de prendre une place dans la société.
Cela demanderait aussi à être analysé et développé, mais pour l’heure je m’en tiens à la considération des différents états de vie ad majorem Dei gloriam.
La fin commune
Le sacrement de Baptême nous a communiqué la grâce sanctifiante, effaçant ainsi le péché originel, infusant dans notre âme la vie surnaturelle, faisant de notre nature le temple de la très sainte Trinité ; en même temps et par le fait même, nous sommes devenus membres de Jésus-Christ et de son Corps mystique — ici-bas l’Église militante, la sainte Église catholique romaine.
Le Baptême est donc notre dignité fondamentale, notre grande règle de vie, la noblesse de notre âme, l’exigence de la perfection : le « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » du Sermon sur la Montagne [Matth. V, 48] s’adresse à tous les baptisés.
La fin commune de toute vie chrétienne est donc la perfection de la charité, de cette charité divine qui s’étend nécessairement jusqu’au prochain, charité qui inspire toutes les vertus et en impère les actes, charité dont la vocation est de croître sans cesse pour atteindre la mesure de gloire que la Sagesse divine a mystérieusement assignée à chacun, charité enfin qui requiert la contemplation [1].
Quel que soit donc l’état de vie dans lequel nous sommes, quelle que soit notre vocation particulière, quelles que soient les circonstances en lesquelles nous nous trouvons, la fin de la vie sur terre et l’exigence de la charité demeurent identiques.
Si donc l’on se place du point de vue personnel, les divers états de vie possibles ne vont introduire qu’une différenciation dans les moyens de poursuivre et d’atteindre la perfection de la charité. Nous y reviendrons.
Mais, sous peine de sombrer dans l’« individualisme » (ou, si l’on veut, le « personnalisme ») qui émousse l’intelligence des choses divines, considérons en priorité un autre point de vue.
La vocation de l’Église
Antérieurement à la destinée de chacun, il y a la vocation de l’Église. Le dessein de Dieu est de constituer à son Fils unique une Église qui lui soit un « plérôme », une plénitude, un rayonnement de gloire, une société céleste qui sera pour lui Corps et Épouse. C’est dans cette élection de l’Église que la vocation de chacun d’entre nous prend sa source : Dieu nous destine à prendre telle place dans son Église : place quant au degré de charité et de gloire, place quant à un office particulier.
Toute vie chrétienne est donc comme « embarquée » dans l’union entre Jésus-Christ et son Église ; elle est participante de cette union mystique qui est la clef de l’histoire du monde.
Le mariage
Saint Paul exprime merveilleusement cette vérité à propos du mariage (Eph. V, 22-32).
« Que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. Or, de même que l’Église est soumise au Christ, de même aussi les femmes doivent être soumises à leurs maris en toutes choses. Vous, maris, aimez vos femmes, comme le Christ aussi a aimé l’Église, et s’est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, après l’avoir purifiée dans le baptême d’eau par la parole de vie, pour se la présenter lui-même comme une Église glorieuse, n’ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée. De même les maris aussi doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Car jamais personne n’a haï sa propre chair ; mais il la nourrit et la soigne, comme le Christ le fait pour l’Église, parce que nous sommes les membres de son corps, formés de sa chair et de ses os. C’est pourquoi l’homme abandonnera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et les deux seront une seule chair. Ce mystère est grand : je dis cela par rapport au Christ et à l’Église. »
Le saint Mariage est donc l’image de l’union entre Jésus-Christ et son Église, et c’est là sa grandeur, sa noblesse, sa première clarté aux yeux de Dieu.
Sacerdoce et virginité
Mais il y a plus grand, il y a plus effectif, plus réalisateur ; il y a dans la sainte Église deux institutions qui ne sont pas seulement l’image de l’union de Jésus-Christ et de son Église, mais qui en sont la réalisation, qui en sont l’instrument, qui en sont la réalité. Voici comment l’Abbé Victor-Alain Berto l’expose avec un bonheur incomparable :
« Il y a entre le Christ et l’Église unité de vie (ce qu’exprime l’idée de Corps Mystique) et réciprocité d’amour (ce qu’exprime l’idée des Épousailles Mystiques). Ces deux grandes réalités surnaturelles trouvent chacune leur expression dans les deux institutions les plus essentielles de l’Église : le sacerdoce et la virginité sacrée. Par le sacerdoce, en effet, c’est Notre-Seigneur qui incessamment vivifie son Église, entretient en elle, au moyen des sacrements, la vie de la grâce, et la gouverne. Par la virginité sacrée, c’est l’Église qui incessamment aussi se présente comme Épouse au Christ son Époux et lui redit sa fidélité et son amour [2]. »
Et avant ce passage si vrai, si pieux et instructif, l’Abbé Berto avait développé et justifié :
« Le Christ communique à l’Église la vie surnaturelle et c’est pourquoi il est appelé Tête de l’Église ; l’Église reçoit de Lui cette vie, et c’est pourquoi elle est appelée Corps du Christ.
« Or, outre cette relation vitale entre le Christ et l’Église, il y en a une autre dans laquelle le Christ et l’Église sont considérés non comme un seul être composé d’une tête et d’un corps, mais comme deux personnes distinctes, unies par un amour réciproque qui a son siège dans la volonté de chacune d’elles. Il s’agit donc ici non plus de la nécessaire dépendance vitale, mais de la libre appartenance d’amour entre le Christ et l’Église. “Le Christ, dit saint Paul, a aimé l’Église et il s’est livré pour elle afin d’avoir en elle une Épouse sans tache et sans ride.”
« Dans cette union spirituelle entre le Christ et l’Église, le Christ tient la fonction de l’Époux : c’est lui qui conduit et dirige l’Église, qui la protège contre ses ennemis, qui veille sur son honneur et sur sa dignité, qui enfin lui donne une perpétuelle fécondité.
« L’Église, elle, a fonction d’Épouse : elle aime le Christ d’un amour perpétuel et exclusif, elle lui témoigne sans cesse respect et dévouement, elle cherche à lui plaire en toute manière ; elle supporte pour lui toutes les épreuves et toutes les persécutions ; elle refuse toute autre autorité que la sienne ; elle est attentive à exécuter ses intentions et ses désirs ; elle ne se laisse jamais séparer de lui ; elle élève pour lui ses enfants ; enfin, son occupation principale est de contenter par sa louange, par son dévouement, par son attachement, le Christ auquel elle est indissolublement unie.
« Pour bien comprendre ce que sont l’un par rapport à l’autre le Christ et l’Église, il faut donc retenir à la fois les deux idées du Corps Mystique et des Épousailles Mystiques : le Christ est à la fois pour l’Église tout ce qu’une tête est pour son corps et tout ce qu’un époux est pour son épouse ; et réciproquement, l’Église est à la fois pour le Christ tout ce qu’un corps est pour sa tête et tout ce qu’une épouse est pour son époux [3]. »
Le sacerdoce et la virginité sacrée sont donc infiniment plus que des vocations individuelles : ils sont des fonctions mystiques d’Église. Par le sacerdoce, Jésus-Christ communique la vie à son Église ; il répand sa grâce en son sein, il la vivifie de son sacrifice, il l’illumine de sa vérité. Par la virginité sacrée, l’Église aime Jésus-Christ, elle s’immole à lui, elle lui offre un perpétuel hommage d’amour et de louange.
Retour sur terre
Quittons les hauteurs de ce point de vue, qui est le plus fondamental et qu’il ne faut jamais oublier, pour revenir à la considération de la vie de chacun.
Ne nous arrêtons pas ici à la considération de l’état de Mariage, dont nous avons d’une part évoqué la finalité qui est celle de la vie chrétienne elle-même (la perfection de la charité) et dont nous avons d’autre part rappelé la haute signification mystique (l’image de l’union entre Jésus-Christ et son Église). L’état de Mariage fait partie de la « voie commune » (ce qui n’a rien de péjoratif) et de ce fait ne comporte pas l’élection de moyens particuliers pour atteindre cette perfection de la charité. C’est l’observation des commandements de Dieu et de l’Église qui en est la grande obligation, c’est l’exercice persévérant des vertus chrétiennes qui en est la trame quotidienne.
Puisque nous parlons de voie commune – celle qui consiste à demeurer dans le monde pour y vivre de foi, d’espérance et de charité sous la forme générale de l’observation des préceptes divins – il faut dénoncer le lieu commun qui prétend que le célibat conservé au milieu du monde n’est pas un état normal : il faudrait ou se consacrer à Dieu, ou se marier. Mais pourquoi donc ne serait-ce pas un état normal ? Pourquoi ne pourrait-on pas y demeurer délibérément ? Une telle affirmation n’est fondée ni sur la sainte Écriture, ni sur l’enseignement du Magistère de l’Église ni sur sa tradition spirituelle ; et on pourrait énumérer de nombreux cas où cette situation est parfaitement justifiée.
Si l’on désire se donner à Dieu, on parlera de vocation. Là aussi, il importe de bien clarifier les choses, de bien distinguer d’une part entre vocation sacerdotale et vocation religieuse, d’autre part entre vie consacrée et vie religieuse.
Deux vocations
La vocation sacerdotale et la vocation religieuse, au rebours de ce qu’on imagine souvent, présentent plus de différences que de ressemblances.
À la vocation sacerdotale s’applique la parole de Notre-Seigneur : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jo. XV, 16). Cette vocation est donc un véritable appel, mais attention ! l’appel intérieur – le désir du sacerdoce, l’attrait vers lui – n’est que préparatoire au seul appel qui constitue la vocation sacerdotale : l’appel de l’Église par la voix de l’évêque légitime. C’est ce qu’enseigne très clairement le Catéchisme du Concile de Trente : « Vocari autem a Deo dicuntur qui a legitimis Ecclesiæ ministris vocantur – ceux-là sont dits être appelés par Dieu, qui sont appelés par les ministres légitimes de l’Église » (de Ordine§ 1). Bien sûr, l’évêque n’appelle que ceux qui se présentent librement, qui ont les qualités et la science requise, qui ont une intention droite ; mais la vocation proprement dite est donnée par l’Évêque, elle est l’appel qu’il donne au nom de l’Église [4].
À la vocation religieuse s’applique cette autre parole de Notre-Seigneur : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi » (Matth. XIX, 21). Là, la vocation est dans la volonté de perfection. Cette volonté, comme toute volonté normale, doit procéder de la compréhension de l’intelligence : Qui potest capere capiat, dit Notre-Seigneur en parlant de la chasteté parfaite pour le Royaume de Dieu, « que celui qui peut comprendre comprenne » (Matth. XIX, 12). Il faut aussi que ceqe volonté soit raisonnable, stable et droite ; il n’en reste pas moins que la vocation religieuse consiste dans la volonté.
On voit donc ainsi la différence fondamentale entre la vocation sacerdotale où l’Église appelle elle-même au nom de Jésus-Christ, et la vocation religieuse, où Dieu donne la volonté de se consacrer à lui et où l’Église ne fait qu’organiser (en approuvant et en surveillant les ordres religieux) la vie de ceux qui répondent à l’appel général fait par Notre-Seigneur.
Vie consacrée et vie religieuse
Il importe de bien distinguer aussi la vie consacrée et la vie religieuse ; il vaudrait d’ailleurs mieux parler, pour que la distinction soit adéquate, de vie simplement consacrée d’une part, et de vie religieuse d’autre part.
Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’assigner à la vie humaine une autre fin que celle de la vie chrétienne issue du Baptême : c’est toujours la perfection de la charité qu’on veut comme fin, qu’on poursuit par l’observation des préceptes divins, qu’on espère de la miséricorde de Dieu. La vie consacrée à Dieu s’engage à des abstentions et à des moyens qui, en s’opposant aux sollicitudes du monde et aux concupiscences, sont aptes à libérer la charité des pesanteurs de la nature et de la dissipation du cœur ; ils lui permettent ainsi de s’exercer plus directement et plus intensément. Et comme cela est consacré par vœu, ces abstentions et ces moyens deviennent en outre des actes de la vertu de religion qui, par eux-mêmes et spécialement, concourent à la charité.
Vie de pur amour
La vie consacrée est constituée par le vœu de virginité ou le vœu de chasteté parfaite : on donne tout son amour à Jésus-Christ, on lui consacre son corps et toutes les affections de son cœur. C’est cette vie simplement consacrée qu’ont menée les vierges de l’Église primitive, armée d’âmes pures et aimantes : sainte Luce, sainte Agnès, sainte Cécile, sainte Martine et bien d’autres. Bien qu’elles ne fussent pas religieuses et qu’elles vécussent dans la maison familiale, elles avaient donné tout leur amour à Notre-Seigneur pour vaquer généreusement à son service. Tout au long de l’histoire de l’Église, aujourd’hui encore, fleurissent ainsi les épouses secrètes de Jésus-Christ, les âmes consacrées à lui comme l’était la sainte Vierge Marie, toutes de prières, toutes de dévouement, toutes d’humilité.
On a souvent perdu de vue combien cette vie consacrée fait partie de la tradition spirituelle et de l’honneur de l’Église, et combien elle est un état fécond en sainteté, en contemplation, en œuvres de miséricorde. Il n’y a guère de doute que Jésus-Christ désire de nombreuses âmes généreuses et virginales qui réjouissent ainsi son cœur et travaillent à son règne [5].
Vie d’obéissance
La vie religieuse est une vie consacrée avec toutes ses exigences et son « office mystique » ; ce qui la différencie, c’est qu’elle est constituée par le vœu d’obéissance. La vie religieuse est distinctement une vie d’obéissance. Je n’oublie pas le vœu de pauvreté ; c’est un vœu très saint, très crucifiant, très salutaire lui aussi ; mais il est en dépendance du vœu d’obéissance.
En effet, la pauvreté religieuse consiste en l’usage dépendant : on renonce à toute propriété personnelle, on s’engage à n’user des biens matériels que dans la dépendance de la volonté d’un supérieur. On ne peut donc pratiquer la pauvreté sans supérieur, sans que la volonté soit soumise par l’obéissance ; inversement d’ailleurs l’obéissance suppose la pauvreté car si chacun conserve la propriété de ses biens et en use à son gré, l’obéissance n’est plus qu’un vain mot.
L’obéissance religieuse est très spécifique et se différencie de l’obéissance commune ; elle s’apparente à l’obéissance des enfants. Tous les hommes étant tenus à l’obéissance, il n’y aurait pas matière à vœu si l’obéissance religieuse n’était pas d’un type particulier, meilleur que l’obéissance commune.
Il faut ici rappeler, pour comprendre l’obéissance religieuse, que le pouvoir d’une personne investie d’autorité peut être de type « juridictionnel » ou de type « dominatif ».
Toute autorité s’exerce en vue du bien commun de la société dont elle a la charge, que ce soit l’Église, l’État, la famille, l’entreprise ou le club de pétanque du coin. Celui qui est investi de l’autorité a le droit et le devoir de commander aux inférieurs tout ce qui est nécessaire ou utile au bien commun, et ceux-ci rendent obéissance en raison du bien commun auquel les ordonne l’autorité. C’est le pouvoir « juridictionnel ».
Dans certaines sociétés, le bien propre des membres fait partie du bien commun parce qu’il est constitutivementet directement inclus dans leur finalité. Le pouvoir de l’autorité est alors dit « dominatif » en ce qu’il s’exerce sur le bien propre des membres. Il en est ainsi dans une société naturelle (la famille) et dans une société « artificielle » (la communauté religieuse). Cela se rencontre aussi dans les sociétés finalisées par la formation de leurs membres (école, séminaire etc.), mais de façon partielle : de façon proportionnée au bien commun de ladite société.
Les enfants ne sont capables ni de connaître ni de procurer leur bien propre ; c’est aux parents qu’incombe, de droit divin, selon la nature des choses, cette charge et cette responsabilité. Le bien commun de la famille exige d’ailleurs que les parents remettent peu à peu à l’enfant la charge de son bien propre.
Par le vœu d’obéissance, selon les modalités d’une règle, les religieux remettent à leur supérieur leur bien propre en vue de leur perfection spirituelle ; ils en deviennent comme les enfants, et par là ils accomplissent le renoncement le plus intime et le plus total : le renoncement à la libre disposition de leur volonté.
Ce renoncement si grand et si méritoire, n’est cependant possible – vertueusement possible – que si l’on est assuré que l’autorité à laquelle on se remet totalement recherchera la gloire de Dieu, la fidélité à la vérité, le vrai bien. En un mot, ce renoncement n’est possible qu’au sein de l’Église catholique, et de l’Église hiérarchisée dans laquelle tout supérieur a lui-même un supérieur, et qu’en définitive tout se résout dans l’autorité du Pape assisté par le Saint-Esprit.
C’est là que gît la grande difficulté des temps actuels : cette Autorité divinement assistée au sommet manque, non pas d’une brève éclipse, mais selon un état mystérieux qui dure et disperse les brebis du Seigneur, leurs esprits comme leurs cœurs.
Il faudrait alors au supérieur une prudence et une sagesse bien rares ; il lui faudrait une juste vue de la vérité de la foi, de la liberté des âmes et des limites de son jugement, qui relève du miracle. Et même cette délicatesse supposée extrême ne remplacera jamais la hiérarchie institutionnelle à l’intérieur de laquelle doit s’inscrire l’obéissance. Cela est d’autant plus vrai qu’on ne voue pas l’obéissance à tel supérieur, mais aux supérieurs présent et futurs : ce qui rend nécessaire l’investiture de l’Église, qui assure la catholicité et la stabilité de l’institution.
Vouer – en tout cas vouer définitivement – l’obéissance religieuse présente donc d’inextricables difficultés. Ainsi, par exemple, tout conflit (il en est de légitimes) devient insoluble et met à mal la notion même d’obéissance religieuse, ainsi que la paix des cœurs et des communautés, et la vertu de tous.
Un texte de Pie XII
Les considérations développées ci-dessus exposent le problème de la vie religieuse (problème dû à la provisoire et longue situation actuelle) sous l’aspect de la prudence surnaturelle, prudence d’autant plus nécessaire que c’est toute la vie qui est engagée, et que les biens les plus précieux sont en cause. Cette prudence est elle-même fondée sur une vérité doctrinale : le pouvoir « dominatif » (pouvoir des supérieurs religieux sur ceux qui leur ont voué l’obéissance) dérive de l’autorité du Pape. En effet, Pie XII déclare qu’en vertu des dispositions du droit canonique, qui établissent et régissent ce pouvoir « dominatif », il associe lui-même tous les supérieurs religieux à une partie de sa propre charge.
Cet enseignement se trouve dans l’Exhortation aux supérieurs généraux établis à Rome du 11 février 1958 :
« Nous vous avons associés, très chers fils, à cette partie de Notre charge, soit directement, vous déléguant par le Code de droit canon une part de Notre suprême juridiction, soit en établissant, dans vos règles et constitutions par Nous approuvées, les bases de votre pouvoir “dominatif”. Aussi Nous importe-t-il souverainement que vous exerciez l’autorité qui vous appartient selon Nos intentions et celles de l’Église. »
Cette doctrine de Pie XII avait été déjà mise en œuvre dans une réponse de la Commission d’Interprétation du Code droit canonique (26 mars 1952) qui assimilait, pour certaines choses seulement, le pouvoir « dominatif » du supérieur religieux au pouvoir de juridiction (pouvoir de gouvernement de l’Église).
Cette vérité est hélas bien méconnue. Nous sommes entourés par toute une nébuleuse de « fondations religieuses », fondations établies au nom de « suppléances » sorties d’un chapeau de magicien (sans qu’on puisse leur assigner un fondement réel ni une consistance quelconque), ou bien fondations s’édifiant sur un hypothétique « droit à la vie religieuse » (qu’on aurait peine à établir…). Ces communautés sont nanties de supérieurs autoproclamés (même s’ils sont élus par la base suivant les « constitutions »), on y prononce des « vœux de religions » en oubliant que le pouvoir « dominatif » d’un supérieur (et donc la réalité du vœu d’obéissance religieuse) ressortit à l’ordre public de l’Église, et qu’il nécessite une relation vivante de subordination à l’autorité pontificale sans laquelle il ne saurait exister.
Certes il est loisible à chacun de se placer sous l’autorité d’une autre personne dans le dessein de renoncer à la maîtrise de sa volonté pour tendre à la perfection. Mais il faut encore que cette décision soit un acte vertueux (et donc préalablement prudent) — ce qu’elle peut être tant qu’on ne prétend pas la sceller d’un vœu, qui en l’état présent ne sera pas un véritable vœu de religion, et qui risque fort d’en placer le sujet dans une situation inextricable.
C’est pourquoi il était bon de rappeler ci-dessus la sainteté de la vie simplement consacrée : elle peut constituer, pour une âme généreuse qui désire appartenir à Jésus-Christ et qui cherche la perfection évangélique, un choix d’une grande sagesse ; elle s’inscrit en tout cas dans la grande tradition mystique des âmes consacrées qui glorifient le Bon Dieu, non seulement par leurs actions, mais par leur vie même.
Ce fut l’état de vie, par exemple, d’une Catherine Lassagne, la directrice de la Providence d’Ars, âme d’une sainteté exquise formée par saint Jean-Marie Vianney à la pratique héroïque de toutes les vertus.
Conclusion
La seule chose qui importe, c’est la volonté du Bon Dieu. Si nous voulons connaître cette volonté, nous devons instruire notre intelligence et nous référer à la doctrine catholique (ce que nous venons d’essayer de faire) ; nous devons purifier notre cœur pour ne pas résister à la grâce ni nous laisser aveugler par les passions ; nous devons nous offrir de grand cœur, avec magnanimité, à cette volonté de notre Père — volonté qui n’est autre que l’amour qu’il nous porte, que notre véritable bien et que la douceur de notre vie. Nous devons surtout prier et beaucoup prier.
Enfin, nous devons rester l’esprit en paix : Dieu ne joue pas à cache-cache (encore que parfois… pour nous détacher et nous purifier), mais il nous manifestera sa volonté par mille moyens secrets ou visibles qui ne nous laisseront pas dans l’incertitude.
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Très douce Vierge Marie, qui fûtes vierge et mère, qui fûtes consacrée à Dieu et vivant dans le monde, qui vous mîtes sous l’autorité de saint Joseph, qui êtes la mère du sacerdoce et la reine des cœurs, donnez-nous de chercher, de trouver et de suivre la sainte volonté de Dieu, afin que nous imitions Jésus-Christ en toutes choses et que nous vivions de sa charité.
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[1] « C’est le propre de l’amitié de converser avec son ami. Or la conversation de l’homme avec Dieu se fait par la contemplation — Hoc videtur amicitiæ proprium simul conversari ad amicum. Conversatio autem hominis ad Deum est per contemplationem » saint Thomas d’Aquin, Contra Gentes, IV, 22.
[2] Abbé V.-A. Berto, Pour la sainte Église Romaine, p. 166. Cet extrait est tiré du texte d’un cours donné aux enfants de Notre-Dame de Joie, qui est une pure merveille.
[3] Abbé V.-A. Berto, Pour la sainte Église Romaine, pp. 165-166. Cet ouvrage contient plusieurs études sur la virginité sacrée, qui sont autant de leçons de profonde théologie et de grand amour de l’Église et des âmes.
[4] Il va sans dire qu’un évêque, pour appeler au nom de l’Église, doit être lui-même légitimement appelé par le Souverain Pontife. Nemo dat quod non habet. Cela va encore mieux en le disant.
[5] La sainteté de cette vocation ne dispense en rien des règles de la vertu de prudence — bien au contraire ! Pour demeurer fidèle, pour éviter de fléchir comme de s’aigrir, il ne faut pas se lancer sans direction, ni soutien doctrinal, ni l’entraide d’amis animés du même désir de se consumer au service de Jésus-Christ par amour pour lui.