En deux livraisons de la Revue thomiste (1955, III, pages 477-518 ; 1956, janvier-mars, pages 43-87), le R.P. Guérard des Lauriers a publié une étude intitulée L’Immaculée Conception, clé des privilèges de Marie qui dénote non seulement une science théologique hors du commun, mais aussi un profond esprit contemplatif et un rare souci d’attribuer à chaque argument et à chaque aspect de la question son caractère et sa certitude propres.
La revue L’Ami du Clergé donna en 1957 (n. 19, 9 mai 1957, pages 289-291) une longue recension de cette étude. Après avoir évoqué quelques aspects (et seulement quelques aspects) du travail du R. P. Guérard des Lauriers, le rédacteur souligne la profondeur et l’intérêt d’une étude « qui tranche singulièrement sur tant de banalités auxquelles certains mariologues nous astreignent parfois ».
Pour l’honneur et l’amour de la sainte Vierge Marie Immaculée dont nous célébrons aujourd’hui la fête, pour l’honneur et l’amour de la doctrine catholique, pour la mémoire du R. P. Guérard des Lauriers et pour la consolation des lecteurs de Quicumque, nous donnons ci-dessous la recension de l’Ami du Clergé, et nous plaçons sous ce lien le premier article du R. P.
Le second article est maintenant disponible.
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L’étude du R. P. Guérard des Lauriers, O. P., L’Immaculée Conception, clé des privilèges de Marie, annoncée dans l’Ami (1956, page 691) dois retenir tout d’abord notre attention. Les deux articles qui la renferment constituent un chapitre de théologie mariale, envisagée sous un aspect très personnel et plus approfondi. Leur lecture ne peut s’adresser qu’aux spécialistes, habitués à saisir les nuances délicates d’une pensée, dont l’intelligence exige une application soutenue.
Un siècle après la définition de l’Immaculée Conception, l’A. [note 1] estime que « la notion de ce privilège marial n’est pas encore assez précise pour constituer un argument concernant d’autres points de la mariologie ». La manière de concevoir la grâce originelle de Marie, d’une part, commande d’autre part la question de sa Dormition et celle de sa co-Rédemption.
I. Selon la définition dogmatique de la Bulle ineffabilis, Marie a été et est ab omni originalis culpæ labe prœservata immunis. Les deux termes culpa, labes sont inclus dans la définition « mais le mot labe implique une irréductible épaisseur sémantique. Tache s’oppose à pureté, et c’est le péché, offense faite à Dieu, qui rend impur, en faussant la conformité à la Loi éternelle. Tache de la faute originelle signifie alors, dans cet état global que désigne la faute originelle, ce qui formellement a raison de péché. Mais il peut y avoir, dans cet état, des aspects n’ayant aucunement raison de péché et qui affectent Marie et c’est l’Immaculée-Conception au sens faible ; labes a un sens précisif à l’intérieur de culpa : il diminue donc l’exemption de la faute. En second lieu, le mot tache lui-même est une image On songera à la tache d’huile qui, peu à peu mais irrésistiblement, s’infiltre partout. Eh bien, Marie est pure de tout cela, de tout ce qui a avec le péché, quelque rapport que ce soit. C’est l’Immaculée-Conception au sens fort : labes aun sens extensif par rapport à culpa : il accroît donc l’exemption de la faute. »
La définition de l’Immaculée Conception impose-t-elle le sens fort ? L’A. est hésitant. Sans doute, le sens faible y subit, en maints passages, l’attraction du sens fort ; mais, même ainsi réduit, il demeure possible. Il se peut « qu’appartenant à une race traversée par le grand courant du péché, Marie ait pâti en son corps une sorte d’hystérésis [note 2], n’ayant aucunement le caractère de faute, rémanence certes dominée par l’âme, mais dominée non sans labeur, et pas assez pour que la force d’immortalité ait pu jouer librement… » (pages 488-489). « Il se peut… » C’est le doute impliqué dans cette possibilité qui empêche le théologien de donner une réponse positive relativement à la mort de Marie. En effet, dans la nature intègre « l’immortalité originelle consiste en une force qui atteint le corps, qui est participée actuellement par l’âme et dont Dieu est la source principale. Elle suppose la sujétion de l’âme à Dieu et dans le corps l’absence de vice, l’absence de forma vitiositatis. Voilà pour la nature intègre. Mais, dans la nature rachetée, et spécialement en Marie, qu’en est-il ?
« La force d’immortalité ne s’exerce plus, voilà le fait, sauf peut-être en Marie… Le fait lui-même peut tenir à deux causes : que la force d’immortalité ne soit pas rendue en même temps que la grâce ou bien que l’exercice de cette force soit lié et son effet suspendu par la forme de viciosité.
« La première hypothèse paraît peu conforme à la Sagesse de Dieu. Dieu est magnanime en sa miséricorde… En ce qui concerne Marie… sa grâce l’emporte en excellence sur celle de nos premiers parents. Et si… on insiste sur le fait que le régime de grâce de Marie doit être référé au Christ et non à la mesure originelle, on ne fait que confirmer l’argument. Jésus est mort parce qu’il l’a voulu : cela n’ôte pas qu’il possède la force d’immortalité. Nouvelle Ève ou Mère et Épouse du Christ, Marie également possède cette force. Mirabilius reformasti : voila la part commune… Sublimiori modo redempta, voilà la part propre de Marie. C’est-à-dire qu’elle participe mieux, en vertu d’une union plus intime avec le Rédempteur, un état meilleur que l’état originel par cela seul que le Christ devient pour elle immédiatement, la mesure de ce nouvel état. Marie n’a pu mourir par le fait que la force d’immortalité eût été absente de sa plénitude de grâce.
« Reste… la deuxième cause ; la mort, certaine pour nous, possible pour Marie, vient de ce que la forma vitiositatis lie la vis immortalitatis. C’est d’ailleurs ce suggère saint Thomas : “Bien que l’âme humaine ait recouvré la grâce (efficace) pour remettre la faute et pour mériter la gloire, elle ne l’a cependant pas recouvrée quant à l’effet de la grâce concernant l’immortalité perdue « quamvis gratiam (anima humana) recuperaverit ad remissionem culpæ et meritum gloriæ, non tamen ad amissaæ immortalitatis effectum” (Ia, q. 97, a. 1 ad 3). Notons bien ad effectum. Saint Thomas ne dit pas que la grâce recouvrée soit impuissante à rendre l’immortalité. C’est l’effet de cette grâce qui pas recouvré en fait, bien que, ajoutons-nous, elle la contienne virtuellement, dans sa virtus. »
La position de l’A. est très nette. En Marie, l’absence de la forma vitiositatis et l’immortalité s’impliquent mutuellement. Donc, la grâce originelle ayant été rendue à Marie d’une manière parfaite, la force d’immortalité, concédée à nos premiers parents, existait en son âme. Et c’est là l’opinion personnelle du théologien dominicain. Mais peut-on affirmer, d’une façon absolument certaine, et en interrogeant la définition de Pie IX, que l’Immaculée Conception doive être entendue au sens fort, comme il a été dit plus haut ? Il reste un doute. Bien plus, ne convenait-il pas que même en l’absence de toute forma vitiositatis, Marie mourût, par conformité au Christ ? Dans les conditions répond l’A.,
« La mort de Marie suppose que le jeu de la force d’immortalité qu’elle possédait et qui n’était pas lié, a été, en elle, suspendu ; soit que Marie ait pu produire elle-même cet effet en elle, soit qu’elle l’ait demandé à Dieu, acquiesçant en tout cas à une inspiration divine tendant à la rendre plus conforme au Christ. Cela est certainement possible, bien qu’il ne soit possible ni de le prouver ni de l’infirmer. Nous sommes ici dans l’ordre de la gratuité absolue : aucune raison ne peut donc être déterminante. Autrement dit, la connexion entre la Dormition et l’Immaculée Conception au sens fort serait bien une connexion nécessaire si on pouvait ne considérer la Sainte Vierge qu’en elle-même. Mais la non-mort de l’homme non-pécheur, et plus encore, quoique pour des raisons propres à Marie, la Dormition, font expressément intervenir la volonté libre de Dieu ou du Christ. Non-mort et Dormition incluant, quant à leur exercice il est vrai, mais par essence, un élément transcendant, il est impossible de raisonner à partir d’elles rigoureusement comme on peut le faire à partir d’essences créées qu’il est possible de considérer circonscrites en elles-mêmes » (pages 433-434).
Conclusions prudentes d’un partisan de l’immortalité de droit conférée à Marie ; puissent-elles prémunir d’autres mariologues contre les déductions et affirmations précipitées.
2. — La seconde partie de l’étude du Père Guérard des Lauriers concerne les rapports de l’Immaculée Conception avec la co-Rédemption. Très justement l’A. affirme que « le mystère de la co-Rédemption se situe premièrement entre le Rédempteur et la co-Rédemptrice, non entre la co-Rédemptrice et les rachetés » (page 497). Rappeler cette vérité essentielle, c’est supprimer dès l’abord quantité de difficultés soulevées hors de propos. C’est en raison d’une action de Marie sur la volonté salvatrice du Christ que Marie peut et doit être dite co-Rédemptrice. Mais comment l’action d’une créature sur le Rédempteur est-elle possible ? C’est, nous dit-on, « en raison de l’existence dans le Christ de trois modes de vouloir respectivement associés à ses trois sciences. Le Christ peut accueillir, selon le mode inférieur de son vouloir, la motion qu’il exerce sur une créature par son vouloir supérieur. Ainsi le vouloir du Christ peut-il être mû par cette créature, sans toutefois être changé : la co-Rédemptrice a pu agir sur le vouloir du Rédempteur » (second article, page 43).
L’A. trouve, dans le miracle de Cana, une illustration de cette doctrine : à Cana, « Marie a effectivement mû le vouloir du Christ et, d’une façon très précise, le vouloir du Christ en tant que celui-ci est Rédempteur » (page 44).
« Le fait de l’influence de Marie sur Jésus à Cana est clairement exprimé par saint Jean : “Mon heure n’est pas encore venue” ; “Remplissez d’eau ces urnes” À la demande de Marie… Jésus agit alors qu’un instant auparavant il estimait que le moment n’était pas venu… L’heure, c’est l’heure de la Passion et de la Glorification… Le sens immédiat, c’est-à-dire répondant à la situation concrète, est inintelligible sans référence au sens principal… L’“heure” dont parle Jésus à Marie, c’est donc cet instant qu’ils vivent ensemble dans le lieu où ils sont, mais cet instant comme origine d’un enchaînement inéluctable de causes secondes ; enchaînement dont Jésus sait respecter la nécessité puisque d’ailleurs il la veut comme aboutissant à la Passion… il suit de là que le changement de décision enregistré par le récit de Cana concerne bien formellement en Jésus l’orientation vers la Passion et vers la Gloire, concerne donc formellement le vouloir rédempteur. »
Il faut maintenant examiner le comment de la motion exercée par Marie sur le vouloir rédempteur. Marie est, avant tout, la première rachetée ; elle l’est dès sa conception, elle l’est singulièrement au moment où s’inaugure pour elle une participation active à la Rédemption. Mais là, de passive, elle devient active. Or le vouloir rédempteur du Christ intégra les trois modes associés à sa triple science :
« Il ne saurait être question d’une motion du vouloir du Christ selon les deux premiers de ces modes, qui sont d’ailleurs immuablement fixés par conformation au vouloir divin ; le Christ, connaissant le dessein providentiel par la science de Vision et par la science infuse, n’a pas cessé un seul instant de vouloir la Rédemption telle qu’elle s’est réalisée en fait ; du moins par le vouloir associé à ces sciences. En regard du vouloir rédempteur ainsi envisagé, Marie est toute passive ; elle en sait et en adore la réalité, elle en ignore la teneur exacte bien qu’elle en pressente les grandes lignes ; elle s’y conforme par la foi, achevant ainsi de le rendre efficace pour elle-même et pour toute l’Église. C’est cela qui est le principal : et du côté de Marie qui ne peut être co-Rédemptrice qu’en étant la première rachetée, et du côté du Christ en qui science acquise et vouloir de soumission ont évidemment pour fondement et pour centre les sciences supérieures et le vouloir qui leur correspond » (page 47).
Voici maintenant comment la co-Rédemptrice devient active et influe réellement sur le vouloir rédempteur. Le vouloir de Jésus, déterminé selon ses deux premiers modes par conformation à la Sagesse, a reçu selon son troisième mode cette même détermination, par la médiation de Marie. Approfondissons la psychologie humaine du Christ à la lumière de son Agonie :
« Le “Non pas comme je veux, mais comme tu veux” (Marc. XIV, 36) s’adresse au Père : et cette attitude de Jésus à l’égard du “Père qui est plus grand que lui” (Jo. XIV, 28) paraît tout à fait normale. Elle n’en révèle pas moins, dans le jeu concret de la psychologie de Jésus, une fluctuation et une sorte de délibération. Cette délibération ne peut évidemment concerner que le vouloir de désir et de soumission ; mais le fait qu’elle existe montre que ce vouloir peut, en certaines circonstances, avoir à se chercher. La science acquise, qui le commande, peut demeurer provisoirement en suspens entre des données contraires ; et d’autre part les données supérieures, intelligibles ou volontaires, sont en fait inopérantes : le Christ a voulu qu’il en fût ainsi, puisque c’était là une condition sine qua non de la souffrance. Que ce moment de l’Agonie – qui est l’“heure” – fasse ressortir singulièrement le mystère du Christ, viator et comprehensor, c’est clair ; mais il montre que, selon le troisième de ses modes, le vouloir rédempteur peut être modifié, et pour autant peut être mû » (page 48).
Il n’y a donc aucune contradiction à ce que le vouloir rédempteur, dans la mesure et dans le moment où il est délibérant, trouve sa détermination propre en vertu de l’intervention de Marie. Par détermination propre, l’A. entend celle qui « appartient globalement au vouloir rédempteur réellement exercé, mais qui lui advient en propre par le vouloir de soumission » (page 49).
« Cela indique suffisamment que Marie a joué vis-à-vis de son enfant un rôle semblable à celui de toutes les mères. Or l’expérience montre que, dans l’épreuve, l’homme cherche spontanément et trouve habituellement auprès de ceux qui l’ont engendré le même appui qu’il en a reçu originellement : notamment pour redécouvrir et pour mettre en œuvre une rectitude qui déconcerte la spontanéité naturelle. Jésus délibérant a ”découvert” le dessein qu’il portait en lui, à la faveur de l’imperturbable désir de Marie » (id.).
Nous regrettons de ne pouvoir suivre l’A. dans tous les méandres de son exposé. Ce qu’on a dit suffit à montrer l’originalité de sa thèse. Dans sa perspective, la co-Rédemption subjective ne souffre aucune difficulté. On pourrait dire que, tout en la supposant, notre auteur ne la considère pas directement. Il s’agit de la part prise par Marie à la Rédemption objective, et le P. G. propose une solution qui devra satisfaire les théologiens avertis : « Si on admet la co-Rédemption par assimilation, il est clair que Marie fait tout ce que fait le Christ, mais d’une manière subordonnée.
« Dans la perspective que nous avons développée, l’opération de Marie ne peut être que concomitante à celle du Rédempteur. On tient ainsi simultanément deux vérités qui semblaient s’exclure : Marie participe à la rédemption “objective” ; Marie n’exerce aucune médiation “physique” à l’égard des non-rachetés : cela ne convient qu’au Christ. Il est bien vrai que Marie agit sur l’Église à racheter ; mais c’est parce que son opération se trouve intégrée à celle du Christ, en prenant précisément pour le principal de ses objets le vouloir de désir et de soumission… »(page 57).
Et l’A. de conclure modestement : « On voit que la théorie que nous nous permettons de proposer à la réflexion théologique ne prétend pas éliminer les autres manières de voir : elle en assume le contenu positif et cela paraît être un argument en sa faveur » (page 57).
Thèse originale, dont certains aspects pourraient être discutés, dont le développement est parfois difficile à saisir, mais qui tranche singulièrement sur tant de banalités auxquelles certains mariologues nous astreignent parfois.
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Notes
[1] Dans les recensions et controverses théologiques, il est un usage répandu de désigner l’auteur d’un écrit recensé ou contredit, une fois qu’il a été bien identifié, par l’abréviation « A. » mise pour « Auteur ». Note de Quicumque.
[2] Cette expression qui signifie proprement la permanence indéfinie de l’aimantation après le courant qui l’a provoquée peut être appliquée au fomes peccati qui demeure dans l’homme même après le péché réparé et pardonné. « La cause cesse, l’effet demeure atténué mais indélébile : voilà en propre l’hystérésis. Le péché n’existe ni n’a jamais existé en Marie ; mais Marie appartient à une race pécheresse affectée du fomes peccati, même après la Rédemption ; le fomes, en Marie, est atténué, mais il en demeurerait quelque chose n’ayant aucunement raison de péché ; l’effet perdure, atténué et s’atténuant, sans la Cause : c’est très précisément l’hystérésis » (p. 489, note 1).