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26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 12:03

Dans notre monde pris de folie et de rage autodestructrice, les pays les uns après les autres votent des lois autorisant, promouvant et bientôt rendant obligatoire l’euthanasie. C’est ainsi qu’en Belgique, l’euthanasie des enfants est en passe d’être acceptée par un gouvernement en folie.

Ce qui est étonnant, c’est que souvent les opposants à ces lois homicides ne savent comment argumenter pour faire barrage à ce courant proprement diabolique, ou s’en tiennent au registre sentimental ou subjectif. Il faut leur montrer que la propagande pour l’euthanasie n’est qu’un enchaînement de mensonges, et les en convaincre par des raisons vraies et permanentes.

1.  Mensonge sur le nom et la chose. Euthanasie signifie, selon son étymologie, bonne mort. En langage chrétien, la bonne mort, c’est la coïncidence entre l’état de grâce et la séparation de l’âme et du corps. Car de cette coïncidence dépendent l’éternité tout entière et donc la « réussite » de la vie terrestre. La loi du salut éternel est la même pour tous, depuis Abel jusqu’au dernier homme qui mourra dans la conflagration finale du monde : pour aller au Ciel, il faut mourir en possédant la vertu surnaturelle de charité (et donc nécessairement la foi théologale qui fait appartenir à l’Église catholique, et l’espérance qui en est la première œuvre).

L’euthanasie qu’on nous propose consiste à mourir par suicide (moyen le plus sûr pour aller en enfer, puisqu’il est non seulement un grave péché mais aussi la privation de la possibilité de faire un acte de contrition) ou par assassinat si l’on n’est pas consentant. Ce n’est même pas un assassinat en haine de la foi catholique (qui pourrait constituer un glorieux et salutaire martyre), ce n’est qu’un acte crapuleux perpétré pour des motifs de fausse compassion ou d’intérêts inavouables.

Pis encore, l’euthanasie est le vol de la mort, de cet instant précieux qui est le point d’orgue de la vie, son accomplissement. Soit qu’on vous tue sans votre consentement, soit qu’on vous persuade de vous laisser tuer, soit qu’on vous fasse sombrer dans une inconscience… inconsciente, c’est toujours la dépossession de la mort qu’on induit… elle est pourtant l’événement le plus certain et le plus décisif de la vie, celui par lequel elle prend son sens plénier.

L’honnête homme, celui qui, bien que privé de la lumière de la Révélation divine, veut vivre et mourir selon la droiture naturelle (le peut-on sans la grâce de Dieu ?), l’honnête homme sait que par la seule lumière de la raison il ignore beaucoup de choses de la mort. Mais il sait avec certitude que la mort n’est pas une fin, puisque son âme est spirituelle ; il sait qu’elle est l’accomplissement de la justice puisque sur cette terre la justice des hommes est infirme et partielle, voire partiale. Tout en lui refuse cet homicide programmé qu’on lui vante sous le nom d’euthanasie : il ne peut voir dans les médecins qui la pratiquent que de tueurs à gage, puisque ce sont des gens payés pour assassiner des innocents (et en cela l’euthanasie est comparable à l’avortement).

2.  Mensonge par confusion volontaire. Les partisans de l’euthanasie confondent (font semblant de confondre) laisser mourir selon la nature et provoquer la mort.

Pour conserver la santé et la vie, la (divine) loi naturelle nous oblige à employer les moyens ordinaires. Il y a dans cette notion de moyens ordinaires des éléments qui varient avec les époques et avec les pays ; elle comporte aussi une nécessaire proportion avec les résultats escomptés. C’est un jugement qui relève de la vertu de prudence, et qui requiert donc à son origine une ferme intention droite. Il peut y avoir dans cette notion de moyens ordinaires une zone de flou devant laquelle on reste indécis.

Il ne faut pas non plus négliger le fait que la vie humaine n’est pas un bien absolu : elle est ordonnée à la gloire de Dieu et au bien commun de la société : elle peut être consacrée, elle peut être sacrifiée, elle peut être « réquisitionnée ».

Mais le principe n’en demeure pas moins clair. Qui n’emploie pas les moyens ordinaires pour maintenir sa vie et sa santé se suicide ; qui prive autrui des moyens ordinaires de rester en vie n’est rien d’autre qu’un meurtrier.

Au contraire, personne n’est tenu, ni pour lui-même ni pour son prochain, d’utiliser des moyens extraordinaires : ceux qui sont trop coûteux, trop éloignés, dangereux, laissant des séquelles graves. Là aussi, il faut modifier le jugement selon les époques, les pays, les possibilités. C’est encore la vertu de prudence (et donc l’intention droite qu’elle requiert) qui en décidera.

Quand les moyens médicaux employés pour maintenir quelqu’un en vie deviennent très lourds ; qu’ils empêchent d’autres personnes de bénéficier des soins qu’ils monopolisent ; qu’ils sont une charge excessive et paralysante pour une famille ; qu’ils comportent des risques graves : il n’y a plus d’obligation de persévérer. On peut décider de « laisser faire la nature » sans la moindre faute morale. Et si la poursuite de la maintenance en vie devient vraiment déraisonnable, il peut y avoir nécessité morale de cesser.

La charité chrétienne réclame cependant qu’on laisse au mourant l’occasion de recevoir les derniers sacrements avant de laisser la nature faire son œuvre : c’est une réquisition de l’ordre divin des plus impérieuses.

Mais provoquer directement la mort, soit par un moyen « positif » comme une injection létale, soit par la cessation des moyens ordinaires de maintenir en vie, est un homicide volontaire, un crime qui crie vengeance devant Dieu. Et c’est ce crime que les « euthanasiens » camouflent derrière le refus de l’acharnement thérapeutique : ils le font en semant la confusion, en profitant de quelques cas limites qui se peuvent présenter et dans lesquels il est permis d’hésiter.

C’est une forme de mensonge particulièrement exécrable parce qu’elle séduit les ignorants, trouble les esprits faibles et même les autres (c’est le propre du sophisme), et annihile les clairs principes de la morale naturelle.

3.  Mensonge par insinuation calomnieuse. L’euthanasie est réclamée comme le moyen nécessaire d’exercer le « droit à mourir dans la dignité ». Mourir par suicide, mourir assassiné, mourir contre la loi de Dieu, contre la tendance la plus foncière de la nature humaine, mourir en méprisant le Jugement de Dieu… il y a une infamie de prétendre que c’est « mourir dans la dignité ». L’euthanasie est une mort indigne, criminelle, abjecte.

Cette réclamation est en outre l’insinuation que tous ceux qui se consacrent au soin et au soulagement des malades sans s’arroger le droit de vie et de mort sur eux, n’ont pas le souci de la dignité de ceux dont ils ont la charge ou n’y pourvoient pas. C’est renvoyer dans le néant le courage des malades, le dévouement du personnel médical, la sollicitude des familles. Il y a ainsi quelque chose de particulièrement répugnant dans la réclamation de légaliser l’eutha­nasie, une ingratitude fondamentale, le piétinement de toute vertu.

Une accusation contre la sainte Église catholique est souvent en filigrane dans les revendications du « droit à l’euthanasie ». Aurait-on oublié que l’Église a inventé les hôpitaux ; que l’Église a fourni des millions d’âmes consacrées qui se sont dévouées aux malades, aux mourants, aux infirmes, à tous les cas tragiques de la misère humaine (qui par ailleurs sont le fruit des péchés que l’Église est seule à combattre et à absoudre) ; aurait-on oublié que l’Église, en rappelant et en urgeant la loi divine qui interdit de tuer, a été le plus puissant stimulant aux progrès de la médecine. C’est un oubli volontaire, et la raison est que l’Église est la gardienne du droit naturel et le ministre de la charité divine, qui deux réalités que le monde a en horreur.

Pour connaître l’enseignement et la charité de l’Église – aussi incessante qu’ordonnée et délicate – il suffit de lire le discours de Pie XII qui va suivre. Mais en attendant il faut conclure.

*

Le mensonge et l’homicide sont la marque distincte du diable : « Vous avez le diable pour père, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été homicide dès le commencement, et il n’est pas demeuré dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur, et père du mensonge » (Jo. VIII, 44).

L’industrie de la perte des âmes est l’œuvre propre du diable, dans sa haine de Dieu et des hommes.

La réduction en esclavage est la marque propre du démon et de ses œuvres. Or, chaque fois que les hommes usurpent un domaine qui n’appartient qu’à Dieu, c’est un esclavage plus sournois et plus fatal qu’ils nous préparent.

La propagande pour l’euthanasie trouve sa source dans des puissances qui ne sont pas de ce monde. Le combat à mener contre elle est, et doit être, un combat essentiellement surnaturel : prière, pénitence, confiance en Dieu, témoignage de la foi catholique. Sans déserter les moyens naturels légitimes, sans mépriser les arguments de raison, sans chasser Dieu de l’ordre naturel (c’est la terrible tentation de nombreux opposants : si on y cède, c’est un anéantissement des fondements de ladite loi et un blasphème), recourons à l’intercession de la sainte Vierge Marie, « forte comme une armée rangée en ordre de bataille ». C’est elle qui vaincra, tant pour la splendeur de l’Église catholique que pour la régénération de la chrétienté.


Pie XII

Problèmes religieux et moraux de l’analgésie

En 1956, des anesthésistes avaient posé au Pape trois questions sur le bien-fondé de l’analgésie, l’atténuation ou la suppression de la conscience lors d’anesthésies générales ou du fait de l’emploi d’analgésiques centraux, et le traitement de la douleur chez les mourants, fût-ce aux dépens de la lucidité du patient et de la durée de sa vie. Le 24 février 1957, devant une assemblée internationale de 500 médecins et chirurgiens réunis à Rome par le professeur Gedda, président de l’Institut G. Mendel, Pie XII rappelait les techniques et pratiques utilisées de son temps, puis menait, à la lumière de la Révélation chrétienne, une réflexion morale approfondie sur les attitudes que l’homme est appelé à avoir, selon les circonstances, face à la douleur et aux moyens de l’atténuer. Il analysait quand l’homme est tenu de rester vigilant et quand il peut accepter de perdre la conscience et la maîtrise de lui-même.

Voici la transcription de la réponse que le Pape donnait à la troisième question, relative à l’analgésie chez les grands malades et les mourants. Très précise, mais complexe, la fin de ce discours mérite d’être lue avec beaucoup de soin. Depuis 1957, les techniques médicales ont évolué, mais les principes directeurs énoncés par Pie XII demeurent l’enseignement intangible du magistère de l’Église catholique.

[Troisième question : L’emploi des narcotiques est-il licite pour des mourants ou des malades en péril de mort, à supposer qu’il existe pour cela une indication clinique ? Peut-on les utiliser même si l’atténuation de la douleur s’accompagne probablement d’un abrégement de la vie ?]

L’emploi d’analgésiques chez les mourants…

Pour juger de cette licéité, il faut aussi se demander si la narcose sera relativement brève (pour la nuit ou pour quelques heures) ou prolongée (avec ou sans interruption) et considérer si l’usage des facultés supérieures reviendra à certains moments, pour quelques minutes au moins ou pour quelques heures, et rendra au mourant la possibilité de faire ce que son devoir lui impose (par exemple de se réconcilier avec Dieu). Par ailleurs, un médecin consciencieux, même s’il n’est pas chrétien, ne cédera jamais aux pressions de qui voudrait, contre le gré du mourant, lui faire perdre sa lucidité afin de l’empêcher de prendre certaines décisions.

Lorsque, en dépit des obligations qui lui incombent, le mourant demande la narcose pour laquelle il existe des motifs sérieux, un médecin consciencieux ne s’y prêtera pas, surtout s’il est chrétien, sans l’avoir invité par lui-même ou mieux encore par l’intermédiaire d’autrui, à remplir auparavant ses devoirs. Si le malade s’y refuse obstinément et persiste à demander la narcose, le médecin peut y consentir sans se rendre coupable de collaboration formelle à la faute commise. Celle-ci, en effet, ne dépend pas de la narcose, mais de la volonté immorale du patient ; qu’on lui procure ou non l’analgésie, son comportement sera identique : il n’accomplira pas son devoir. Si la possibilité d’un repentir n’est pas exclue, on n’en possède toutefois aucune probabilité sérieuse ; et même qui sait s’il ne s’endurcira pas dans le mal ?

Mais si le mourant a rempli tous ses devoirs et reçu les derniers sacrements, si des indications médicales nettes suggèrent l’anesthésie, si l’on ne dépasse pas dans la fixation des doses la quantité permise, si l’on a mesuré soigneusement l’intensité et la durée de celle-ci et que le patient y consente, rien alors ne s’y oppose : l’anesthésie est moralement permise.

… et chez les malades inopérables ou inguérissables

Faudrait-il y renoncer, si l’action même du narcotique abrégeait la durée de la vie ? D’abord, toute forme d’euthanasie directe, c’est-à-dire l’administration de narcotique afin de provoquer ou de hâter la mort, est illicite, parce qu’on prétend alors disposer directement de la vie. C’est un des principes fondamentaux de la morale naturelle et chrétienne que l’homme n’est pas maître et possesseur, mais seulement usufruitier de son corps et de son existence. On prétend à un droit de disposition directe, toutes les fois que l’on veut l’abrégement de la vie comme fin ou comme moyen.

Dans l’hypothèse que vous envisagez, il s’agit uniquement d’éviter au patient des douleurs insupportables, par exemple, en cas de cancers inopérables ou de maladies inguérissables. Si entre la narcose et l’abrégement de la vie n’existe aucun lien causal direct posé par la volonté des intéressés ou par la nature des choses (ce qui serait le cas si la suppression de la douleur ne pouvait être obtenue que par l’abrégement de la vie), et si, au contraire, l’administration de narcotiques entraîne par elle-même deux effets distincts, d’une part le soulagement des douleurs, et d’autre part l’abrégement de la vie, elle est licite ; encore faut-il voir s’il y a entre ces deux effets une proportion raisonnable, et si les avantages de l’un compensent les inconvénients de l’autre. Il importe aussi d’abord de se demander si l’état actuel de la science ne permet pas d’obtenir le même résultat en employant d’autres moyens, puis de ne pas dépasser, dans l’utilisation du narcotique, les limites de ce qui est pratiquement nécessaire.

Conclusion et réponse à la troisième question

En résumé, vous Nous demandez : « La suppression de la douleur et de la conscience par le moyen des narcotiques (lorsqu’elle est réclamée par une indication médicale) est-elle permise par la religion et la morale au médecin et au patient (même à l’approche de la mort et si l’on prévoit que l’emploi des narcotiques abrégera la vie) ? » Il faudra répondre : « S’il n’existe pas d’autres moyens et si, dans les circonstances données, cela n’empêche pas l’accomplissement d’autres devoirs religieux et moraux : oui. »

Comme Nous l’avons déjà expliqué, l’idéal de l’héroïsme chrétien n’impose pas, au moins d’une manière générale, le refus d’une narcose justifiée par ailleurs, pas même à l’approche de la mort ; tout dépend des circonstances concrètes. La résolution plus parfaite et plus héroïque peut se trouver aussi bien dans l’acceptation que dans le refus.


L’enseignement de Pie XII est tout entier sous-tendu par trois vérités indubitables :

–  la vraie vie n’est pas celle que nous connaissons ici-bas ; la vie véritable est la vie du Ciel, la vie de béatitude dans la gloire de Dieu, vie commencée ici-bas dans la grâce sanctifiante. Et donc la première chose dont on se doit préoccuper, c’est l’âme du malade du défunt qui doit se préparer au jugement de Dieu, en rentrant en grâce si cela est nécessaire, en se purifiant et en grandissant dans la charité ;

–  ni la souffrance ni la mort ne sont le mal absolu ; le mal absolu, celui qu’il faut fuir sans condition, c’est le péché. La souffrance et la mort peuvent (et doivent) être l’occasion d’un grand amour de Dieu, d’une efficace expiation des péchés, d’un total abandon à la sainte volonté de Dieu, et d’une particulière union à Jésus-Christ souffrant et mourant ;

–  La loi naturelle est une loi divine directrice et intangible, qui laisse une place notable à la compassion, à la prudence, à la conviction que tout le monde n’est pas capable d’héroïsme, ou que celui-ci prendra çà ou là des formes différentes.

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 21:41

Vous trouverez sous ce lien un article du R. P. Édouard Hugon, parue dans la revue des dominicains de Rome Angelicum en 1928, article qui est un commentaire et une réflexion sur la question que saint Thomas d’Aquin consacre à l’équité dans la Somme théologique.

On voit souvent cet article mentionné en référence, mais sans jamais un seul extrait ni résumé, signe que le texte de l’article n’a pas été lu ni consulté. Il y a peut-être donc un peu d’esbroufe dans ces mises en référence, qui ne sont là que pour « faire sérieux » et non pas pour approfondir la nature des choses.

J’ai eu l’idée – la tentation – de traduire l’article du Père Hugon, mais j’y ai renoncé. C’est qu’il est un travail délicat de faire une traduction fidèle, même si le latin du Père Hugon est simple à comprendre. L’art de la traduction est difficile si l’on veut l’accomplir honnêtement, en entrant dans la pensée de l’auteur et ses nuances, et en travaillant à les restituer avec exactitude et élégance dans le génie de la langue de destination.

Et puis, il ne faudrait pas vivre d’illusion. Si l’on veut connaître la pensée théologique de l’Église, et si l’on veut défendre sa doctrine autrement que par des à-peu-près et des formules incomprises, il faut apprendre le latin. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Pape Benoît  XV dans la lettre Vixdum qu’il a fait envoyer par la Sacrée Congrégation des Séminaires et Universités aux évêques d’Allemagne, le 9 octobre 1921. En commentaire du canon 1364, il déplore que l’ignorance de la langue latine fasse préférer de médiocres publications écrites en langue vulgaire aux grandes œuvres de la sagesse catholique qui exposent lumineusement la foi et la défendent avec vigueur et justesse [Enchiridion clericorum, Polyglotte vaticane, 1938, n. 1125].

Pour faire bonne mesure, je joins aussi le commentaire de Cajetan – celui que Léon XIII a fait insérer dans la Léonine – sur la question CXX de la IIa IIæ de la Somme théologique.

 

En outre, je vous propose quelques réflexions un peu plus générales qui permettront peut-être de situer la question dans sa difficulté et sa portée.

Effet de la contingence

Les vertus de prudence et de justice sont les deux principales vertus morales. Si elles sont spécifiquement totalement différentes, elles ont cependant un statut commun ce sont des vertus qui inhèrent dans des facultés spirituelles (intelligence et volonté) dont les objets sont des actes humains qui sont profondément affectés par la contingence.

La prudence rectifie et ordonne les actions humaines en tant que celles-ci perfectionnent celui qui les accomplit et le conduisent à sa fin ; la justice rectifie et ordonne les mêmes actions en tant que celles-ci insèrent dans la société celui qui les accomplit.

Même la prudence du chef ne peut ordonner les actes d’autorité au bien commun (immanent) de la société avec pleine rectitude et efficacité vraie, si les mêmes actes ne sont pas ordonnés à la fin dernière du chef lui-même, puisqu’il y a coïncidence entre cette fin dernière et le bien commun séparé de la société, c’est-à-dire Dieu.

La vertu de justice, qui incline à rendre à chacun son droit, c’est-à-dire ce qui lui appartient, ne commence à s’exercer que lorsqu’on entre en société avec autrui, ne serait-ce qu’avec un simple membre de la cité.

Ce statut particulier et commun de la justice et de la prudence (inhésion dans une faculté spirituelle ; spécification par des actes immergés dans la contingence) est la racine d’une commune nécessité : être gouverné par le haut. Cela est indispensable pour que ces deux vertus « gardent la tête hors de l’eau » (de l’opacité de la contingence).

Prudence et Sagesse

En ce qui concerne la prudence, la réflexion part d’une merveille parmi les merveilles : O Sapientia, quæ ex ore Altissimi prodiisti, attingens a fine usque ad finem, fortiter suaviterque disponens omnia : veni ad docendum nos viam prudentiæ.

Nous chantons cette antienne de Vêpres le 17 décembre, premier jour de la grande neuvaine préparatoire à Noël. Et voici qu’à la divine Sagesse l’Église demande de venir nous enseigner la voie de la prudence.

C’est qu’il existe une prudence de la prudence, une prudence supérieure qui gouverne cette vertu par le haut : c’est la sagesse. Sans cette sagesse, il n’y a pas de perfection de la prudence, il y a même parfois imprudence.

Il faut restaurer la prudence, lui redonner son lustre, son office d’auriga virtutum, son rôle directeur universel dans l’action humaine. C’est une urgence. C’est une restauration sans laquelle la paresse morale sera toujours présente et périlleuse.

Mais il faut que la prudence demeure dans l’ordre, à sa place, sous peine de devenir une vertu chrétienne devenue folle, selon la judicieuse expression de Chesterton. Comme le disait fort à propos Jean Madiran : « Une vertu chrétienne devient folle lorsqu’elle échappe aux relations de voisinage, de complémentarité ou de subordination qu’elle entretient avec les autres vertus » (Itinéraires n. 21 p. 13).

J’en prends deux exemples.

Le premier est quand la prudence devient autonome, auto-justifiante (et qu’elle cesse ipso facto d’être prudence). Une prudence qui ne prend conseil que d’elle-même, qui trouve en elle sa raison d’agir et son ultime fondement, est une « prudence » qui mène à tous les abus : c’est la triste histoire de la morale de situation, si justement fustigée par Pie  XII. Pour libérer la vie morale d’une pseudo-conscience externo-juridique dans laquelle on l’englue depuis trois siècles, on a dissous totalement la loi et l’ordre auxquels la prudence doit ajuster l’agir humain… Et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus.

Le second est qu’un jugement que l’on porte sur l’agir d’autrui ne peut pas être un jugement de prudence : il y manque la tête et la queue. Il n’y a pas l’intention droite qui est interne à celui qui agit (intention que la prudence a pour mission de transporter jusqu’à l’agir effectif) ; il n’y a pas non plus l’imperium qui achève la prudence et la fait exister. Et donc un jugement extérieur, si sagace soit-il, ne peut jamais se substituer à un jugement de prudence : et par manque de « juridiction » et aussi par manque de qualité, de consistance. C’est ce que les professionnels de la correction fraternelle devraient se remémorer, parce que cet aspect des choses doit entrer dans leur jugement de prudence, qui les fera se taire (souvent), parler (parfois) et surtout donner à leur correction le tact nécessaire pour que celle-ci reste à sa place.

En fait, la vertu est un ordre. Retirer une vertu de cet ordre, ou lui donner un rôle indu, c’est détruire tout l’ordre : cela est aussi vrai de l’ordre naturel que de l’ordre surnaturel. Il y a les « idolâtres » de la foi (sans les œuvres) ou de la charité séparée de la foi ; il y a les chevaliers de la force, de la modestie, de la patience ou de l’eutrapélie ; il peut y avoir les hérauts indiscrets de la prudence ; il y a mille manières d’exercer l’esprit propre au détriment d’un ordre qui demande sans cesse ajustement, unité et renoncement. Et prière.

Le « juste milieu » de la vertu n’est pas seulement le juste milieu de l’objet de la vertu, mais aussi le juste milieu de l’exercice de la vertu elle-même (qui s’applique même aux vertus théologales – en ce qu’elles élicitent), et là la prudence illuminée et soutenue par la sagesse et par la Sagesse a un grand rôle à jouer.

Justice et Équité

Tout comme il y a une « prudence supérieure », il y a une « justice supérieure », une justice de la justice, qui gouverne cette vertu par le haut : c’est l’équité. Sans elle, il n’y a pas de perfection de la justice, il y a même parfois injustice : summum jus summa injuria.

Il est fort nécessaire de ne pas perdre cela de vue, sinon la vertu devient une mécanique, une sorte d’habitude de la cogitative : elle cesse par le fait même d’être vertu.

L’équité est une justice qui domine les trois parties subjectives de la justice. Il y a une « haute justice » de la justice commutative, une plus « haute justice » encore de la justice distributive ; et quand il s’agit de la justice légale, l’équité se concrétise en épikie (qui en constitue l’aspect purement légal – mais on peut discuter du vocabulaire).

Mais, comme le fait remarquer à juste titre le commentateur de la Revue des Jeunes (le P. Bernard, o. p.), l’équité, étant une vertu éminente, présuppose une recherche éminente de la vertu : « disposition propre aux grandes âmes, calmes et spiritualisées, habitude qui cherche (…) ses principes de direction dans une prudence extrêmement élevée et ses principes de réalisation dans un sens tout à fait achevé de la justice, dit le sens de l’équité. Évidemment de telles vertus ne sont pas simplement annexées à la justice ; elles y mettent le comble. »

Il faut une vertu éminente, en effet, et un ajustement perpétuel, et une pureté d’intention sans cesse renouvelée. Sans cela, l’abîme est grand. Nous l’avons vu pour la prudence dégénérée en morale de situation.

Si l’équité veut elle aussi s’affranchir de la nature des choses, s’affranchir de la connaissance de la loi et de sa nature, alors, par un processus tout à fait analogue, on est conduit à un esprit d’anarchie camouflé sous le nom d’équité ou d’épikie, qui n’est qu’une caricature de la justice. C’est pour cela qu’il ne suffit pas d’invoquer et d’exalter l’équité : il faut voir que cette invocation et exaltation accroissent la nécessité de la loi, et un juste discernement du domaine d’application de cette équité. Sinon, on tombe dans une « légalité de situation ». Et fiunt novissima hominis illius pejora prioribus.

Ut filii lucis ambulate

 

Ces rapides réflexions sont sujettes à mille précisions et améliorations. Mais elles voudraient replacer la perspective de la vie morale dans celle de la magnanimité. La corruption de la société, la lourdeur de la vie quotidienne, les blessures du péché et la longueur du temps ensevelissent trop souvent cette vérité qui est toute fondamentale dans la vie chrétienne : nous sommes les enfants de Dieu, les rachetés de Jésus-Christ crucifié, les promis à la gloire éternel. Cela doit influer à chaque instant sur l’esprit et la mise en œuvre des vertus de prudence et de justice. Levons la tête !

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30 octobre 2013 3 30 /10 /octobre /2013 22:13

ou : les « anarchistes de droit divin »

Nous n’avons pas de Pape, « doux Christ en terre » qui lie et qui délie pour que la vie d’ici-bas et celle du Ciel soient ajustées. Nous n’avons pas d’évêque (de vrai évêque) pour nous assigner un ministère, pour nous donner des directives, pour nous guider, pour nous contrôler, pour nous punir s’il le faut.

Alors, si nous en prenons à notre aise avec le droit de l’Église, nous n’obéissons à plus personne ni à plus rien : nous donnons dans l’anarchisme, cette maladie qui gangrène tout le petit monde des tradis où chacun n’obéit en définitive qu’à son propre sentiment, à son idée du bien, à sa volonté propre. Ce n’est pas seulement une anarchie ecclésiale, c’est aussi une maladie spirituelle.

Le droit de l’Église, c’est l’expression de la volonté de Dieu — de Dieu qui a tout remis à son Église pour nous enseigner, nous sanctifier et nous conduire dans la voie du Salut. Le droit n’est pas la foi qui garde toujours une primauté sans discussion (évidemment !), mais le droit indique la foi, le droit applique la foi. Si l’on prétend défendre la foi en faisant fi du droit et si l’on porte cette prétention au bout de sa logique, cela s’appelle le schisme.

—  Mais que faites-vous de l’épikie ? Vous n’allez tout de même pas prétendre que cela n’existe pas ! Avez-vous fait attention à la direction que vous prenez ?

Il est bien sûr qu’existe l’épikie – surtout en période d’absence de l’Autorité – sans laquelle on tombe dans une sorte de fondamen­talisme qui focalise l’esprit sur la matérialité des choses, ce qui est ainsi inhumain et pour autant immoral. Mais à la condition de recourir de façon honnête et non pas magique à l’épikie.

Je m’explique. L’épikie est une bénigne interprétation de la loi, à l’encontre de la lettre de la loi mais selon l’intention du législateur. Elle relève de la justice générale (ou légale) quant à sa nature, et de la prudence (particulièrement de la gnomè) quant à sa mise en œuvre.

*

Sous l’aspect de justice, pour recourir honnêtement à l’épikie, il faut se donner la peine de connaître la lettre de la loi, il faut se donner la peine de discerner la qualité de la loi ; il faut se donner la peine de discerner la volonté du législateur.

Trop souvent, on se contente d’une vague connaissance de ce que commande l’Église, on néglige de rafraîchir sa mémoire sous la raison préalable que « de toutes les façons, il y a épikie ». Autant dire : « En définitive, je ferai comme je veux. »

Puis il faut s’interroger sur la qualité de la loi que l’on rencontre : est-elle une loi divine intangible parce qu’elle constitue la nature des choses ? Est-elle une loi ecclésiastique qui établit elle aussi l’ordre des choses ? Est-elle une loi ecclésiastique qui organise, permet, exige, interdit dans l’ordre de l’exécution ?

Dans les deux premiers cas, il ne peut pas y avoir épikie : cela n’a pas de sens.

Relève du premier cas la dévolution de l’épiscopat, qui fait partie de la constitution même de l’Église parce qu’elle constitue l’unité de sa hiérarchie et la réalité de sa succession apostolique. L’invocation de l’épikie ne peut dispenser du mandat apostolique qui fait de l’évêque un successeur des Apôtres, un membre de la hiérarchie de l’Église, un évêque catholique. L’épikie ne peut empêcher que, par la nature des choses, un évêque sacré sans mandat apostolique inaugure une pseudo-hiérarchie dissidente ou s’y insère.

Relève du second cas, par exemple, la perte de consécration d’un autel par séparation (même très brève) de la table supérieure de son soubassement (Canon 1200 § 1). La bonne intention du maçon qui les a séparés (même si c’est par erreur ou en vue de consolider la jonction) n’y change rien : ce n’est plus un autel consacré, apte à porter le saint Sacrifice. L’épikie ne peut empêcher cette perte : elle est d’un tout autre ordre.

Dans ce second cas, la question « épikique » serait : suis-je dans une situation qui m’autorise à célébrer en dehors d’un autel consacré ? Suis-je dans un camp soviétique ? Suis-je au fond du hallier vendéen pendant que brûlent les églises ? Poser la question sous son angle véritable, c’est le plus souvent en trouver la bonne réponse.

Pour illustrer le troisième cas, la matière ne manque pas. Prenons le renouvellement des Espèces eucharistiques. Le Code de droit canonique, le Rituel romain et le Cérémonial des Évêques, si l’on met bout à bout leurs exigences, prescrivent de célébrer la sainte Messe chaque semaine dans l’église où est conservé le Saint-Sacrement ; de ne consacrer que des hosties relativement fraîches ; de renouveler fréquemment celles qui ont été consacrées (Canons 815, 1265 & 1272 ; Rituel (édition 1952, tit. V, c. 1, n. 7) ; Cérémonial des Évêques, l. I, c. 6, n. 2).

Si, pour un cas particulier, on veut connaître et invoquer l’intention du législateur, il faut d’abord remarquer que l’exigence de la loi ne se limite pas à écarter tout risque de corruption des saintes Espèces ; il faut aussi célébrer la sainte Messe. La raison en est le lien essentiel qui existe entre la présence réelle et le saint Sacrifice de la Messe. La présence est pour le Sacrifice, sa raison d’être est d’être signe (et donc cause) du Sacrifice de la Croix offert sur l’autel. Il est contre nature de dissocier la conservation de la sainte Eucharistie et la célébration de la sainte Messe.

Il faut ensuite observer que l’Église est d’une grande sévérité en la matière, puisqu’au moins depuis le xvie siècle (S. C. du Concile, 5 avril 1573, et nombreux actes subséquents), le Saint-Siège n’a accordé aucune autorisation de dépassement de temps qui aille au-delà d’une seconde semaine. L’Église semble donc bien estimer qu’au-delà, le risque est grand, non seulement de corruption des saintes Espèces, mais aussi de négligence, de banalisation, d’oubli, ou encore de dissociation entre Présence réelle et sainte Messe.

C’est que la volonté du législateur n’est pas laissée à l’appréciation arbitraire de tout un chacun. Bien souvent elle s’exprime dans la loi elle-même, ou dans sa genèse ; on la trouve aussi en considérant les dérogations que le législateur a accordées, et celles qu’il a toujours refusées, même dans des cas extrêmes.

*

L’épikie relève de la prudence dans sa mise en œuvre. En cela, elle est semblable à toutes les actions humaines. Ce qu’il faut noter, c’est que la prudence suppose la rectification de la volonté dès l’origine de son processus, puisque saint Thomas d’Aquin enseigne que la rectitude de l’appétit est le critère de la vérité pratique. Le rôle de la prudence est donc de conduire cette droiture de la volonté de l’intention-source de l’acte humain jusqu’à son exécution, y compris la conduite de l’action elle-même (ou de son abstention).

En cela, la prudence est profondément différente du « bon sens », lequel fait abstraction de la rectitude de la volonté ; elle diffère d’une « bonne intention » qu’on « plaque » après avoir réfléchi et pris sa décision, celle-ci ayant été arrêtée sans référence à l’ordre qui relie de façon efficace et proportionnée les moyens à la fin (manière de procéder qui est la caractéristique de la deuxième classe d’homme, selon saint Ignace). Le « bon sens », si on l’entend au sens de sagacité, n’est qu’une partie intégrale de la prudence, et pas du tout la vertu de la vérité pratique à lui tout seul.

Pour parodier Bernanos – qui affirmait que l’optimisme est une contrefaçon de l’espérance à l’usage des imbéciles – on peut dire que le bon sens est une contrefaçon de la prudence à l’usage des imbéciles.

Bernanos ne parle pas d’un tempérament optimiste (ce qui est en dehors de la volonté) mais du recours « incantatoire » à l’optimisme comme étant la bonne attitude de l’âme. Le bon sens invoqué comme règle « magique » de l’action mérite le même traitement. Car ce bon sens, si grand et juste qu’on le suppose, ne peut pas se substituer à la prudence, parce que celle-ci recherche la vérité de l’action (et donc l’ordre à la fin par la conformité à la loi) en étant conduite par la droiture de la volonté (qui impère la mise en œuvre de toutes les ressources de l’expérience, du jugement etc.). Il faut avoir du bon sens, mais il faut avoir le bon sens de laisser le bon sens à sa juste place : le bon sens ne peut se substituer à la prudence ; il lui manque l’ordre à la fin qui structure l’acte de prudence en tout son développement.

J’en dirais de même d’un prétendu « nez catholique », ersatz de l’instinct de la foi, succédané de l’esprit de foi, raccourci qui prétend dispenser d’étudier et de méditer tel ou tel point de doctrine, échappatoire au devoir de « rendre raison de l’espérance qui est en nous ». C’est ainsi qu’on peut parfois voir se dresser « bon sens » contre « bon sens » et « nez » contre « nez », sans règle objective ni référence à l’Église — sauf comme référence subordonnée à son « bon sens » (dans la pratique), ou à son « nez » (dans la doctrine). Les querelles doctrinales deviennent ainsi inexpiables et mortelles, les divergences insolubles.

*

Le temps dure, et nous devons durer, tenir, progresser chaque jour. Mais il ne faut pas que cela nous fasse « oublier Jérusalem ». Surtout pas. Bien au contraire.

Or l’épikie alléguée tous azimuts dans des domaines où elle ne peut s’exercer, tout comme l’invocation d’une quasi-universelle « suppléance de juridiction » qu’on excipe même quand elle n’a aucun fondement objectif et communicable (sans qu’il y ait de mise en œuvre d’un caractère sacramentel ou de titulus coloratus), fait qu’on s’installe dans un monde clos, parallèle à la réalité de l’Église, et qu’on ne pleure plus super flumina Babylonis.

Tout cela donne l’impression que pour avoir la conscience tranquille, il suffit de fabriquer une espèce de balai qu’on intitule « bon sens » ; ensuite, dès qu’entrent en jeu la Constitution de l’Église (qui est tout de même divine !) ou son droit (qui est toujours en vigueur et oblige en conscience !), on donne un coup de balai pour évacuer le problème avant même de l’étudier sérieusement, en disant : « Il y a nécessité, il y a épikie, il y a suppléance de juridiction. » De cette épikie, on fait la loi générale : devant l’énoncé d’un précepte d’Église, ce n’est plus la prudence qui se demande comment l’observer, c’est l’automatisme qui recherche comment s’en dispenser. De la suppléance de juridiction on fait un droit autojustifié, un état stable et permanent : et voilà qu’on élabore la notion de juridiction de suppléance. Passez muscade ! C’est une imposture et un grand péril. Il vous faudra bien supporter que je le crie de temps à autre. À temps et à contretemps.

 

 

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21 septembre 2013 6 21 /09 /septembre /2013 11:58

Les articles du Père Thomas Deman, o.p., sont toujours d'un immense intérêt, tant ce prêtre dominicain (1899-1954) a étudié les sciences morales et a participé à a remise en valeur du rôle central et nécessaire de la vertu de prudence dans la vie humaine, tant naturelle que surnaturelle.

Voici donc un travail dans lequel il examine avec bienveillance deux idées propres à M. Jacques Maritain, idées qu'il rejette à la fin d'une analyse fine et profonde.

Comme il arrive souvent dans ce genre d'écrits, il y a de nombreux obiter dicta (dits-en-passant) parsemant son texte, qui contiennent une grande partie de l'intérêt de la lecture. Sur le rôle de la prudence, la place des conclusions de saint Alphonse de Liguori, la nécessité de l'expérience, le Père Deman nous illumine et nous régale : je vous laisse le découvrir.

Un autre chose qui ressort de notre étude, c'est que la maladie de Maritain n'était pas, comme se plaisent à le dire nombre de paresseux qui prétendent le réfuter ou le critiquer sans analyse sérieuse, ... n'était pas le rationalisme mais au contraire le pseudo-surnaturalisme. Cette maladie qui a rongé beaucoup de contre-révolutionnaires du dix-neuvième siècle, beaucoup d'auteurs de seconde zone dont certains font aujourd'hui des maîtres, cette maladie donc a empoisonné Maritain. Son personnalisme ravageur et dissolvant de toute société n'a été que la laïcisation de son pseudo-surnaturalisme.

Le diagnostic du Père Deman (qu'il n'explicite pas beaucoup) était partagé par le Père Santiago Ramirez o.p. (une grande figure de la théologie d'Espagne au vingtième siècle), par Louis Jugnet, par le Chanoine Lallement et par le Père Michel-Louis Guérard de Lauriers o.p. (je ne nomme que ceux pour lesquels je suis certain).

Place au Père Deman dans Sur l'organisation du savoir moral.


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3 octobre 2012 3 03 /10 /octobre /2012 09:49

L’Avertissement du Cardinal Siri à propos du vêtement masculin porté par les femmes vient d’être (enfin) réédité, et c’est l’occasion de méditer sur la gravité de l’enjeu : si elle n’apparaît pas toujours au premier abord, elle nous est montrée par les conséquences et les développements qui ne cessent de s’aggraver sous nos yeux.

*

La folie des hommes est un mal qui empire chaque jour. L’apostasie des nations chrétiennes et la prévarication des autorités religieuses se sont attaquées à la foi catholique, puis ont insulté à la loi naturelle, lui déniant d’être une loi morale universelle et intangible. La perversité des hommes n’en est pas restée là, mais elle s’en vient à nier même les fondements corporels de la loi naturelle. C’est le comble de la révolte contre Dieu.

Cette folie est doublement criminelle : elle renverse l’ordre naturel en faisant de cette terre une jungle cruelle où règne la loi du plus fort (le plus menteur, le plus voleur, le plus vicieux) en attendant d’envoyer le bétail humain dans l’enfer des damnés.

La preuve en a mille fois été faite : qui ne veut pas de Dieu pour maître devient l’esclave des démons et des hommes ; qui ne veut pas de Jésus-Christ pour Vérité s’ensevelit sous le mensonge qui l’asphyxie ; qui ne veut pas de la doctrine catholique pour lumière se condamne à vivre dans les ténèbres savamment entretenues par les « docteurs en humanité » qui se rient de lui et lui volent son âme ; qui ne veut pas de la sainte Vierge Marie pour douce mère traîne une tristesse incoercible, fruit des passions désordonnées, et la traînera éternellement s’il ne se convertit pas d’urgence.

*

La fin de tout semble être atteinte dans la « théorie du gender ». Pour faire perdre le souvenir de la volonté de Dieu inscrite dans la nature des choses, pour détruire la famille et enchaîner les hommes dans les pires turpitudes, ce système en vient à nier l’évidence la plus palpable et la plus universelle : Dieu a séparé l’humanité en deux sexes corporellement différenciés dès leur origine sans l’intervention d’aucune volonté humaine, nécessairement complémentaires dans la propagation du genre humain, possédant des virtualités (mentales et sociales) différentes et hiérarchisantes qui sont une grande richesse naturelle de la nature humaine.

Cette théorie ridicule, absurde et dévastatrice prétend que la liberté humaine ne peut tolérer qu’on soit homme ou femme sans libre choix personnel, et qu’il faut donc se libérer de ce donné de la nature ; elle prétend que la distinction naturelle des sexes n’est qu’une convention sociale et une contrainte héritée de l’obscurantisme du passé ; elle proclame que chacun est libre de choisir son orientation (c’est-à-dire de s’adonner à tous les caprices, certains étant plus monstrueux encore que ceux que Dieu a châtiés dans la destruction totale de Sodome et de Gomorrhe), et que ce droit est intangible, social, chirurgical même, et que la loi doit le reconnaître en instituant non seulement l’égalité mais l’indifférence totale entre les deux sexes, incluant la possibilité de revendiquer celui de son choix, et d'en changer à volonté.

*

Il faut bien sûr vomir, rejeter, réprouver, condamner de telles absurdités destructrices : il y va de la gloire de Dieu, du salut éternel des âmes, du simple ordre naturel.

Mais il faut perdre l’illusion qu’on peut combattre les conséquences en conservant les causes ; il est déraisonnable de prétendre qu’on peut supprimer l’aboutissement en maintenant le principe.

Cette confusion des sexes, si néfaste, si funeste, aux conséquences exterminatrices de l’ordre instauré par Dieu, cette confusion a délibérément commencé par la confusion vestimentaire. Les ennemis de Dieu ont engagé leur affaire de loin, avec un sens tactique très affûté : les mentalités ont été conquises par le port féminin du pantalon, la société s’est aplatie, les marchands de révolte et de mensonges ont prospéré sans peine parce que petit à petit les consciences n’offraient plus de résistance. La confusion vestimentaire a inéluctablement entraîné, malgré qu’on en ait, le processus que nous désapprouvons aujourd’hui et qui emportera tout, ne laissant rien de l’ordre naturel (et a fortiori rien de l’ordre surnaturel).

*

Le Cardinal Siri ne pouvait connaître ni deviner toutes les conséquences qui se développent sous nos yeux et envahissent tout (la « théorie du gender » est devenue d’enseignement obligatoire en classe de première !). Mais le prélat a mis le doigt sur la cause, sur le point de départ, sur la porte d’entrée dans la mentalité des chrétiens et des chrétiennes : c’est pour cela que son opuscule est si précieux et mérite d’être mis entre les mains de toutes celles qui déplorent l’aboutissement et ne voient pas (pas encore…) qu’elles en sont responsables par leur manière de s’habiller. Il ne faut pas avoir peur de le leur dire, et le Cardinal le fait fort bien.

La réédition de son Avertissement arrive donc à point, afin que chacun soit informé de sa culpabilité, afin qu’il soit possible de sortir de l’aveuglement social et spirituel qu’est le pantalon féminin.


Couverture Siri 

Cardinal Joseph Siri

Avertissement à propos du vêtement masculin porté par les femmes

Deuxième édition revue et augmentée, 2012

41 pages, cahiers cousus brochés, dos carré.

ISBN 978-2-9517845-6-7

 

Association Saint-Jérôme

3, allée de la Sérénité

F – 33490   Saint-Maixant

www.saint-jerome.fr

 

Prix unitaire 5 €

1 exemplaire : 6,4 € franco

5 exemplaires : 25 € franco

10 exemplaires : 40 € franco

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5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 22:00

 

Nous sommes les victimes du monde qui combat Jésus-Christ et du modernisme son complice : ils prétendent exercer une charité sans foi, sans vérité, sans justice ni bien commun, et cette charité ne peut qu'être illusoire et destructrice… — et nous, par une réaction insensée, nous en venons à considérer que la charité n’est qu’une annexe de la vie chrétienne, plus ou moins généreuse mais facultative. Et c’est là une erreur destructrice, rendant la vie chrétienne illusoire.

Nous sommes les victimes des doctrines américanistes et des pratiques activistes, qui réduisent la charité à l’amour du prochain, et bien souvent à l’amour du lointain — et nous, par une réaction insensée, nous prétendons nous cantonner dans l’amour de Dieu, faisant semblant d’estimer que l’amour du prochain pourrait être dangereux ou dissipant.

Tout le mystère du Jeudi-Saint, toute la liturgie de l’Église catholique viennent protester contre cette dénaturation de la charité que nous accomplissons, en commençant par professer cette vérité absolue et éternelle : la charité est la vie chrétienne ; la vie chrétienne est la charité.

*

*     *

Trompés, délibérément trompés par ces erreurs, nous traînons une vie faite de rancunes, d’inimitiés et de froideurs ; nous multiplions les paroles dures, les pensées méprisantes, les attitudes blessantes — refusant de pardonner et de rendre service, ou nous laissant aller sans vergogne au sans-gêne.

Et pour « justifier » cela, nous inventons mille prétextes, tous plus « convaincants » les uns que les autres…

Mais ces prétextes que nous estimons convaincants, ils sont insupportables aux yeux de Dieu et incompatibles avec l’amour du Sacré-Cœur de Jésus : car aujourd’hui Notre-Seigneur Jésus-Christ nous enseigne le contraire et nous donne l’exemple inverse.

*

*     *

À la lumière de cet enseignement et de cet exemple, examinons quelques-uns des prétextes qui nous aveuglent et nous empêchent d’être disciples de Jésus-Christ.

–  C’est à lui de faire le premier pas… Comme si nous étions quelqu’un de vraiment supérieur voire d’extraordinaire. Et si Notre-Seigneur n’avait pas fait le premier pas pour nous sauver (et le second et le troisième), nous serions irrémédiablement voués à l’Enfer.

–  Si je pardonne, cela va apparaître comme une faiblesse… Se renoncer à soi-même, suivre l’exemple de Jésus-Christ, est-ce vraiment une faiblesse ? Abandonner la vérité, battre la coulpe des autres, renoncer au droit d’autrui, oui cela est faiblesse. Mais ouvrir son cœur pour le rendre semblable au Sacré-Cœur de Jésus, c’est la plus grande force du monde.

–  Si je me réconcilie comme ça, je vais avoir l’air ridicule… Et alors ? Ce ne serait rien d’autre que le ridicule de Jésus-Christ moqué par les Juifs et les soldats. D’ailleurs, il est très probable que ce ne sera pas le cas, mais le démon et l’amour-propre stimulent l’imagination pour faire craindre ce qui n’arrivera pas, et qui n’est pas à craindre.

–  Je pardonne, mais je n’oublie pas… Ce qu’il faut surtout ne pas oublier, c’est que nous serons traités par Dieu comme nous aurons traité notre prochain : empressons-nous d’oublier, non pas pour devenir naïf, mais pour attirer la miséricorde de Dieu sans laquelle nous sommes perdus.

–  Si je suis charitable, on va en abuser, on va me prendre pour une « bonne poire »… Mais oui, c’est cela la mesure de la charité : être poire. C’est la mesure qu’a choisie Jésus-Christ à notre égard, et nous en avons abusé outre mesure. Dès lors comment le reprocher à notre prochain ?

*

*     *

Car le Jeudi-Saint est le jour du Commandement nouveau, de la quintessence de l’Évangile, du cœur de la vie chrétienne : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés.

Il est donc urgent, indispensable, de nous méditer le comment de l’amour que Notre-Seigneur nous a manifesté et qu’il nous porte, afin que nous puissions nous livrer à l’imitation de Jésus-Christ, puisque c’est cela qui nous est commandé.

L’Évangile nous a enseigné tout à l’heure que Notre-Seigneur nous a aimés jusqu’à la fin : il n’a pas laissé la volonté de son Père en plan, il a achevé notre salut. L’amour du prochain est persévérant.

Jésus-Christ lave les pieds de ses Apôtres, lui qui est Maître et Seigneur (et qui n’abandonne pas ces titres par lâcheté ou par démagogie). Se faisant le dernier, s’agenouillant devant tous, il nous donne l’exemple de l’humble service qu’il rend avec simplicité. Même à Judas dont il connaît la forfaiture. Il souffre de cette prévarication dont l’issue lui est connue, mais cela ne l’empêche pas de proposer à Judas sa Miséricorde et de l’appeler « mon ami » au jardin des Oliviers.

Notre Seigneur institue la sainte Eucharistie et nous laisse son Sacrifice (« faires ceci en mémoire de moi ») ; ainsi, il ne nous quitte pas, mais demeure avec nous et en nous pour que nous soyons sauvés en lui. Aimer le prochain, c’est l’attirer au saint Sacrifice de la Messe, c’est y prier pour lui, c’est le lui faire aimer.

Le pardon total et immédiat donné au Bon Larron, en récompense de son acte extraordinaire de foi et de sa contrition manifeste le dessein de gloire et de miséricorde que Jésus-Christ a pour nous. Aimer, c’est pardonner, sans retour, sans condition, sans « chichi ».

Enfin, Notre-Seigneur se dépouille de tout, de ce qu’il a de plus cher, de plus précieux, de plus aimable : la très sainte Vierge Marie qu’il institue notre mère sur la Croix. C’est l’ultime marque de son amour ; c’est un appel à ce délicat amour du prochain qui passe par Notre-Dame, qui la fait connaître et aimer, qui se place sous sa protection maternelle.

Voilà comment Jésus-Christ nous a aimés, voilà comment il nous appelle à vivre. Il y tient tellement qu’il précise à ses Apôtres : c’est à ce signe qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, que vous vous aimez les uns les autres.

En ce Jeudi-Saint, demandons la grâce d’être (enfin ?) de vrais disciples de Jésus-Christ, pour que cette charité à laquelle il nous appelle produise une éternité de Gloire.

 

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9 mars 2012 5 09 /03 /mars /2012 21:16

 

Les blasphèmes publics, caractérisés, intentionnels, se multiplient. Face à ce déchaînement de haine – car il faut l’appeler par son nom – les catholiques sont souvent désarmés et ne savent comment réagir. Voici quelques réflexions, ni infaillibles ni définitives, qui peuvent aider à y voir clair. 

* 

Le blasphème est une parole (des lèvres ou du cœur, ou bien un acte éloquent) qui constitue une injure à Dieu, spécialement par la négation de la foi ou par la profération d’un mensonge à son égard.

 Saint Augustin, dans son Contra mendacium, définit ainsi : « Blasphemia est per quam de Deo falsa dicuntur — le blasphème est ce par quoi des choses fausses sont dites à propos de Dieu. »

 Et saint Thomas d’Aquin (IIa-IIæ q. 13 a. 1), d’expliquer que le blasphème est une atteinte à la confession de la foi, parce qu’il nie la bonté de Dieu : 

« Le mot blasphème implique, semble-t-il, une certaine dérogation à une bonté éminente et surtout à la bonté divine. Or, dit saint Denys l’Aréopagite, Dieu “est l’essence même de la vraie bonté”. Par suite, tout ce qui convient à Dieu appartient à sa bonté, et tout ce qui ne lui appartient pas est loin de cette raison de parfaite bonté, qui est son essence. Donc celui qui ou bien nie de Dieu quelque chose qui lui convient, ou bien affirme de lui ce qui ne lui convient pas, porte atteinte à la bonté divine. Une telle atteinte peut avoir lieu de deux façons : tantôt elle a lieu seulement suivant l’opinion de l’intelligence, tantôt il s’y joint une certaine détestation de sentiment. Ce qui fait que cette sorte d’atteinte à la bonté divine est soit dans la pensée seulement, soit aussi dans l’affectivité. Si elle se concentre uniquement dans le cœur, c’est le blasphème du cœur ; mais si elle se produit au-dehors par des paroles, c’est le blasphème de la bouche. Et en cela le blasphème s’oppose à la confession de la foi. » 

* 

Il est important de le noter : nier l’existence de Dieu ou sa Providence, nier le mystère de la sainte Trinité ou de l’Incarnation rédemptrice, sont des blasphèmes ; et ils le sont autant et davantage encore qu’injurier Dieu, l’insulter ou le déshonorer. 

Le judaïsme qui refuse de reconnaître en Jésus-Christ le Messie Fils de Dieu, l’islam qui nie que celui-ci est Dieu le Fils un avec son Père, l’athéisme et le déisme, ces négations fondamentales de la foi sont des blasphèmes contre Dieu : ils l’injurient par nature. 

Il ne faut donc pas restreindre la caractérisation du blasphème à la sonorité des paroles ou aux gesticulations extérieures ; les contre-vérités sur Dieu sont des blasphèmes, même si elles prennent l’apparence de la modération, de la sagesse. 

Il faut noter aussi ceci : nous sommes dans une société dans laquelle le blasphème est devenu institutionnel (en France, il est même constitutionnel) ; il est permanent, il contamine toute la vie publique et devient pour chacun des membres de la société un redoutable péril qui s’insinue dans les cœurs comme à leur insu. L’ordre social apostat est donc une forme particulièrement grave de blasphème. Là aussi, il ne faut pas s’arrêter à l’éclat extérieur : le blasphème larvé est plus grave et plus périlleux. 

*

 Cela étant établi – il sera important de s’en souvenir quand nous réfléchirons sur le problème de la collaboration – venons-en au fait des « œuvres artistiques » blasphématoires : théâtre, cinéma, sculptures, peintures etc. 

Les blasphèmes sont une abomination qui outrage le Bon Dieu et ils sont la plus noire ingratitude à son égard. Les blasphèmes publics attirent la colère de Dieu et sont la plus grande atteinte au bien commun. Voilà la donnée fondamentale. 

Si l’on possède une quelconque autorité publique, il faut réagir en faisant usage de cette autorité publique. Toute autre attitude est la négation même de l’autorité. 

Si l’on ne possède aucune autorité, on se trouve devant une éventuelle double obligation : 1/ de correction fraternelle ; 2/ de réparation du scandale et de la prévention contre ses ravages. C’est ce qu’il faut examiner. 

* 

Ces deux obligations relèvent des mêmes principes, et on peut donc les traiter de façon commune. Il faut considérer deux éléments : l’efficacité de la réaction et les moyens employés.

 La réaction surnaturelle, celle qui consiste à « consoler » Dieu par une charité accrue et à réparer l’outrage par un surcroît de prières et de pénitences, cette réaction est toujours droite et efficace. La sainte Vierge Marie était debout au pied de la Croix dans le silence ; elle n’était pas en train de défiler à Jérusalem. Le défilé était organisé par ceux qui avaient crié Barrabas, effaçant le souvenir du défilé des Rameaux qui n’a pas porté de fruits à long terme… 

* 

On peut, voire on doit, envisager une réaction publique. Mais il faut qu’elle soit efficace, et plus encore qu’elle n’utilise pas de moyens qui vont se retourner contre la finalité initiale. C’est là qu’il faut se souvenir qu’il y a une logique des moyens, une logique plus forte que l’intention qu’on y a mise, plus forte que l’attention qu’on y porte ou qu’on y prétend porter. Utiliser des moyens inadéquats ou des moyens mauvais, c’est à coup sûr se trouver en sens inverse de la direction de départ. 

Ce qui permet d’éliminer tout de suite manifestations et pétitions : ce sont là moyens fondés sur la « souveraineté populaire » dont l’argumentation fondamentale est : nous sommes nombreux à défaut de nous sommes les plus nombreux. Ni vérité, ni ordre, ni vertu, ni Dieu dans ces moyens : ils s’accordent au blasphème institutionnel dont il a été question plus haut, il est à craindre qu’ils ne le fassent rejoindre. 

Il reste donc l’intervention directe et les cérémonies réparatrices publiques. Il n’y a aucune objection, bien évidemment, pour les secondes si elles ne sont pas des manifestations déguisées. 

* 

Une première forme d’intervention directe est la prière publique sur le lieu du blasphème. J’applaudis des deux mains.

J’ai été très impressionné par les jeunes gens qui se sont mis à genoux sur la scène du théâtre blasphémateur de Paris et qui ont récité le chapelet. C’est divinement efficace : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. » — « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi moi-même devant mon Père qui est dans les Cieux. »C’était aussi humainement efficace : paralysant et ridiculisant pour les organisateurs soixante-huitards qui ont fait appeler les CRS ! Honneur au courage de ces jeunes gens, et à leur prière édifiante ! 

L’autre type est l’intervention physique. Il ne faut pas l’exclure, loin de là. Les ennemis de Jésus-Christ comptent trop sur notre lâcheté. Mais il faut qu’elle soit guidée par la prudence (la prudence qui est la vertu des martyrs, et non la fausse prudence qui est le vice des couards) : quant à l’effet, quant au bilan global. Ainsi honneur à Avignon à ceux (à celui ?) qui ont fracassé la prétendue « œuvre artistique » blasphémant le crucifix : et parce qu’ils ont cassé l’objet et parce qu’ils ont agi de telle manière qu’ils ne se sont pas fait prendre. 

* 

Quelle collaboration solliciter ou accepter pour ce genre d’action ? De quel soutien spontané faut-il se réjouir ? S’il n’y a pas de grille universelle à appliquer, il faut cependant tenir le plus grand compte de ce qui est rappelé supra : les négations de Jésus-Christ (même silencieuses) sont elles aussi des blasphèmes, et des blasphèmes fondamentaux. On ne combat pas un blasphème par la complaisance pour d’autres blasphèmes. 

C’est peut-être le lieu de rappeler la comparaison toujours éclairante que prend le Père Pedro Descoqs s.j. (1877-1946) : « Supposons que deux groupes d’hommes, l’un de croyants et l’autre de non-croyants, se mettent d’accord pour porter les éléments lourds d’un échafaudage sur le parvis de Notre-Dame. Le premier groupe a l’intention de construire l’échafaudage pour la restauration de la façade. Le second veut construire l’échafaudage, mais l’utiliser pour mettre le feu à l’église. Les deux groupes sembleraient d’accord sur le résultat immédiat : apporter les morceaux de bois devant la cathédrale. Mais les intentions et les buts des uns et des autres sont contradictoires. Leur connubium est donc tout simplement immoral et doit donc être condamné sans réserve. Mais supposons au contraire que ces deux groupes aient prévu de transporter les éléments de l’échafaudage, et veuillent tous les deux s’en servir pour restaurer la façade de l’église. Le premier, c’est vrai, par esprit de foi et pour honorer Dieu, tandis que le second veut simplement préserver une merveille artistique et un héritage de la vieille France. Bien qu’elle soit moins élevée, cette deuxième intention n’est en rien immorale. On ne voit donc pas où seraient l’injustice et l’immoralité chez les catholiques qui collaboreraient avec le second groupe en vue du même résultat pratique à obtenir, transporter les éléments sur la place de Notre-Dame, puisque les uns et les autres cherchent à coopérer dans la même bonne action. » 

Quelle est la fin véritable de ceux qui proposent de se joindre à nous ? telle est la question qu’il faut résoudre : la fin qu’ils poursuivent, la fin des moyens qu’ils emploient. 

* 

Il est vrai que ce que je dis ne semblera pas assez concret. Mais il faut voir dans chaque cas, il faut purifier son intention, il faut orare et laborare pour savoir ce qu’il convient de faire. 

Mais je répète les deux choses qui me paraissent les plus concrètes et les plus impératives.

1. La première réaction doit être de « consolation » (si quelqu’un outrage ma mère, je vais d’abord la consoler et la soutenir avant de songer à me retourner contre celui qui l’a offensée).

2. Il y a une logique des moyens, et c’est la plus tenace. Il ne faut donc céder en rien aux moyens fondés sur les principes des ennemis qu’on veut combattre : sinon le résultat n’est que publicité faite aux œuvres blasphématoires, sans compter la dilution voire l’inversion des principes sains et saints qu’on professait au départ. 

Comme je le disais en commençant, ces quelques notes sont plus un défrichage qu’une conclusion fermement mûrie : mais elles peuvent être utiles à la réflexion.

 

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2 février 2012 4 02 /02 /février /2012 19:18

... la correction fraternelle

 

La vertu de charité est la vertu chrétienne par excellence, et elle l’est à un triple titre :

–  elle est une vertu théologale, dont les actes atteignent directement Dieu — qui est son objet en ce qu’il a de plus intime, de plus divin, de plus « constitutif » : l’amour ;

–  elle est une vertu définitive, qui demeurera dans le Ciel au degré qu’on a mérité pendant notre vie terrestre. Elle est ici-bas le prodrome de la vie éternelle ;

–  elle est une vertu architectonique, parce qu’elle ordonne et unifie les actes de toutes les autres vertus, les rendant méritoires, les faisant concourir à la gloire de Dieu.

 

La charité est une vertu une ; l’objet qui la spécifie est donc un : c’est Dieu lui-même, Dieu dans son intimité. Mais l’amour dont nous aimons Dieu par cette vertu n’est pas originellement nôtre : il est l’amour même dont Dieu nous a aimés le premier et nous aime actuellement. Notre amour pour Dieu s’étend donc nécessairement à tout ce que Dieu aime de son amour béatifiant et glorifiant, à tout ce qui est actuellement capable de participer à la gloire de Dieu. C’est ainsi que c’est par la charité théologale que nous devons aimer la sainte Église catholique, les âmes du Purgatoire et notre prochain — sous peine de mutiler la charité et, partant, de la perdre.

En raison de cette unité et de cette indivisibilité de la charité que l’Apôtre saint Jean déclare : « Nos ergo diligamus Deum, quoniam Deus prior dilexit nos. Si quis dixerit, Quoniam diligo Deum, et fratrem suum oderit, mendax est. Qui enim non diligit fratrem suum quem vidit, Deum, quem non vidit, quomodo potest diligere ? Et hoc mandatum habemus a Deo : ut qui diligit Deum, diligat et fratrem suum Nous donc, aimons Dieu, puisque Dieu nous a aimés le premier. Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. Car comment celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et c’est là le commandement que nous tenons de Dieu : Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » [I Jo. IV, 19-21].

Et Notre-Seigneur de donner ainsi la clef de la vie chrétienne : « Mandatum novum do vobis : ut diligatis invicem : sicut dilexi vos, ut et vos diligatis invicem. In hoc cognoscent omnes quia discipuli mei estis, si dilectionem habueritis ad invicem Je vous donne un comman­dement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. C’est en ceci que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » [Jo. XIII, 34-35].

*

*     *

Peu après, Jésus-Christ complète son enseignement : « Qui habet mandata mea, et servat ea : ille est qui diligit me. Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo : et ego diligam eum, et manifestabo ei meipsum Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime. Or celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai à lui » [Jo. XIV, 21].

La charité est donc une vertu active, qui ne peut se contenter de sentiments, de vagues désirs, de velléités. Elle doit produire des actes pour être conservée, pour être augmentée, pour être préservée : pour être vivante et donc réelle.

Les actes de charité sont de deux sortes : certains sont directe­ment produits par la vertu – ils sont élicités – tandis que d’autres sont commandés par la vertu de charité et exécutés par d’autres vertus dont ils sont l’objet – ils sont impérés.

Les actes impérés sont les plus nombreux : ils recouvrent toute la vie quotidienne où rien ne doit échapper à l’empire de la charité. L’Apôtre saint Paul l’exprime ainsi : « Sive ergo manducatis, sive bibitis, sive aliud quid facitis : omnia in gloriam Dei facite Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quelque autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » [I Cor. X, 31].

Parmi les actes de charité élicités à l’égard du prochain, se trouvent en bonne place ceux de la correction fraternelle : c’est-à-dire les actes par lesquels on éclaire le prochain qui est dans l’erreur ou l’on reprend celui qui est dans le péché, afin de l’aider à se ressaisir.

*

*     *

Dans le traité de la charité, saint Thomas d’Aquin consacre une question à la correction fraternelle [IIa IIæ q. 32], en y faisant une importante distinction : autre la correction accomplie en raison de l’autorité dont on est investi ; autre celle faite en vertu de la charité.

La première est une obligation de justice : elle doit être accomplie à temps et à contretemps, quand bien même on n’aurait pas d’espoir de correction, parce que le silence de l’autorité est alors une forme de complicité et donc une injustice. Certes la mesure, le tact, le sens de l’opportunité sont nécessaires ; saint Paul le rappelle avec simplicité : « Et vos patres, nolite ad iracundiam provocare filios vestros : sed educate illos in disciplina et correptione Domini Et vous, pères, n’excitez pas vos enfants à la colère ; mais élevez-les dans la discipline et l’instruction du Seigneur » [Eph. VI,  4]. Mais cette nécessaire prudence guide ce qui demeure une justice : un dû, le bien d’autrui. Car l’exercice ferme de l’autorité est un bien strictement dû aux inférieurs, puisque être gouverné par l’autorité est leur bien propre, leur perfection.

 

Deux conditions

Quand il s’agit d’un acte de charité, de strictes conditions s’imposent à la correction fraternelle, résumées par le Père Guérard des Lauriers :

« Dire cette vérité [concernant la rectification morale personnelle], c’est exercer la correction fraternelle. Deux conditions sont pour cela requises : être en situation pour juger juste, estimer probable l’amendement suggéré » (La Charité de la Vérité, dans Itinéraires n. 155 page 219).

Ces deux conditions sont judicieusement énoncées, et permettent de distinguer la charité de ses contrefaçons (très néfastes : corruptio optimi pessima — la corruption du meilleur est la pire chose).

 

Être en situation pour juger juste requiert trois éléments.

–  1.  Avoir l’intention droite. En toute action humaine, une intention droite est requise ; mais ici la nécessité va plus loin. En effet, il n’y a pas de jugement vrai en matière pratique (sur ce qu’il faut faire ou éviter) sans la droiture de l’intention. C’est un ensei­gnement très important de saint Thomas d’Aquin : « Verum intellec­tus practici aliter accipitur quam verum intellectus speculativi. […] Nam verum intellectus speculativi accipitur per conformitatem intellectus ad rem. […] Verum autem intellectus practici accipitur per conformitatem ad appetitum rectum — Le vrai de l’intellect pratique se prend autrement que celui de l’intellect spéculatif. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec la réalité. Mais le vrai de l’intellect pratique dépend de la conformité avec l’appétit rectifié » Somme théologique, Ia  IIæ, q. 57, a. 5.

Connaître la vérité, c’est faire passer la réalité de la chose extérieure dans l’intelligence. Agir en vérité, c’est faire passer la droiture de l’esprit dans la conduite de l’action extérieure ou dans la réalisation de la chose.

Pour exercer une charité vraie, la droiture de l’intention et la rectification de l’esprit sont nécessaires. Il ne faut jamais corriger son prochain sous l’influence de la rancune, de l’impatience ou de l’exaspération ; ni pour décharger sa bile, ni pour la satisfaction qu’on en retire. Cela est impératif, sinon ce n’est qu’une caricature de charité, aux effets sont bien pires que le mal qu’on prétend corriger.

La nécessité de l’intention droite est une obligation grave, qu’il faut examiner à chaque fois, qu’il faut conserver de bout en bout dans l’exercice de la correction fraternelle.

–  2.  Connaître vraiment l’action (ou la parole, ou la situation) qu’on croit devoir reprendre : sa nature, sa réalité, ses circonstances, ses motivations. Il ne faut pas se contenter d’impressions, ni de on-dit, ni de soupçons plus ou moins téméraires. « La paresse d’esprit ajoutée aux bonnes intentions donne lieu presque immanquablement à des phénomènes de décomposition morale », dit avec sagacité Jean-Baptiste Morvan (Itinéraires n. 64, page 76).

Là aussi, l’obligation est grave. Si l’on croit vraiment que la charité est la reine des vertus, il apparaît clairement que son exercice est celui qui demande le plus de soin et de renoncement.

–  3.  Avoir un sûr critère de jugement. N’est objet de correction que ce qui va à l’encontre de la loi de Dieu et des vertus qu’elle inspire. Il faut donc renoncer à corriger les actions qui nous heurtent parce qu’elles sont contraires à nos habitudes, à nos coutumes fami­liales ou grégaires, à nos traditions locales etc. C’est encore un point très important. La charité est l’amour de Dieu, elle est l’infusion de l’amour de Dieu dans la vie humaine ; elle n’est pas l’infusion de notre manière de faire ni de notre façon de voir les choses.

 

Bonne réception et efficacité

L’exercice de la correction fraternelle est un acte de charité, un acte qui est tout entier pour le prochain. Le souci de sa réception par icelui est donc un principe constitutif dont l’absence fera tourner au mal ce qu’on doit accomplir pour le bien. Là encore, trois éléments sont à prendre en compte.

– 1.  Dire, et non pas faire dire. Une des causes les plus fréquentes qui font déchoir la correction fraternelle au rang de cause d’irritation voire d’inimitié, est la lâcheté. Il n’est pas facile de corriger son prochain en face à face. Du coup, on a recours à un tiers qu’on charge de dire à notre place ce qu’on n’ose dire soi-même. Tous les prétextes sont bons : le temps qui manque, la distance trop grande, la crainte de se mettre en colère, le fait que la tierce personne sera plus douce, etc. Mais nous savons bien que tout cela n’est que prétexte, et que le fond du problème est notre lâcheté… ou bien un certain sentiment que notre correction n’est pas justifiée.

En faisant dire, on se prive de l’ajustement naturel que la présence du prochain et sa réaction produisent ; les corrections par intermédiaire sont le plus souvent disproportionnées : elles ne sont donc pas vertueuses — sans compter qu’elles peuvent être ressenties comme une sorte de mépris pour celui qu’on veut corriger.

– 2.  Dire franchement. Comme c’est un acte de vertu qu’on est en train d’accomplir, il faut une franchise qui est simplicité sous le regard de Dieu. Ni brutalité, ni véhémence ni raideur donc ; mais des paroles claires, qui ne procèdent pas par allusion, par sous-entendu, ni en « tournant autour du pot ».

Dans le même ordre d’idée, s’il faut dire et dire franchement, il faut dire aussi à la bonne personne : à celle qui est vraiment responsable de la décision ou de la chose mauvaise. S’en prendre au conjoint, aux enfants ou à un sous-fifre ne fait rien de bon. Mieux vaut se taire ! Et c’est pourtant quelque chose de très fréquent…

– 3.  Choisir des circonstances favorables (temps, lieu, discrétion etc.). C’est une évidence, mais il peut être utile de le rappeler.

La correction fraternelle est un acte de délicate charité qui peut faire un bien immense ; y procéder sans prudence ni renoncement la fait déchoir au rang de poison de la vie sociale. En retour, il est bénéfique pour chacun d’entre nous de rester quelqu’un de « facile » à aborder et à corriger : on y parvient en combattant l’amour-propre qui isole et sépare du « circuit de la charité », autrement dit de la Communion des Saints.

 

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6 avril 2011 3 06 /04 /avril /2011 05:45

Voici, avec l'autorisation de son auteur, le texte de La chronique de l'Oncle Armand paru dans la revue des familles La Cigale de Saint-François (n°34, mars-avril 2011). Cette chronique expose familièrement un élément de grande importance pour la vie morale : le juste milieu. Car il faut garder... un juste milieu dans le maniement de cette notion.

cigaledesaintfrançois@gmail.com

Une revue pour les familles


Sans doute, fiers neveux et gentes nièces, vous avez parfois entendu justifier la médiocrité ou la lâcheté par cette explication facile : « c’est le juste milieu, il faut fuir les extrêmes ». À l’inverse, des esprits ingouvernables se disculpent en exprimant un grand mépris pour quiconque s’efforce de discerner quelle est la bonne mesure avec laquelle il faut traiter chaque chose. Il est donc un peu difficile de s’y reconnaître, et c’est à cela que je voudrais vous aider aujourd’hui.

In medio stat virtus, dit l’adage scolastique : la vertu se tient dans le [juste] milieu. Voilà un principe qui est vrai, mais qu’il importe de bien comprendre.

Il trouve sa première expression chez Aristote (quatrième siècle avant Jésus-Christ), Aristote le philosophe qui a usé de la raison humaine avec une hauteur et une justesse inégalées – inégalées sans le secours de la foi, bien sûr. Voici donc ce qu’il écrit à Nicomaque (dont on ne sait s’il s’agit de son père ou de son fils) :

« Ainsi tout homme prudent fuit l’excès et le défaut, recherche la bonne mesure et lui donne la préférence, mesure établie non relativement à l’objet, mais par rapport à nous.

« De même toute connaissance remplit bien son office, à condition d’avoir les yeux sur une juste moyenne et de s’y référer pour ses actes. C’est ce qui fait qu’on dit généralement de tout ouvrage convenablement exécuté qu’on ne peut rien lui enlever, ni rien lui ajouter, toute addition et toute suppression ne pouvant que lui enlever de sa perfection et de cet équilibre parfait la conservant. Ainsi encore les bons ouvriers œuvrent toujours les yeux fixés sur ce point d’équilibre.

« Ajoutons encore que la vertu, de même que la nature, l’emporte en exactitude et en efficacité sur toute espèce d’art ; dans de telles conditions, le but que se propose la vertu pourrait bien être une sage mesure. Je parle de la vertu morale qui a rapport avec les passions et les actions humaines, lesquelles comportent excès, défaut et sage mesure.

« Par exemple, les sentiments d’effroi, d’assurance, de désir, de colère, de pitié, enfin de plaisir ou de peine peuvent nous affecter ou trop ou trop peu, et d’une manière défectueuse dans les deux cas. Mais si nous éprouvons ces sentiments au moment opportun, pour des motifs satisfaisants, à l’endroit de gens qui les méritent, pour des fins et dans des conditions convenables, nous demeurerons dans une excellente mesure, et c’est là le propre de la vertu : de la même manière, on trouve dans les actions excès, défaut et juste mesure. Ainsi donc la vertu se rapporte aux actions comme aux passions. Là l’excès est une faute et le manque provoque le blâme ; en revanche, la juste mesure obtient des éloges et le succès, double résultat propre à la vertu.

« La vertu est donc une sorte de milieu, puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes. (…) La vertu est donc une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient le juste milieu entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut. »

C’est la première fois que vous lisez un texte d’Aristote, et il vous apparaît qu’il n’est pas un monstre inaccessible, mais un homme réaliste qui part de l’expérience pour étudier et définir les choses.

La première chose à remarquer est qu’Aristote attribue la qualité de juste mesure à la vertu, et pas du tout à la vérité. La vérité n’est pas dans un juste milieu – cela n’a pas de sens – parce que la vérité est ce qu’elle est ; fondamentalement elle existe en dehors de nous et avant nous. Il n’y a pas de mesure dans la vérité parce que c’est la vérité qui nous mesure.

Au contraire, nous devons mesurer notre action, la proportionner à son objet, à son but et aux circonstances ; plus encore nous devons la proportionner à notre fin dernière : et c’est là qu’intervient nécessairement la vertu. Ainsi, même si la vérité n’est pas mesurée par nous, nous devons apporter une juste mesure (de justice, de gravité, d’opportunité) dans notre énonciation de la vérité.

La seconde chose à remarquer est qu’Aristote ne connaissait pas l’ordre surnaturel : il ignorait que Dieu peut infuser dans l’âme des vertus qui atteignent directement Dieu, vertus qu’on appelle pour cela théologales : la foi, l’espérance et la charité. Et il ignorait plus encore que de fait Dieu les infuse par le sacrement de Baptême et par la contrition parfaite. Dans ces vertus théologales, il n’y a pas de juste milieu parce qu’il n’y a pas d’excès possible : on ne peut trop croire en Dieu, ni trop espérer en lui, ni trop l’aimer. L’objet est infiniment bon et dépasse totalement nos capacités. C’est ce qui faisait dire à saint Bernard : « la mesure d’aimer Dieu, c’est de l’aimer sans mesure. »

La troisième chose à remarquer, c’est que le milieu en lequel consiste la vertu n’est pas un milieu de médiocrité, une sorte de moyenne entre le bien et le mal : cela n’aurait rien de vertueux, ce serait un vice se faisant illusion, une exécrable hypocrisie. Ce milieu est une mesure, une proportion, qui fait éviter deux maux opposés (et complices), l’un par excès et l’autre par défaut. L’un de ces défauts est la négation de la vertu, l’autre en est la caricature (et l’on passe facilement de l’un à l’autre). Ainsi, si l’on parle de la si nécessaire vertu de force (vertu d’une vie énergique, courageuse et persévérante) la mollesse est négation, la brutalité est caricature ; la peur (à laquelle on cède déraisonnablement) est négation, la témérité est caricature ; l’inconstance est négation, l’entêtement est caricature, la faiblesse est négation, la dureté est caricature.

Et il en est ainsi de toutes les vertus morales, qui doivent être dirigées par la première d’entre elles : la prudence, à laquelle il revient d’apporter cette juste mesure – qu’elle conquiert en ordonnant tout à notre fin dernière, fin dernière qui est l’objet direct des vertus théologales.

Pardonnez-moi d’avoir été un peu long, mais je crois qu’il est important d’avoir une notion exacte du juste milieu, afin d’éviter la médiocrité de l’âme et la témérité de l’esprit, qui sont deux vices ravageurs. Allez, je vous embrasse avec une bonne mesure !

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22 mai 2010 6 22 /05 /mai /2010 20:18

Peut-on admettre, en fait, une exceptionnelle licéité de cette demande ?

C’est à cette question d’une grande gravité que répond l’article que le chanoine René Le Picard, docteur ès droits canonique et civil, a publié dans l’Ami du Clergé en 1947, et dont vous trouverez la transcription intégrale sous ce lien (étant excepté un post-scriptum hors sujet).

Cette gravité est tout d’abord objective ; elle tient à l’objet lui-même, puisque la loi civile sur le divorce, prolongeant l’œuvre impie des lois instaurant le « mariage civil », a été et demeure un des grands fers de lance de la secte tant contre la civilisation chrétienne – dont l’un des principaux fondements est la sainteté du mariage – que directement contre le salut éternel des âmes que ces lois entraînent dans des situations propres à engendrer le désespoir.

Mais la gravité de la question est aussi subjective, en ce sens que l’esprit de nombreux catholiques – je n’excepte pas ceux qui font profession d’être intégralement fidèles à la tradition de l’Église – est affecté par deux faiblesses.

En premier lieu, il faut placer l’ignorance : non pas la simple nescience, ni l’ignorance des caractéristiques et des devoirs essentiels de l’état de mariage, mais l’ignorance du droit public du mariage. Certes, nul n’est obligé d’avoir une connaissance approfondie du droit de l’Église et de ses rapports au droit civil, à moins que son devoir d’état ne le requière. Cette ignorance est donc d’ordinaire de peu de conséquence ; mais il en va tout autrement quand les ignorants se mêlent des donner de conseils, d’inciter des proches en situation conflictuelle à demander le divorce, ou de trancher des cas pour lesquels ils devraient se savoir incompétents : malgré qu’ils en aient, leur responsabilité est gravement engagée.

En second lieu, il faut regretter l’incapacité à envisager un problème dans la perspective du bien commun. L’anarchie dont nous souffrons n’est pas simplement un péril extérieur pour la foi et pour la pratique catholique, elle est un péril intérieur par la disparition progressive de la justice générale, partie de la vertu de justice qui nous ordonne au bien commun et nous y fait travailler. On a perdu de vue non seulement que le bien commun l’emporte sur le bien personnel, mais encore que le bien commun est, pour chacun des membres de la société, sa propre perfection : tant par les conditions extérieures qu’il assure que parce que – en raison de la nature foncièrement sociale de l’homme – il est objet de la vertu de chacun et la fin des membres.

Cette méconnaissance de la primauté du bien commun et cet individualisme ravageur ne datent pas d’aujourd’hui, nous en avons le témoignage de l’auteur de l’article présenté qui le déplore à plusieurs reprises et qui y voit l’une des causes principales du laxisme qu’il combat de façon très argumentée et très concrète.

En particulier, il y a grand dommage au bien commun, scandale pour la société et pour le prochain, et grand péril pour les protagonistes, de demander la suppression du lien civil (et des obligations conséquentes) d’un vrai mariage : cela n’est donc jamais permis, tout au moins dans les pays où existe le statut de « séparation de corps » (qui est déjà par elle-même un acte bien grave, sur lequel l’Église a légiféré avec beaucoup de sévérité — canons 1128-1132 — mais ce n’est pas notre propos d’aujourd’hui).

Il faut dire que les prétentions de l’État antichrétien ont tout embrouillé.

Le mariage est une institution divine naturelle, un contrat sacré parce que Dieu lui-même, en créant la nature humaine, en a marqué les propriétés essentielles : unité, indissolubilité, fécondité.

Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a en rien supprimé le mariage naturel ni ses propriétés : il les a restaurés dans leur plénitude et leur a donné une fermeté plus grande. Surtout, il a élevé le mariage à la dignité de sacrement, c’est-à-dire qu’il en a fait l’instrument de sa grâce et le canal des mérites de sa Passion.

C’est ainsi que tout mariage valide entre deux baptisés est nécessairement un sacrement ; c’est ainsi que la juridiction sur le mariage des baptisés appartient à l’Église catholique, et à elle exclusivement.

C’est ici qu’interviennent l’équivoque et l’usurpation du « mariage civil ». Il est la mainmise outrageante sur le mariage chrétien, et il n’est même pas le mariage naturel (bien qu’il puisse l’être, entre des non-baptisés).

Mais la malice du prétendu « mariage civil » ne doit pas cacher que le mariage a une nature et des effets civils et doit en avoir, et qu’il est du rôle de l’État de les organiser et de les garantir : c’est là une exigence du bien commun due au fait que le mariage est par nature social et public.

La loi du divorce est abominable, non seulement parce qu’elle est la négation de l’indissolubilité du Mariage et l’organisation « légale » de l’adultère, mais aussi parce qu’elle prétend supprimer les effets civils des vrais mariages. C’est pour cela qu’imaginer qu’on y peut recourir à condition de proclamer l’indissolubilité du mariage et d’être résolu à ne pas « se remarier », comme on l’affirme bien souvent, c’est oublier non seulement le scandale et la tentation, mais aussi le dommage au bien commun qu’est la destruction de l’existence civile du mariage et de ses effets.

Une dernière chose. L’article du chanoine Le Picard (et le livre dont il est un résumé) commencent à être anciens (1946-1947), et l’on pourrait craindre que les arguments et conclusions n’en soient caduques. Il n’en est rien. Certes, la législation a évolué dans le sens du laxisme et de l’égalitarisme, mais si cette évolution a un impact sur la question qui nous occupe, c’est dans le sens du renforcement des arguments et conclusions de l’auteur.

La moralité de la demande en divorce

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