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5 novembre 2013 2 05 /11 /novembre /2013 09:09

À qui se préoccupe quelque peu de la foi catholique, de son intégrité et de la manière dont elle a été malmenée à Vatican II, la question se présente un jour ou l’autre à l’esprit : la liberté religieuse – condamnée par Pie IX dans Quanta Cura et enseignée dans Dignitatis humanæ personæ au concile Vatican II (qui tire son autorité de Paul VI) – la liberté religieuse, donc, est-elle une hérésie ou une « erreur dans la foi » ?

   Répondre à cette question demande quelques développements car la matière est un peu ardue et délicate si on la veut traiter en toute rigueur et vérité.

   En voici une tentative.

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21 janvier 2010 4 21 /01 /janvier /2010 05:37
Dans la revue La Cigale de Saint-François (*) n°27 (janvier 2010), figure en bonne place un article susceptible d'intéresser le lecteurs de Quicumque. Cette « Chronique de l'oncle Armand » rappelle quelques vérités souvent méconnues à propos du mérite. En voici le texte intégral, avec le consentement de son auteur.

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 (*) cigaledesaintfrancois@gmail.com. Voyez ici la présentation de cette modeste mais vaillante revue spécialement destinée aux familles catholiques.
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« Mais, oncle Armand, puisque c’est facile, il n’y a pas de mérite à le faire ! » Voilà une phrase, très chers neveux et nièces, qu’un oncle digne de ce nom ne peut laisser passer sans relever la confusion qu’elle recèle. Car c’est une confusion très répandue, qui souvent s’exprime d’une façon symétrique : puisque c’est difficile, c’est méritoire.

Il peut, bien sûr, exister une qualité spéciale dans une action difficile, mais le mérite n’en découle ni directement ni nécessairement. Piller une banque est affaire difficile, risquée, demandant une préparation minutieuse : ce n’est pourtant pas méritoire !

Il faut donc, pour bien comprendre, rappeler quelques vérités du catéchisme. Cela ne fera de mal ni à vous, ni à moi : nous nous laissons tellement user par les erreurs qui courent le monde qu’il faut sans cesse revenir à l’enseignement de la raison droite et de la foi catholique. Sans cela on finit par ne plus rien comprendre et à se laisser entraîner dans le laisser-aller de l’intelligence – celui qui est le pire de tous.

Le mérite est le droit à une récompense. Faire une action méritoire, c’est acquérir le droit d’en être récompensé.

On peut parler, bien entendu, un certain mérite d’ordre naturel, qui découle soit de la nature des choses (la satisfaction d’avoir accompli son devoir, la reconnaissance de ceux qu’on a aidés) soit d’une promesse ou d’un contrat (tout ouvrier mérite son salaire) ; mais c’est de façon impropre.

Car le véritable mérite, le mérite au sens strict, c’est celui qui est accordé à notre fin dernière réelle, c’est le mérite surnaturel : celui qui nous donne droit à la gloire céleste…

— Mais, comment peut-on avoir droit à ce qui vient de Dieu, puisqu’il donne tout gratuitement, puisque devant lui nous ne sommes rien ?

— Il est bien vrai que tout don de Dieu est gracieux, et que nulle créature ne saurait le revendiquer. Mais Dieu a établi un ordre des choses, il a fait des promesses : et donc à l’intérieur de cet ordre, nous pouvons mériter ce que Dieu a promis.

Et l’ordre établi par Dieu, c’est celui de la charité, c’est celui de l’amour surnaturel et souverain que nous devons porter à Dieu en retour de celui qu’il nous donne avec une infinie surabondance.

Ce qui fait donc le mérite d’une action, c’est la charité : la charité que possède celui qui fait l’action, la charité qu’il met dans l’action qu’il accomplit.

Pour mériter, il faut donc être en état de grâce. Celui qui est en état de péché mortel peut faire une action bonne, mais il ne peut pas faire d’action méritoire. Remarquez au passage qu’on ne peut donc pas mériter d’être en état de grâce (ce serait contradictoire) : le Salut éternel, la Foi, l’Espérance et la Charité sont des dons divins non seulement gratuits mais immérités de notre part (mérités cependant par la Rédemption de Jésus-Christ). Ils sont donc infiniment précieux, et nous devons mettre toute notre énergie, tout notre amour, toute notre prière pour ne pas les perdre, car il nous serait impossible de mériter de les recouvrer.

— Mais que deviennent les mérites de celui qui commet un péché mortel ?

— Ils sont perdus : non seulement le malheureux ne peut plus mériter, mais il perd tous ses mérites antérieurs. Il ne lui reste que la prière, car l’efficacité de la prière repose non sur le mérite, mais sur la promesse divine.

— Tout ce qu’il a fait auparavant ne lui sert donc de rien ?

— Les mérites qu’il avait acquis avant son péché ne lui serviront à rien s’il ne se convertit pas : il ne les emportera pas en Enfer. S’il se convertit (par la grâce de Dieu qu’il doit implorer dans la prière et aller chercher dans le sacrement de Pénitence), ses mérites lui seront rendus, plus ou moins selon la ferveur de sa conversion. La planche de salut du pécheur, c’est donc la prière – et spécialement la prière à la sainte Vierge Marie, médiatrice de toute grâce ; par elle, il obtiendra de la miséricorde divine la conversion, et la ferveur de cette conversion.

Venons-en à la seconde condition pour qu’une action soit méritoire : il faut que cette action soit bonne. Et pour qu’une action soit bonne, il faut qu’elle le soit dans son objet, dans l’intention qu’on y met, dans les circonstances au milieu desquelles on l’accomplit. S’il manque une de ces trois « bontés », l’action n’est pas bonne. Par exemple, si je fais une aumône par vanité, pour être vu du prochain, l’objet est bon, l’intention ne l’est pas : l’action n’est pas bonne. Si je prends un bain en public, l’objet est peut être bon, les circonstances en font un grave scandale.

L’action doit donc être bonne… et c’est tout ! Toute action bonne accomplie en état de grâce est méritoire. L’intensité du mérite proviendra de trois sources : la charité que possède celui qui fait l’action, la charité qu’il met dans l’action qu’il accomplit, le rapport de l’action elle-même avec la charité divine.

C’est ainsi que les actions les plus simples accomplies par la sainte Vierge Marie au cours de sa vie terrestre étaient plus méritoires que la mort des martyrs ou la persévérance des solitaires : parce que sa charité était plus grande, surpassant celle de toutes les créatures.

C’est ainsi encore que la difficulté d’une action peut être l’occasion du mérite, parce qu’elle force d’y mettre plus de cœur, plus de charité actuelle, plus de pureté d’intention. Comme vous le voyez, cette difficulté est occasion de mérite, elle n’en est pas la cause. Il faut donc savoir en profiter pour intensifier notre amour de Dieu, il ne faut pas imaginer que lorsqu’on a surmonté quelque difficulté, on a automatiquement mérité davantage.

Pour éclairer et compléter mon propos – et pour m’abriter – voici ce qu’en dit un grand théologien commentateur de saint Thomas d’Aquin, le cardinal Louis Billot :

« L’acte méritoire est d’autant plus méritoire qu’il est informé par la charité, qu’il procède d’une volonté mieux disposée, et qu’il a pour objet un bien plus parfait… Mais il faut observer avec soin que parmi les conditions qui confèrent un accroissement de mérite, il ne faut pas compter la difficulté de l’œuvre entreprise. Et la raison en est que cette difficulté, en soi et par elle-même, n’ajoute rien au mérite. Si elle ajoutait quelque chose en soi et par elle-même, il s’ensuivrait que plus quelqu’un avance en vertu et par là éprouve moins de difficulté à vivre surnaturellement, moins il mériterait devant Dieu. Or, quoi de plus absurde qu’une telle affirmation, puisque c’est le contraire qui est évidemment vrai ? Donc, la difficulté dans l’œuvre accomplie ne peut ajouter au mérite qu’en raison d’autres considérations. Et tout revient, en somme, à l’une des conditions énumérées plus haut. Tout d’abord, la difficulté éprouvée peut ajouter au mérite parce que, la plupart du temps, elle indique un bien meilleur : quia quanto aliquid melius est, dit saint Thomas, tanto supra vires hominis operantis est elevatum. Ensuite, parce que, toutes choses égales d’ailleurs, elle requiert une volonté plus parfaitement disposée : quia in id quod difficile est, majori attentione aliquis consurgit, et cum majori conatu voluntatis (Sent., II, dist. 29, q. 1, a. 4). Mais, est-il besoin de le redire, l’acte n’est pas plus ou moins méritoire, précisément parce que plus ou moins difficile. » (De Gratia, thèse XX, § 3, p. 27l).

Ah, mes très chers ! ce que je vous écris là vous semblera un peu difficile (est-ce méritoire ?), mais faites-vous l’expliquer par qui sait lire et comprendre ce qu’il lit (c’est une race en voie de disparition). Surtout ne dites plus qu’une action est méritoire parce qu’elle est malaisée : c’est parce qu’elle est faite avec l’amour du Bon Dieu qu’elle mérite une récompense dans le beau Ciel auquel nous aspirons tous. Allez, je vous embrasse, ce n’est pas difficile et j’y mets tout le mérite possible. 
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7 novembre 2009 6 07 /11 /novembre /2009 09:50

En réponse à la question d’un lecteur, l’Ami du Clergé (1922, pages 289 à 296) a publié une chronique de grand intérêt dont on trouvera ici le texte. Les deux coupures qui y sont notées ne suppriment que des nomenclatures de références aux publications antérieures de l’Ami du Clergé.

L’intérêt et l’abondante documentation de cet article n’empêche pas qu’il réclame – à mon humble avis – quelques précisions ou corrections : j’en ai placé quelques-unes en notes dûment identifiées, et j’en donne une plus générale ci-dessous.

Bonne, sainte et instructive lecture qui nous rappelle que nous sommes ici bas dans la nécessité de combattre : par les armes surnaturelles de la foi, de la prière et des sacrements ; et aussi par les armes naturelles de l’effort, de la vigilance et de la persévérance.

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Faisons abstraction de la restauration de la nature accomplie par voie surnaturelle de Rédemption ; faisons aussi abstraction du fait que cette restauration est pour partie volontaire, laborieuse, progressive, et objet de prière et de vertu. Il reste que l’état de la nature humaine après le péché originel est celui d’une nature déchue ; elle est déchue non seulement par comparaison avec l’état antérieur de perfection liée à la justice originelle, mais aussi par comparaison avec la « pure nature » qui, bien que n’étant qu’hypothétique comme état concret séparé, demeure cependant toujours réelle et sous-jacente.

Autrement dit, le dépouillement subi par la nature – étant l’effet d’une séparation violente – a le caractère d’une véritable détérioration : il n’aboutit pas à la nature simplement nue, mais à une nature affaiblie et blessée. La nudité de la nature dépouillée ne contredit à pas son intégrité : elle est toujours ordonnée à son propre bien ; mais voilà qu’elle est devenue inclinée en sens inverse, incapable de se procurer l’intégralité de son bien naturel par ses propres forces [1]. La nature déchue est donc non seulement une nature dépouillée ; elle est aussi, par le seul fait du dépouillement, une nature véritablement détériorée : les canons du concile d’Orange en attestent sans que le moindre doute soit possible, et le concile de Trente le confirme solennellement. C’est là une vérité qu’on ne peut diminuer sans une grande témérité [2].

Cette détérioration n’est pas l’effet d’une corruption intrinsèque : affirmer une telle corruption serait admettre un changement dans la constitution même de la nature de l’homme, ce qui est une grave erreur. La nature demeure intègre en chaque individu, intelligente, libre, responsable, capable du vrai et du bien naturels, capable de connaître avec certitude le vrai Dieu par ses seules lumières, et capable de l’aimer.

Mais elle est détériorée par le désordre qui règne entre ses facultés : intelligence, volonté, appétits sensibles. Celles-ci n’ont pas changé de nature ni d’objet ; mais l’objet des facultés supérieures – intelligence et volonté – subit un « éloignement » (qui le rend plus ardu) à cause d’une double déficience qui relève des deux causes extrinsèques (finale et efficiente) :

– d’abord parce qu’il n’y a plus l’attraction d’une véritable fin dernière, puisqu’en raison de notre élévation à l’ordre surnaturel la nature n’a pas de fin concrète indépendante de la fin surnaturelle – dont la nature déchue est séparée ;

– ensuite parce que le sujet qui opère par cette nature (nous !) est aussi sujet de volontarisme aveuglant et de passions désordonnées qui s’interposent entre les facultés et leur objet : soit en tendant à les détourner de l’objet contraignant, soit en tendant à en gauchir l’exercice dans le sens de l’égoïsme, de la sensualité ou du caprice.

Cette véritable détérioration (qui ne l’a ressentie ?) a un caractère de châtiment ; elle est en outre la porte ouverte à l’action du démon – qui n’en obtient pas pour autant de pouvoir direct sur la volonté humaine, mais qui trouve une efficace ambassade dans les quatre blessures de la nature qu’énumère saint Thomas d’Aquin (ignorance, malice, faiblesse, concupiscence) ; elle est occasion de lutte et de mérite ; enfin elle est atténuée et partiellement corrigée par la vertu.

Cette détérioration ne sera définitivement corrigée – pour les élus – qu’à la résurrection des corps, laissant place à un état naturellement et surnaturellement bien supérieur à celui qui avait été perdu par le péché : la vision directe et béatifiante de Dieu Trinité (et l’amour qui l’accompagne nécessairement) dans la gloire du Corps mystique de Jésus-Christ, et la possession d’un corps glorieux à l’instar du corps physique de Jésus-Christ ressuscité, Fils éternel de Dieu à qui soient louange et adoration pour les siècles des siècles.

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[Note 1] C’est ainsi que par les forces de la nature déchue laissée à elle-même, l’homme peut observer chacun des commandements de Dieu (rappelons que le Décalogue est le résumé de la loi naturelle) mais il est incapable de tous les observer simultanément. C’est une situation tragique : il est coupable de chacun des manquements (puisqu’il aurait pu observer le commandement auquel il a manqué) et pourtant il est incapable de ne point pécher. Pour sortir de cette impasse (et plus encore pour recouvrer la grâce divine et le chemin du Ciel), il lui faut un Rédempteur et une Rédemption…

[Note 2] « Comment cela s’est fait ? Un mot des psaumes nous donne l’explication de l’énigme :
Diminutæ sunt veritates (Ps. xi, 2). Les vérités ont été diminuées. Les enfants des hommes, suivant l’énergique expression de l’Apôtre, eurent aux oreilles une démangeaison, une démangeaison d’entendre du nouveau, et il surgit des docteurs nouveaux, et ils se mirent à dire que le péché d’Adam ne nous avait pas fait un si grand mal, que les grâces de Jésus-Christ n’avaient pas un caractère médicinal si prononcé…

« On alla loin, et très loin, et trop loin dans cette voie. Exemple : le saint concile de Trente prononce l’anathème contre qui dira que par le péché d’Adam l’homme n’a pas été détérioré selon son corps et selon son âme (session v, canon 1). Et il n’y a pas longtemps nous lisions, dans une publication dévote, au sujet du péché originel, cette assertion incroyable : « Gardez-vous d’y voir une détérioration de la nature ! »

« Certes, on a fait du chemin depuis le concile de Trente. Alors la nature était détériorée, aujourd’hui on nous dit pieusement : Gardez-vous d’y voir une détérioration ! Ce qui était hérésie il y a trois siècles est aujourd’hui devenu de la piété.

« Comment a-t-on pu parcourir un tel chemin ? La voie des nouveautés fut ouverte par les docteurs de la grâce, par les théologiens ; profitant habilement de leurs concessions, les docteurs de la nature, les philosophes arrivèrent et tirèrent bravement toutes les conséquences des principes nouvellement admis, et les choses en vinrent au point où nous les voyons.

« Le péché originel n’est plus guère que l’absence d’un des ornements de la nature ; la grâce elle-même n’est plus qu’une beauté s’additionnant à d’autres beautés. Le surnaturel, cela fut dit, le surnaturel n’est que le perfectionnement divin de tout ce qu’il y a de pur et de purifié dans la nature. On commença par dire que la chute originelle n’avait pas été si lourde, si profonde, si funeste ; que les plaies n’avaient pas la profondeur, la gravité, l’étendue, qu’on avait cru jadis ; d’autres, enchérissant toujours sur les conquêtes de la science, dirent qu’il n’y avait pas eu de plaies proprement dites. La loi du progrès amena successivement ces assertions : qu’il pouvait bien ne pas y avoir eu de chute, qu’effectivement il n’y en avait pas eu. Avançant ainsi toujours dans la voie que lui avaient ouverte les docteurs en divinité, le naturalisme en profita si bien, qu’aujourd’hui le surnaturel est éliminé, précisément par tout ce qui se croit et se dit pur et purifié dans la nature.

« Vivant au milieu de ces confusions de doctrines naturalistes, les chrétiens du jour ne savent pas assez ni ce qu’ils tiennent d’Adam, ni ce qu’ils doivent à Jésus-Christ. Ils ne sont pas assez chrétiens.

« Quand dans leurs prières de chaque jour ils disent à Dieu : Délivrez-nous du mal !  ils ne croient pas à tout le mal dont ils ont besoin d’être délivrés : ils ne croient pas à toute la puissance nécessaire à leur délivrance. Ils disent à Dieu : Délivrez-nous, et ils s’imaginent, pieusement peut-être, qu’ils effectueront eux-mêmes leur délivrance ; leur illusion est grande, leur prière n’est pas humble.

« Semblablement quand ils disent à Dieu : Que votre règne arrive, ils ne le disent pas avec une pensée en tout conforme à la pensée de Dieu. Pour eux, le règne de Dieu n’est pas chose aussi urgente que le croyait, par exemple, l’auteur du livre de la Cité de Dieu, saint Augustin. Pour eux, le règne de Dieu n’est pas chose d’application immédiate. Ils aimeraient à ne le concevoir que dans la vie future, et en attendant ils trouveraient des moyens naturels d’arranger les choses. Ils sont si habiles, et on les voit faire de si belles choses, en lieu et place du règne de Dieu que les chrétiens de l’Évangile demandent tous les jours à Dieu dans leurs prières. »

Père Emmanuel du Mesnil-Saint-Loup,
Le chrétien du jour et le chrétien de l’Évangile, chapitre 4.

La chute des anges et la chute des hommes 

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29 janvier 2007 1 29 /01 /janvier /2007 10:47
Le diable existe, et il est légion [Marc. V, 9] : Lucifer et les anges qui l’ont suivi dans sa révolte d’orgueil forment une foule très nombreuse, évaluée au tiers des anges par l’'application de cette parole de l’'Apocalypse [XII, 3-4] : « Un grand dragon roux, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses sept têtes sept diadèmes. Or sa queue entraînait le tiers des étoiles, et elle les jeta à terre. »

Lucifer et ses séides forment une « communauté » aux curieuses caractéristiques :

– leur lieu est commun : l’'Enfer éternel, gouffre de souffrances qu’'ils ressentent diversement selon la mesure de leur culpabilité. Par nature, les anges sont de purs esprits et donc n’'habitent pas en un lieu ; mais par châtiment, les démons sont enchaînés à des flammes matérielles qui ont la vertu d’'atteindre les esprits ;

– leur unité, leur ciment, est la haine : les démons sont habités (et torturés) par la haine de Dieu, la révolte contre toute son œuvre, la rage contre tout ce qui le glorifie ;

– cette haine leur fait mener une lutte sans merci en vue de la damnation éternelle des âmes rachetées par le Sang de Notre-Seigneur : cela en fait une armée organisée, sans cesse active, dont la puissance est limitée : d’abord par la nature des choses qui fait que les démons n’'ont aucun pouvoir direct sur les facultés spirituelles de l’'homme (intelligence et volonté) ; ensuite par la puissance divine qui laisse très peu de marge de manœuvre à ces créatures infernales, dans la seule mesure où cela concourt à la gloire de Dieu ;

– si la haine commune et l’'objectif commun donnent à cette armée un semblant d'unité, si la disparité des natures angéliques qui demeure dans la déchéance produit un semblant de hiérarchie, cependant le monde diabolique est un monde à l’'intérieur duquel règnent la haine, l’aversion, la division : c’'est le « royaume divisé contre lui-même qui court à sa perte » [Matth. XII, 25].

Le diable est « menteur et le père du mensonge » [Jo. VIII, 44]. Une des vérités qu’il combat avec le plus de soin est la vérité qui le concerne : son existence, sa déchéance, sa puissance ou son influence. Il ment, non seulement parce que cette vérité n’est pas glorieuse pour lui, mais aussi parce qu’il manœœuvre facilement ceux qui se trompent à son sujet.

Lucifer essaie tout d'’abord de faire oublier son existence, de la faire nier. De cette négation il engrange un triple bénéfice (
maléfice, faudrait-il dire) : défaillance dans la foi catholique, qui sépare les hommes de Jésus-Christ ; abolition de toute défense qu’on pourrait opposer à son action ; oubli des bons Anges sans lesquels nous demeurons désarmés face à la puissance démoniaque.

Si l’'on reconnaît son existence, Lucifer essaie de majorer son influence : il décourage ainsi les âmes, il les jette dans un effroi paralysant, il se fait rendre hommage puisqu’on lui prête souvent une puissance qui s’apparente à celle de Dieu.

Enfin, Lucifer jette la confusion : il tente d’attirer l’attention sur ses manifestations spectaculaires mais extérieures (possessions, sorcellerie, prodiges) pour qu’on oublie sa véritable nocivité, intérieure, permanente, cachée, sachant si bien se mouler sur la nature déchue et ses failles qu’elle en devient insensible : je veux parler de la tentation, œuvre diabolique omniprésente et de loin, mais de loin ! la plus dangereuse et la plus tristement victorieuse.

Pour remettre en bonne place quelques idées sur cette doctrine, je recopie ci-dessous une question de la
Somme théologique de saint Thomas d'’Aquin : c’est comme à l’'accoutumée, vérité, lumière, et force.


Somme théologique – Ia IIæ – question LXXX : Le rôle du diable dans le péché des hommes

Article 1. Le diable est-il directement cause du péché ?

Trois arguments donnent à penser que la réponse est affirmative.
1. Le péché consiste directement dans une affection. Or saint Augustin nous dit : « Le diable inspire à ses alliés ses affections mauvaises. » Saint Bède de même : « Le diable attire l’âme à aimer le mal. » Et aussi saint Isidore : « Le diable remplit le cœur de l’'homme de désirs cachés. » Donc le diable est directement cause du péché.
2. Pour saint Jérôme, de même que Dieu accomplit le bien, de même le diable accomplit le mal. Mais Dieu est directement la cause de notre bien. Le diable est donc directement cause de notre mal.
3. Aristote, dans un chapitre de la
Morale à Eudème, prétend qu'’il faut à la délibération humaine un principe extrinsèque. Or l’'homme délibère non seulement sur le bien mais aussi sur le mal. Donc, de même que Dieu pousse aux bonnes résolutions et, par là, est la cause directe du bien, de même le diable pousse l’'homme aux mauvaises actions et, par conséquent, il est directement la cause du péché.

Il y a contre cela que saint Augustin affirme que « l’esprit de l’'homme ne devient esclave de la concupiscence que par sa propre volonté ». Or l'’homme ne devient esclave de la concupiscence que par le péché. Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais seulement la volonté de l’'homme.

Voici ma réponse. Le péché est un acte. On peut donc être cause directe du péché comme on est cause directe d’un acte, ce qui n’arrive que si l'’on met en mouvement le principe propre de l’acte. Puisque tout péché est volontaire, le principe propre de l’acte du péché, c’est la volonté. Rien par conséquent ne peut être directement cause du péché, si ce n'’est ce qui peut pousser la volonté à l’action. Or la volonté, nous l’avons dit, peut être mue par deux causes : d’une part l’objet, et en ce sens on dit qu’une chose désirable et saisie comme telle meut l’appétit ; et, d’autre part, ce qui du dedans incline la volonté à vouloir. Et ce ne peut être, nous l’avons montré, que la volonté elle-même ou bien Dieu. Mais Dieu ne peut pas être cause du péché, nous l’avons dit : il reste que, de ce côté, la volonté de l’homme est la seule cause directe de son péché.

Du côté de lobjet, la cause capable de mouvoir la volonté peut s’entendre de trois façons :
– 1°/ de l’objet proposé lui-même ; en ce sens, nous disons qu’un mets donne envie de manger ;
– 2°/ de celui qui propose ou offre un objet de cette sorte ;
– 3°/ de celui qui persuade que l’objet proposé a raison de bien, car celui-là, en un sens, offre à la volonté son objet propre qui est le bien tel que le voit la raison, vrai ou apparent.

Ainsi donc, selon le premier mode, les réalités sensibles telles qu’elles se présentent extérieurement portent la volonté de l’homme à pécher. Mais, selon le deuxième et le troisième modes, le diable et même l’homme ont le pouvoir d’inciter à pécher, soit en offrant à la sensation quelque chose de désirable, soit en persuadant la raison. Néanmoins, selon aucun de ces trois modes il ne peut y avoir une cause directe de péché, parce que la volonté n’est mue nécessairement par aucun objet autre que la fin ultime, nous l’avons dit plus haut ; par conséquent, ni la réalité offerte extérieurement, ni celui qui la propose, ni celui qui persuade ne sont une cause suffisante du péché. Il s’ensuit donc que le diable n’est pas cause du péché d’une manière directe ou suffisante, mais uniquement à la façon de quelqu’un qui persuade, ou à la façon de quelqu’un qui propose une chose désirable.

Réponse au premier argument présenté. Il faut rapporter toutes ces autorités, et les autres qu’on pourrait trouver, à ce fait que le diable par ses suggestions ou par la présentation d’objets désirables, induit à l’'amour du péché.
Réponse au second argument présenté. Le rapprochement est à retenir en ce que le diable est d’une certaine façon cause de nos péchés, comme Dieu est d’'une certaine façon cause de nos bonnes actions. Il n’y a pourtant rien semblable quant à la manière d’être cause, car Dieu cause le bien en mouvant intérieurement la volonté, ce qu’on ne peut attribuer au diable.
Réponse au troisième argument présenté. Dieu est le principe universel de tous les mouvements intérieurs de l’'homme ; mais que la volonté humaine se détermine à un mauvais dessein, cela vient directement de cette volonté même, et du diable par mode de persuasion ou de proposition.

Article 2. Le diable induit-il à pécher par suggestion intérieure ?

Trois arguments donnent à penser que la réponse est négative.
1. Les mouvements intérieurs de l’âme sont des activités vitales ; or les activités vitales, même celles de la vie végétative qui sont les plus élémentaires, ne peuvent jamais venir que d’un principe intrinsèque. Donc le diable n’a pas le pouvoir de s’'insinuer dans les mouvements intérieurs de l’homme pour l'inciter au mal.
2. Tous ces mouvements intérieurs, si l’on suit l’ordre de la nature, ont leur origine dans les sens extérieurs. Or il n’appartient qu’à Dieu de faire quelque chose en dehors de l’ordre de la nature, on l’a dit dans la première partie de la Somme. Donc le diable ne peut rien faire dans les mouvements intérieurs de l’'homme, si ce n’est par le moyen de ce qui frappe les sens extérieurs.
3. Les actes intérieurs de l'âme sont l’acte de comprendre et celui d’imaginer. Or sur aucun des deux le diable ne peut rien. Car, on l’a établi dans la première partie de la
Somme, le diable ne peut rien imprimer dans l’intelligence humaine. Même sur l’imagination il semble bien qu’il ne peut rien non plus, car les formes qui s’impriment dans l’imagination sont d’ordre plus élevé, étant plus spirituelles, que celles qui sont dans la matière sensible et sur lesquelles pourtant le diable ne peut rien, comme nous l’avons vu dans la première partie de la Somme. Le diable ne peut donc pas utiliser les mouvements intérieurs de l’homme pour l’induire à pécher.

Il y a contre cela que le diable ne pourrait alors tenter l’homme qu’à condition d'apparaître visiblement, ce qui est évidemment faux.

Voici ma réponse. L’âme en son intimité est intellectuelle et sensible. Intellectuelle, elle contient l’intelligence et la volonté. Pour ce qui est de la volonté, nous venons de dire comment le diable se comporte envers elle. Quant à l’intelligence, elle est mise en mouvement par ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance de la vérité. Or ce n’est pas cela que le diable cherche à faire chez l’homme ; il cherche plutôt à obscurcir sa raison pour le faire consentir au péché. Et comme cet obscurcissement provient de l’imagination et de l’appétit sensible, il semble que toute l’action intérieure du diable concerne ces deux facultés. C’est en les agitant l’une et l’autre qu’il peut induire au péché, car il peut faire que des formes imaginaires se présentent à l’imagination. Il peut faire également que l’appétit sensible soit excité à quelque passion.

Nous avons dit en effet dans la première partie de la
Somme que le monde des corps obéit naturellement à celui des esprits pour ce qui est mouvement local. Par conséquent le diable a le pouvoir de causer dans ce monde inférieur tout ce qui peut provenir du mouvement local, à moins d’être retenu par la puissance divine. Or le fait que des formes se présentent à l'imagination est parfois la suite d’un mouvement local. Aristote dit, au livre sur le Sommeil et la Veille, que « lorsqu’un animal est endormi, si le sang afflue en abondance aux organes sensoriels, y affluent en même temps les mouvements », c’est-à-dire les empreintes laissées par les objets extérieurs et conservées dans les images sensibles ; et ces empreintes agissent sur le principe de connaissance, en lui apparaissant comme si le principe sensible était modifié alors par la présence des réalités extérieures. Il y a donc là un mouvement local, simple déplacement d’humeurs ou d’esprits animaux, qui peut être provoqué par les démons chez l'homme soit endormi soit éveillé, et qui influe sur son imagination.

Pareillement, l’appétit sensible est excité à des passions par des mouvements déterminés du cœur et des esprits animaux. Aussi le diable peut-il également coopérer à cela. Et du fait que des passions sont ainsi excitées dans l’appétit sensible, il s’ensuit que l’imagination perçoit plus vivement l’impression sensible ramenée en elle de la manière que nous avons dite, pour cette raison notée par Aristote dans le même livre : « Ceux qui aiment sont portés à retrouver dans la moindre ressemblance l’image de ce qu’ils aiment. » Il arrive en outre, la passion étant ainsi excitée, que ce qui s’offre à l’'imagination, on juge devoir le poursuivre, parce que celui qui est pris par une passion trouve bon tout ce qui est dans le sens de sa passion. Et voilà de quelle façon le diable induit intérieurement à pécher.

Réponse au premier argument présenté. Les activités vitales viennent toujours d’un principe intrinsèque ; cependant un principe actif extérieur peut y concourir aussi. C’est ainsi que, même pour les activités de la vie végétative, la chaleur ambiante apporte son concours en facilitant la digestion des aliments.
Réponse au second argument présenté. Cette apparition de formes dans l’imagination ne se fait pas tout à fait en dehors de l’ordre de la nature, ni non plus au seul commandement de la volonté ; mais elle se fait, avons-nous dit, par l’intermédiaire du mouvement local.
Réponse au troisième argument présenté. C’est ce qui permet de répondre à la troisième objection, car ces formes tirent leur origine de la sensation.

Article 3. Le diable peut-il mettre dans la nécessité de pécher ?

Trois arguments donnent à penser que la réponse est affirmative.
1. Il a ce pouvoir sur l’homme, comme une puissance plus grande sur une plus petite. Au livre de Job (XLI, 25) il est écrit du diable : « Il n’y a pas une puissance sur terre qui puisse lui être comparée. » L’homme qui est terrestre peut donc être mis par le diable dans la nécessité de faire le mal.
2. La raison humaine ne peut être mue que par ce qui est d’abord proposé aux sens extérieurs, puis représenté à l'imagination, car toute notre connaissance vient des sens et nous ne saurions penser sans image, d’après Aristote. Or le diable peut mouvoir l’imagination, nous l’avons dit. Il peut aussi mouvoir les sens extérieurs puisque saint Augustin assure que « ce mal qui vient du diable se glisse par l’ouverture de toutes les sensations, se communique à la figure des choses, s’allie aux couleurs, se colle aux sons, s’infuse dans les saveurs ». Par tous ces moyens il n’est pas douteux que le diable puisse nécessiter la raison humaine à pécher.
3. Selon saint Augustin « il y a péché quand la chair convoite contre l’esprit ». Or le diable peut causer la convoitise charnelle, comme il peut causer les autres passions, de la manière que nous avons décrite. Il peut donc contraindre l’'homme à pécher.

Il y a contre cela que saint Pierre dit (I Pet. V, 8) : « Votre ennemi le diable, pareil à un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi. » Un pareil avertissement serait inutile si l’homme devait nécessairement succomber. Donc le diable ne met pas l'’homme dans la nécessité de pécher.

Voici ma réponse. Le diable, par sa propre puissance, peut, si Dieu ne l’arrête, amener nécessairement quelqu’un à faire des actes qui sont matériellement des péchés, mais il ne peut pas lui imposer la nécessité de pécher. C’'est évident du fait qu’à un motif de pécher l’'homme ne résiste que par la raison. Le diable peut arrêter complètement l’'usage de la raison en troublant l’imagination et l’appétit sensible, comme cela se voit chez les possédés. Mais alors, quoi que l’homme puisse faire, si sa raison est liée de la sorte, l'acte ne lui est pas imputé à péché. Si au contraire la raison n’est pas complètement liée, elle peut, par ce qu’elle a de libre, résister au péché, comme il a été dit plus haut. Ainsi est-il clair que le diable ne peut aucunement nécessiter l’'homme à pécher.

Réponse au premier argument présenté. Ce n’est pas n’importe quelle puissance supérieure à l’homme qui peut mouvoir la volonté, mais uniquement Dieu, nous l’avons vu.
Réponse au second argument présenté. Ce qui est appréhendé par le sens ou l'imagination ne meut pas la volonté de façon nécessitante, si l’homme a l’usage de sa raison, et cet usage n'est pas toujours lié par ces sortes d’appréhensions sensibles.
Réponse au troisième argument présenté. La convoitise de la chair contre l’esprit, quand la raison y oppose une résistance actuelle, n’est pas péché, mais matière à exercer la vertu. D’autre part, que la raison ne lui résiste pas, ce n’'est pas au pouvoir du diable. C'’est pourquoi celui-ci ne peut mettre personne dans la nécessité de pécher.

Article 4. Tous les péchés proviennent-ils de la suggestion du diable ?

Trois arguments donnent à penser que la réponse est affirmative.
1. Saint Denys affirme : « La multitude des démons est la cause de tous les maux, pour eux-mêmes et pour les autres. »
2. Celui qui pèche mortellement devient l’esclave du diable, comme il est dit en saint Jean (VIII, 34) : « Celui qui commet le péché devient esclave du péché. » Mais selon saint Pierre (II Pet. II, 19) : « On est esclave de ce qui vous domine. » Commettre le péché, c’est donc être dominé par le diable.
3. Si la faute du diable est irréparable, c’est parce que, dit saint Grégoire, il est tombé de lui-même et sans que personne lui ait suggéré de pécher. Donc, si des hommes péchaient en pleine liberté et sans que personne le leur suggère, leur péché serait irrémédiable ; ce qui est évidemment faux. Tous les péchés des hommes se font donc à la suggestion du diable.

Il y a contre cela qu’il est dit au livre des Croyances ecclésiastiques : « Ce n’est pas toujours le diable qui éveille en nous les mauvaises pensées ; elles surgissent quelquefois par le mouvement de notre libre arbitre. »

Voici ma réponse. Occasionnellement et indirectement, le diable est la cause de tous nos péchés, puisque c’est lui qui a induit le premier homme à pécher et qu’à la suite de son péché la nature humaine a été tellement viciée que nous sommes tous maintenant enclins au mal ; comme si l’on disait que, si le bois brûle, c’est à cause de celui qui l’a fait sécher, puisque c’est une fois sec qu’'il s’enflamme facilement.

Mais, directement, le diable n’'est pas la cause de toutes les fautes des hommes, au point de nous faire consentir à chacun de nos péchés. Origène le prouve par le fait que, même si le diable n’existait pas, les hommes auraient l’appétit de la nourriture, des plaisirs charnels, etc. ; appétit qui pourrait être désordonné sans la régulation de la raison, ce qui est au pouvoir du libre arbitre.

Réponse au premier argument présenté. La multitude des démons est en effet la cause de tous nos maux dans leur première origine, comme nous venons de le dire.
Réponse au second argument présenté. On ne devient pas l’esclave de quelqu'un seulement quand on est dominé par lui mais encore lorsqu’on se soumet volontairement à lui. Et c’est ainsi que celui qui pèche de son propre mouvement devient l’esclave du diable.
Réponse au troisième argument présenté. Le péché du diable a été irrémédiable parce qu’il l’a commis sans que personne le lui eût suggéré et sans avoir un penchant au mal causé par une suggestion antérieure. On ne peut en dire autant d'aucun péché de l’homme.
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4 octobre 2006 3 04 /10 /octobre /2006 06:22
Le saint Sacrifice de la Messe est substantiellement et numériquement identique au Sacrifice de la Croix. En effet :

– La Messe est le
signe sacramentel de la Croix. Ce signe est fondé dans la présence réelle de Jésus-Christ sous les espèces du pain et du vin ; ce signe est constitué par la séparation active des deux espèces ; ce signe manifeste ainsi l’'immolation de Jésus-Christ sur la Croix.
– or, selon l'’ordre institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce qui est sacramentellement signifié est réalisé,– c'’est-à-dire rendu réel, produit comme chose existante
hic et nunc ;
– donc la Messe est la
réalité du Sacrifice de la Croix. Elle n'’est pas simplement une action semblable ni une reproduction fidèle : elle est l'’unique sacrifice de Jésus-Christ.

Chaque Messe considérée en elle-même est un sacrifice, un vrai sacrifice offert maintenant sur l’'autel de l’'église, mais
elle n'’est pas un autre sacrifice que celui offert le Vendredi saint pour la satisfaction de la Justice divine, la réparation des péchés et le salut du monde. Ce qui distingue la Messe et la Croix n'’est donc qu'’accidentel (le mode d'’offrande) ou extrinsèque (dans l’'ordre de la cause efficiente ou de la cause finale).
– À la Croix, le sacrifice est offert de façon sanglante ; à la Messe de façon non-sanglante, sacramentelle.
– À la Croix, Jésus-Christ s’'offre lui-même directement (et la sainte Vierge Marie l’'offre avec lui) ; à la Messe, Jésus-Christ s’'offre comme tête de son Corps mystique auquel il donne d'’accomplir son offrande, et il s’'offre par le ministère des prêtres : la Messe est offerte
ab Ecclesia per sacerdotes (littéralement : par l’'Église à travers les prêtres) dit le concile de Trente.
– À la Croix, Jésus-Christ offre le sacrifice pour l'’acquisition de la Rédemption et de ses grâces ; à la Messe, il s'’offre pour l’'application de la Rédemption et l’'octroi des grâces déjà infiniment méritées.

Cela étant rappelé, il est facile de prévoir que les fruits essentiels de la sainte Messe sont ceux de la Croix et que la Messe comporte des fruits spéciaux d’'application, selon un mode propre.

Le Sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ au Calvaire est offert pour quatre fins : l’'adoration, l’'action de grâce, la propitiation et l'’impétration.

L'’adoration et l’'action de grâces, qui s’'adressent exclusivement à Dieu, ont été procurées avec une intensité infinie sur la Croix. Il en est de même à la sainte Messe, dont elles sont un effet immédiat, illimité, infailliblement produit
ex opere operato.
De façon infinie aussi, cette adoration a une valeur réparatrice car elle est directement contraire au péché : à celui d’'Adam et d'’Ève (qui a consisté en un refus de reconnaître la paternité divine, qui a été refus d'’adoration et de sacrifice) ; à nos péchés à nous qui comportent le même fond d'’idolâtrie.

La propitiation consiste à nous rendre Dieu propice, c’'est-à-dire à faire en sorte qu'’il nous pardonne nos péchés, en détruisant la faute (la culpabilité), en remettant la peine due aux péchés pardonnés.
L'’impétration consiste à obtenir de Dieu les grâces qui nous sont nécessaires pour lui plaire : pour vivre en état de grâce, pour faire le bien (et en premier lieu le bien surnaturel), pour éviter le mal, pour persévérer et être sauvé.

Le Sacrifice de la Croix– et, un avec lui, le Sacrifice de la Messe,– produit des effets de propitiation et d’'impétration infinis en suffisance : sa valeur est si grande que le pardon de tous les péchés du monde (passés, présents, à venir) y est contenu, que le gain de toutes les grâces nécessaires (et surabondantes) pour la persévérance et le salut de tous les hommes y est englobé. Cette absence de limites existe tant de façon intensive (en raison de la gravité des péchés à pardonner ou de la grandeur des grâces nécessaires) que de façon extensive (il n'’y a pas de limite quant au nombre de péchés commis, au nombre de grâces méritées, au nombre d'’hommes concernés).

Il faut s'’unir, intensément et de façon « désintéressée », aux effets d’'adoration et d’'action de grâce : celles-ci ont Dieu seul comme objet, rien n’'entrave la valeur infinie de la Messe en ce domaine.
Quant à la propitiation et à l’'impétration, elles nous concernent d'’une façon qui nous engage davantage, car le saint Sacrifice de la Messe nous applique directement les mérites de Jésus-Christ s’'offrant à son Père. C'’est alors qu’'on va parler de façon plus précise des
fruits de la sainte Messe.

On distingue trois sortes de fruits, énumérés en raison de ceux auxquels les vertus de la sainte Messe s'’applique. C’est ce qu'’exprime la prière de l’'offrande du pain au moment de l’'offertoire :
«
Súscipe, sancte Pater, omnípotens ætérne Deus, hanc immaculátam hóstiam, quam ego indígnus fámulus tuus óffero tibi Deo meo vivo et vero, pro innumerabílibus peccátis et offensiónibus et negligéntiis meis, et pro ómnibus circumstántibus, sed et pro ómnibus fidélibus christiánis vivis atque defúnctis : ut mihi et illis profíciat ad salútem in vitam ætérnam. Amen. »
« Recevez, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette hostie sans tache que moi, votre indigne serviteur, je vous offre à vous mon Dieu vivant et vrai pour
mes péchés, offenses et négligences sans nombre, pour tous ceux qui sont à l’'entour ainsi que pour tous les fidèles vivants et morts : qu'elle serve à mon salut et au leur pour la vie éternelle. Amen. »

Il appert que la liturgie catholique discerne :
– un
fruit général (« pour tous les fidèles vivants et morts »). La sainte Messe est appliquée à tous les membres de l’'Église militante et de l’'Église souffrante ;
– un
fruit spécial (« pour tous ceux qui sont à l'’entour »). Le sacrifice est appliqué d’'une façon distinguée à tous ceux qui sont spécialement unis à cette messe : soit par leur présence, soit parce que l'’intention de Messe leur est appliquée, soit parce qu’'ils ont demandé ladite intention ;
– un
fruit très spécial (« pour mes péchés, offenses et négligences ») pour le prêtre célébrant – et ce fruit est exprimé comme étant surtout propitiatoire (l’'Église connaît bien ses prêtres !).

Pour être complet, notons quatre choses.

1°/ On ne parle ici que de Messes valides, célébrées par un prêtre catholique dans l'’Église catholique, selon son rite et sa volonté. C'’est à elle et à elle seule que Notre-Seigneur a confié son Sacrifice et a donné la vertu de l'’appliquer.

2°/ Les
fruits (ce mot étant entendu au sens restreint que nous avons précisé) du saint Sacrifice ne sont pas infinis. Cependant, s’'ils sont limités, ce n'’est pas en raison de l’'indigence de la Messe, ce n'’est pas à cause d’'une volonté limitatrice de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'’est la finitude de la capacité réceptive des bénéficiaires qui met une limite aux effets de la sainte Messe en nous. On comprend alors la nécessité de multiplier les saintes Messes, d'’y assister aussi souvent que possible, de faire célébrer des messes « à répétition ».
Les âmes du Purgatoire ont, elles aussi, une capacité réceptive limitée : non par l’'inattention ou le manque de ferveur, mais par la limite de leur charité. Et aussi parce que Notre-Seigneur a promis que nous serons alors traités comme nous avons agi ici-bas : il n'’y a guère de doute que la vertu du saint Sacrifice est davantage appliquée aux âmes qui sur la terre ont davantage aimé la sainte Messe, et ont été assidues à y prendre part.

3°/ Le prêtre principal du Sacrifice est Notre-Seigneur Jésus-Christ. En soi, la vertu personnelle du prêtre ou la ferveur de sa célébration  n'’ont pas d'’effet sur l’'essence et sur les fruits de la Messe (sauf, bien sûr, en ce qui concerne le fruit très spécial).
« C'’est indiquer déjà la réponse à faire à la question si la messe du pécheur a autant de valeur que la messe du juste. — À considérer le sacrifice en soi, la valeur est la même, parce que c’'est le même prêtre principal et la même victime, dont la sainteté n’'est pas ternie par les ministres souillés, pas plus que la lumière en passant par la fange ne perd sa pureté. Regardons ensuite la messe avec l'’ensemble des cérémonies liturgiques qui en font l’'action la plus solennelle, le rite principal de notre religion : faites au nom de l'’Église, dont le ministre reste toujours l’'ambassadeur auprès de Dieu, les prières conservent toute leur efficacité, parce que c'’est toujours l'’Épouse qui parle, qui supplie et que l'’Épouse mérite toujours d'’être écoutée, malgré l’'indignité de son représentant. Si l’'on considère seulement la valeur de la personne privée et des prières privées qu’'elle offre en même temps que le sacrifice, il est manifeste que la messe du saint curé d’Ars vaut plus que la messe du pauvre prêtre tombé.… Mais ce point de vue est tout secondaire, cette valeur tout accidentelle, vu que le célébrant ne se dépouille jamais de sa personnalité officielle et que sa faute ne peut rejaillir sur les autres ni leur nuire moralement tant qu'’ils ne se font pas ses complices. » [R. P. Hugon,
La sainte Eucharistie, Téqui, Paris 1924, pp. 228-229]

4°/ La sainte Messe est offerte par l’'Église, pour l’'Église, dans l’'Église : elle a donc nécessairement un effet ecclésial, un effet d’'appartenance, d'’union, de fidélité, de témoignage.
C’'est là que la mention du souverain Pontife au Canon de la Messe, introduite par les mots «
una cum » est d'’une très grande importance. C'’est là aussi qu'’il importe de ne mentionner qu’'un vrai Pape, professant et enseignant la foi catholique, impérant à l'’Église les sacrements catholiques, revêtu de l’'autorité de Jésus-Christ.
Il ne s’'agit pas seulement de prier pour le Pape : plus encore il s’'agit de l’'identification de l'’Église catholique. L’'Église pour laquelle on offre «
in primis » le sacrifice, l'’Église qui offre le saint sacrifice, c'’est celle qui est « una cum » le souverain Pontife. Comment l’'Église est-elle pacifiée, gardée, unifiée et dirigée (quam pacificare, custodire, adunare et regere digneris) ? En étant una cum le Pape.
Le souverain Pontife est l’'« identifiant » de l'’Église ; il est la source de sa paix, de sa perduration, de son unité et de sa juridiction :– source vicaire par rapport à Jésus-Christ, mais source souveraine par rapport au corps de l’'Église.
La mention du souverain Pontife au Canon de la Messe est donc d’'une particulière gravité : d’'abord en raison de la sainteté de cette prière qui est la plus précieuse, la plus solennelle et la plus efficace de toute la liturgie de l’'Église, de cette prière qui est le cœœur du mystère de la foi. Cette mention concerne directement la catholicité du saint Sacrifice, du célébrant, des assistants ; elle exprime l'’adhésion que chaque catholique doit avoir au souverain Pontife comme règle vivante de la foi et comme détenteur de la plénitude du pouvoir d'’ordre dans l'’Église ; elle réalise (elle rend réelle) notre appartenance à l’'Église et notre soumission au souverain Pontife.
Pour la confession de la foi, pour l’'adhésion à l’'Église catholique, pour l’'offrande du Sacrifice parfait, la portée de l’'« una cum » est telle que selon le Pape Pélage Ier (556-561), l'’omettre c’'est se séparer de l’'Église universelle (rapporté par Innocent III dans son ouvrage sur le rite de la Messe, P.L. CCXVIII, col. 844).
Par l’'
una cum est affirmée et réalisée l’'unité fondamentale entre l’'Église, le Pape et la Messe.

Ce quatrième point peut sembler une digression à l'’étude des fruits de la sainte Messe. Mais ce n'’est qu'’une apparence : en réalité, il est au cœœur du Sacrifice. C'’est normal qu'’il soit notre croix.

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18 mai 2006 4 18 /05 /mai /2006 11:11

Entre ignorance et fascination

Les Occidentaux que nous sommes ignorent beaucoup l'Orient en général, et l'Orient chrétien en particulier ; et en même temps, ils se laissent fasciner par le parfum mystérieux qui émane de l’'Orient et le baigne, au point d’'y perdre leurs certitudes.

Les catholiques latins oublient les catholiques orientaux, et il leur semble trop souvent que ceux-ci sont négligeables et ne font que vivre à l'ombre de l'« orthodoxie » : ce qui injuste et erroné. Les catholiques d'Orient, vivant de la richesse de leurs rites et de leurs traditions ainsi que de la Sagesse et de l'Unité de l'Église romaine, les dépassent de cent coudées.

Les catholiques latins ont souvent une vision faussée des « orthodoxes », soit en les caricaturant plus ou moins grossièrement, soit en ne tenant la séparation que pour peu de choses : il y va pourtant de plusieurs dogmes de foi, et de l'appartenance à l'Église hors de laquelle il n'y a pas de salut.

Les latins ont leurs tentations propres –– le rationalisme par exemple –– et connaître les chrétientés d'Orient peut leur être bénéfique ; les orientaux ont leurs tentations propres aussi –– par exemple le mélange du sacré et du sensuel –– et il nous est bon de les connaître pour ne pas nous laisser séduire précisément par ce qu'eux-mêmes devraient combattre.

C'’est à fin de juste connaissance que je transcris ci-dessous un texte de Louis Jugnet (sous formes de notes cursives) : avec beaucoup de sympathie, d’'honnêteté et de compétence, celui-ci fait un rapide bilan de la confrontation entre la théologie romaine (expression raisonnée de la foi catholique) et la doctrine dite « orthodoxe », doctrine issue de la foi catholique mais gauchie par dix siècles de schisme. Les sous-titres entre crochets sont de mon crû.

Orthodoxie Gréco-Russe et Théologie Occidentale (1946)
Cahier Louis Jugnet n°2, pp. 51-68

On peut dire que l’'immense majorité des catholiques ignore à peu près tout de l'’Orient chrétien, et plus particulièrement de l’'orthodoxie gréco-russe. Cette ignorance est compréhensible et excusable, mais elle peut être dangereuse, car nous nous laissons entraîner ainsi à commettre des contresens et à formuler des condamnations globales et sans nuances qui désolent celui qui est un peu au courant de ces problèmes, et qui enveniment le conflit entre nos frères séparés et nous. En plus de ce péril très réel, il en existe un autre : c’'est de voir certains catholiques s’'engouer immodérément de la pensée chrétienne d’'orient, soit par snobisme, soit à cause de l'’incontestable séduction qu’'elle peut réellement exercer par certains de ses aspects. Voilà pourquoi nous essaierons ici de faire une sorte de mise au point, accessible à l'’honnête homme, pourvu que celui-ci effectue l'’effort d’'attention nécessaire en des matières naturellement ardues.

Pour beaucoup de nos coreligionnaires, l’'orthodoxie gréco-russe est en proie à la superstition et à l'’ignorance, elle passe son temps à adorer des icônes, elle n’'a pas un vrai saint, et sa pensée théologique est inexistante : elle ergote sur le nom de Jésus, sur la forme du signe de croix, sur d’'absurdes nuances liturgiques. Or, ces énormités –– car ce sont des énormités –– ne sont pas le monopole des gens du commun et nous les voyons gravement énoncées par d’estimables publicistes. Certains manuels d’'apologétique ne brillent pas non plus, sur ce point, par l’'information et la sérénité.

À vrai dire, la situation s'’est quelque peu modifiée dans les milieux de spécialistes. D’'abord, on constate depuis quelques années déjà un renouveau d'’intérêt à l’'égard des Pères de l'’Église, des Pères grecs notamment. Or, l’'Église d’Orient, fût-elle schismatique, vit en grande partie sur ce fonds patristique. Au surplus, Monsieur de la Palisse lui-même nous dirait qu'’avant d'’être schismatique, elle était catholique, et qu'’il serait bien étonnant qu'’il ne lui en soit rien resté depuis. Mais il y a plus : des publications orthodoxes en langue française ont vu le jour. Citons ici, pour mémoire, les travaux de Serge Boulgakoff, de Lossky, et de Mme Lot-Borodine, pour ne parler que des plus importants. Certains auteurs catholiques ont cru pouvoir déclarer que l’'Église romaine est seule dépositaire qualifiée de la Révélation, mais que les autres églises détiennent des éléments de vérité et de piété qui lui manquent cruellement, et que seule l’'union des Églises (conçue d’'une façon catholique, évidemment) lui permettrait enfin d’'intégrer. Sans aller jusque-là, nous pouvons néanmoins estimer que le problème se pose de savoir quelle attitude un catholique qui réfléchit peut et doit prendre à l’'égard de la dogmatique, de la mystique, et de la liturgie des gréco-russes.

[En Orient, le théologique et le mystique ne sont pas séparés]

Nous proposerons ici quelques suggestions qui nous semblent de nature à éclairer la question. Nous remarquerons d'’abord qu'’il est difficile, voire impossible, de séparer la théologie et la spiritualité de l’'Orient chrétien. Celui-ci ignore, et veut ignorer cette sorte de division du travail qui place côte à côte comme deux frères parfois rivaux le spéculatif et le mystique. Pour l'’Orient chrétien, la vraie théologie suppose une authentique expérience chrétienne, donc une véritable vie intérieure. Elle n'’est pas un enchaînement de théorèmes sacrés, mais la codification doctrinale d’'une vie religieuse profonde ; et, réciproquement, la vie spirituelle n'’est pas une sorte de vagabondage intérieur ou de pieuse évanescence, mais une amoureuse contemplation, contenue dans l’'enceinte bienfaisante du dogme révélé et des normes théologiques.

Que penser de cette position ? Nous ferons remarquer d’'abord que la séparation maintenue artificiellement par des auteurs comme H. Delacroix et même Bergson entre mystique et théologie dogmatique est fort artificielle ; que spéculation et contemplation sont liées ; que seul l’'homme qui a la foi théologale, la foi tout court, peut faire de la théologie, et que l’'apostat qui veut raisonner sur le dogme, même s’'il imite à la perfection les raisonnements du théologien, ne fait qu’'un ersatz de théologie, et ne manie que des notions mortes et sans sève. C’est là le b-a-ba de la conception thomiste sur la question, et il n'’y a jusqu'’ici aucune opposition radicale entre la conception orthodoxe des rapports entre théologie et mystique et la nôtre.

Où la question devient plus délicate, c'’est quand on compare avec la conception gréco-russe certaines formules scolastiques qui accentuent un peu lourdement la distinction entre le théologien proprement dit qui peut, pourvu qu'’il ait la foi, bien raisonner sur le donné révélé et ses conséquences, fût-il en état de péché mortel et sans vie intérieure,– et le mystique qui vit en Dieu, par-delà la spéculation. Sans doute, de telles formules, qu'’on rencontre surtout chez les scolastiques des XVIe et XVIIe siècles, peuvent-elles recevoir un sens acceptable. (Un docteur sans charité pourra peut-être faire une bonne analyse de la transsubstantiation ou de l’'union hypostatique). Cependant, nous avouons nous méfier du tempérament intellectuel que révéleraient ces formules si on les poussait trop loin. Nous croyons, quant à nous, à une union plus profonde entre spéculation théologique et vie intérieure. Non pas que la doctrine ne soit que la condensation d’'une expérience religieuse, comme semblent le penser les PP. Chenu et Congar (puisque la doctrine a des sources et des critères qui dépassent la simple expérience religieuse et la conditionnent), mais parce que la théologie sans l'’amour et sans au moins une ébauche de vie mystique risque de n’être souvent qu'’un verbalisme sacré, méconnaissant le sens profond du donné révélé.

La mystique de l'’Orient est centrée sur le Baptême. C'’est par le baptême que l'’homme naît au monde surnaturel, et qu'’il reçoit une première illumination dont sa vie spirituelle ultérieure ne sera que le développement. Théologiens et mystiques orthodoxes insistent à l'’envi sur ce point. Or, ils ne font là que reprendre un thème très cher à l’'antiquité chrétienne et aux Pères, notamment aux Pères grecs, et que nous n'’avons que trop souvent oublié. (Pour combien d’'entre nous la pensée du Baptême est-elle une source de joie et de réconfort présent, un encouragement au progrès spirituel. Et pourtant !… ) Par le baptême, nous sommes véritablement greffés, entés, sur la nature divine. Il y a là une véritable transformation entitative, c'’est-à-dire réelle ; indépendante de la prise de conscience plus ou moins fragmentaire que nous pouvons en avoir. Ceci nous explique que l’'Orient –– à la suite des Pères –– ait une conception
plus ontologique que psychologique de la vie mystique, entendez par là qu'’il s'’intéresse davantage à ce que nous dit la Révélation sur la déification profonde du juste qu'’à ce que celui-ci éprouve subjectivement comme l’a fait remarquer le P. Stolz.

[Distinction entre le naturel et le surnaturel]

La mystique, nous dit l’'Église catholique, est d’'ordre surnaturel. Aucune technique, aucune mécanique de l'’extase, de type plotinien ou yogiste, ne saurait nous faire accéder au Royaume de Dieu. Le monde surnaturel dépasse les possibilités de toute nature créée. Si Dieu, par pure générosité, ne nous en avait révélé quelque chose, nous n'’aurions pu agir de façon conforme à la réalité divine sans un secours d’'en haut, qu'’on nomme la grâce. Sans méconnaître ni l’'harmonie entre nature et surnaturel, ni leur fusion dynamique dans le sujet humain, le catholicisme a insisté plus d'’une fois, notamment en condamnant Pelage et Baïus, sur leur distinction et leur irréductibilité radicale. Or, ce qui frappe un catholique lorsqu'’il lit les auteurs gréco-russes, c'’est l’'imprécision de leur pensée sur ce point.
Ils ne veulent pas distinguer nature et surnature. Ils prétendent qu'’en Adam ces deux éléments n'’en faisaient qu'’un, en un tout organique, si l’'on peut dire. Et qu'’il en est de même depuis la Rédemption, en sorte que ce n’'est qu’en vertu d'’un morcelage excessif et déraisonnable qu’'on voudrait les distinguer avec précision. Aussi traitent-ils de logomachies et de pseudo-problèmes un grand nombre de controverses qui ont passionné l’'Occident catholique, notamment sur les rapports entre nature et surnaturel, entre grâce et liberté (thomisme, molinisme, etc.).

Nous ne saurions accepter ces vues. Sans doute plusieurs Pères et auteurs spirituels, tel Cassien, ont envisagé l’'homme concret, « mixte » de naturel et de surnaturel, et quand ils disent que la nature est bonne, ils veulent parler de la nature élevée et régénérée par la grâce, et non donner des gages à une position d'’esprit pélagien. Mais, de nos jours, la situation n’'est plus la même. Depuis les Pères et les spirituels de l’'antiquité, il y a eu un progrès dogmatique considérable. On ne peut pas contraindre la théologie à abandonner des précisions laborieusement obtenues à travers les siècles pour reprendre des formules incomplètes et ambiguës. Disons donc que, selon nous, le refus oriental de distinguer nature et surnature est inacceptable pour un catholique (même si la manière de les distinguer, dont use la théologie scolastique n’'agrée pas à tout le monde catholique).

[Une approche différente de la sainte Trinité]

Cette importante réserve faite, voyons comment l’'Orient conçoit l’'union à Dieu. Il s'’agit, pour lui comme pour nous, d’'une assimilation à la Sainte Trinité, et notamment au Verbe Incarné. Mais nous entrons ici dans un buisson d’'épines, où il faudra à chaque instant peser nos expressions pour ne pas déformer les problèmes. C’est qu’'en effet, les différences sont nombreuses à cet égard entre la conception gréco-russe et la conception catholique.

Tout d’'abord, nous remarquerons que les Grecs ne conçoivent pas la Trinité à la manière occidentale ou latine. Pour simplifier (sans déformer cependant), nous dirons que l’'Occident latin part de l’'unité de Dieu, et passe ensuite, et ensuite seulement, à la trinité des Personnes. Il conçoit (de façon négative et analogique), l'’essence (ou nature)
une du Dieu tout puissant, et se montre capable d’'y penser sans fixer explicitement son attention sur la pluralité des personnes (d'’excellents auteurs spirituels catholiques parlent de « Dieu » tout court, sans s'’arrêter au Père, au Verbe, ou à l'’Esprit). Tout autre est la manière orientale, héritée essentiellement des Pères grecs : Dieu, pour elle, ce n'’est pas d'’abord l’'Essence une de la Divinité, c'’est d’abord le Père, le Verbe et l’'Esprit. Elle pense la trinité avant de penser l'’unité, qu’elle tâche ensuite de rattraper comme elle peut. Remarquons que cette différence entre Orient et Occident latin n’'engage pas formellement la question d'’hérésie ou de schisme, bien que ce soit une Église schismatique qui soit en question – car les Pères grecs les plus vénérés de l'’Église catholique ont conçu la Trinité d’'abord comme pluralité, ensuite comme unité, tout comme les gréco-russes de nos jours. Et de plus, des théologiens catholiques modernes affirment, sans encourir aucune censure, leur préférence pour la conception grecque par rapport à la conception latine.

Si celle-ci a l’'avantage de bien marquer l’'unité divine, et d’'assurer un passage sans heurt ni secousse du Dieu des philosophes au Dieu des chrétiens, celle-là, en revanche, marque davantage le rôle de chacune des Personnes divines dans notre vie spirituelle. C'’est pourquoi, alors que l’'Église latine voit ordinairement dans la justification et la présence de Dieu dans l'’âme une opération commune des trois Personnes, et qui ne peut être attribuée spécialement à l'’une d’'entre elles (le Saint-Esprit, par exemple) que par « appropriation », les Grecs attribuent au Saint-Esprit un rôle spécial, non pas que l’'action du Saint-Esprit soit séparable de celle des autres personnes, mais parce qu'’il s’'unit plus directement et foncièrement à l'’âme justifiée, parce que la Trinité « passe » en quelque sorte par lui pour s’'unir à nous. Ici encore, rien d’'hétérodoxe, puisque des théologiens catholiques, tel Scheeben au siècle dernier et le P. de Broglie de nos jours, estiment que la conception grecque –– à condition d'’être au préalable repensée en fonction de la scolastique –– est plus satisfaisante pour la piété que la conception latine courante, celle de saint Thomas par exemple, et qu'’au surplus, elle se tient plus étroitement en contact avec le donné révélé et ses expressions (Bible, Pères, Liturgie, piété des fidèles). En quoi, nous leur donnons, personnellement, gain de cause.

[Filioque]

Cependant, si nous avançons davantage, nous nous heurtons à des oppositions doctrinales irréductibles. D'’abord, la question du « Filioque » : l’'Église schismatique refuse d’'admettre que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, et le fait procéder du Père seul. Cette attitude découle –– mis à part les contingences historiques qui ont envenimé le conflit –– du souci très vif de laisser la « monarchie » au Père et aussi d’'arguments doctrinaux qui prétendent établir que le « Filioque » aboutit à exténuer la réalité substantielle des personnes pour les transformer en simples relations hypostasiées. Ce dernier point est trop délicat pour être examiné en quelques lignes :– qu'’il nous suffise de dire qu'’admettre le « Filioque » est obligatoire pour toute conscience catholique, qu'’aucune conciliation ne paraît possible sur ce point, du moins dans l’'état actuel du problème, et qu’'au surplus les critiques des Grecs contre la théorie scolastique des Relations subsistantes (c’'est-à-dire, en gros, la théorie qui conçoit les trois Personnes comme corrélatives les unes aux autres) résultent d’'une méconnaissance de sa véritable signification.

[Les « énergies » divine –– le palamisme]

Reste une étrange doctrine que l’'on désigne usuellement sous le nom de « palamisme » (du nom de Grégoire Palamas, son défenseur le plus important, et que les schismatiques nomment Saint Grégoire de Thessalonique). C'’est la théorie dite des « énergies » divines. Elle consiste à penser qu’'il faut distinguer de façon réelle la nature divine et ses attributs, ses moyens d'’action que sont ses « énergies ». Les énergies ne sont pas des attributs divins conçus de façon statique, à la manière scolastique, mais on les compare à des rayons qui partent du soleil pour porter partout la lumière et la vie. Et on ne sait ce qui est le plus remarquable, dans la conception palamiste, de l’'étrange richesse de suggestion et de stimulation spirituelle confuse de ses descriptions, ou de la bizarrerie conceptuelle inacceptable qu’'un scolastique occidental, si ouvert soit-il à la pensée de l'’Orient chrétien, et si désireux soit-il de conciliation œœcuménique, ne peut manquer de lui reprocher. Disons-le tout net : le palamisme est hétérodoxe, l’'Église Romaine ne saurait l’'accepter, voici pour l’'aspect théologique.

Quant à l’'aspect métaphysique, on peut dire, n'’en déplaise à ses défenseurs anciens ou modernes, que la théorie des « énergies » est incompatible avec l’'unité divine. Ajoutons qu’'au fond, le palamisme aboutit à minimiser la grâce sanctifiante et le rôle de Dieu dans la justification. L'’Écriture nous dit en effet que, par la grâce, nous devenons « consortes divinæ naturæ ». Mais, nous disent les Orientaux, cette assimilation à Dieu ne saurait se faire entre l’'essence divine et nous. Ce serait du panthéisme. Donc, elle a lieu
seulement entre les « énergies » et nous. Pour notre part, nous n’'hésiterons pas à répondre que nous ne voyons aucun inconvénient à considérer la grâce habituelle comme une union directe de l’'âme à la nature divine (et notamment au Saint-Esprit : Dieu tout entier est présent dans l'’âme du juste, mais le Saint-Esprit est spécialement uni à celle-ci) et même nous ne nous contentons pas ici de la théorie thomiste classique qui voit dans la grâce un simple « habitus » créé. Sans doute la grâce introduit et suppose à la fois dans l'’âme justifiée une « bonification » ontologique, comme disait le Père de la Taille, mais elle est, plus encore, une réelle actuation de l'’être créé par Dieu lui-même, comparable, « mutatis, mutandis », à l’'union de l'’humanité du Christ avec sa divinité (le Père de Broglie, dans un « De gratia » inédit, a énoncé là-dessus des vues scolastiques d'’une extraordinaire richesse). Pour parler bref, nous dirons que la conception gréco-russe sous-estime le caractère direct et immédiat de notre élévation surnaturelle, et c'’est grave.

[L'’Incarnation]

Les rapports du chrétien avec le Christ posent eux aussi un certain nombre de problèmes. Nous discernerons deux aspects principaux, l’'un qui concerne le rôle de l’'Humanité du Christ par rapport à sa divinité, l’'autre qui a trait au rôle des mystères douloureux par rapport aux mystères glorieux. Les conceptions gréco-russes semblent – sur l’'Incarnation – en gros du moins, conciliables avec les conceptions catholiques. Cependant, un certain malaise règne de part et d'’autre dès qu’on en vient à la question du culte du Christ. Pour schématiser, nous dirons que l'’Orient est frappé avant tout par la divinité du Fils de Dieu et par sa toute-puissance, et qu'’il ne l’'adore pas, si l’'on peut dire, d’'une façon entièrement « coupée » des autres Personnes : Le Christ est toujours pour lui « l’'un des Trois », « un de la Sainte Trinité ». Il est toujours envisagé par rapport à celle-ci ; et les orthodoxes se plaisent à souligner ce fait que le dogme fondamental du christianisme, celui qui est le support de tous les autres, ce n'’est pas l’'Incarnation, mais bien la Trinité, l’'Incarnation lui étant logiquement et chronologiquement postérieure. D'’où quelques points de friction où les Orientaux n'’ont pas tous les torts selon nous.

Certains théologiens catholiques, tel K. Adam, reprochent au culte russe du Christ d'’isoler celui-ci de sa fonction médiatrice, d’'oublier son humanité, de mettre l’'accent sur la crainte, etc. Tout cela ne paraît pas entièrement fondé, et les réponses de Mme Lot-Borodine semblent ici assez pertinentes. On ne saurait dire, semble-t-il, que les orthodoxes méconnaissent l'’humanité du Christ, à laquelle ils croient aussi réellement que nous (il serait injuste de les accuser de docétisme). Cependant, ils nous demandent de ne pas nous hypnotiser sur « le Christ selon la chair » contre lequel saint Paul nous mettait déjà en garde. S’'il faut être en garde contre le monophysisme, qui exténue l’'humanité du Christ et l'’absorbe dans la divinité, il ne faudrait pas non plus verser dans une déviation nestorienne, qui attribuerait à la nature humaine du Christ une consistance qu'’elle n’'a pas, et en faire presque une personne. Le danger est-il imaginaire ? Nous craignons pour notre part que certains catholiques (nous ne disons pas l’'Église, évidemment, ni même les théologiens), aient une tendance fâcheuse à s’'arrêter trop exclusivement à l’'humanité du Christ. N’avons-nous pas vu, il y a quelques années, un estimable ecclésiastique écrire tout un gros livre sur « Cet homme que fut Jésus », après nous avoir déclaré dans sa préface qu’'« abstraction faite de la divinité du Christ (?) on pouvait s’'attacher à faire son portrait humain : tempérament, etc. » En pratique, on risque d’'aboutir à un Christ diminué et abusivement naturalisé, si l'’on peut dire.

[L'’Orient tourné vers la gloire]

Second aspect de la question : rôle comparé de l’'aspect
douloureux et de l’'aspect glorieux des mystères chrétiens. La chose est curieuse et profitable à analyser, car les reproches que nous font ici Protestants et Orthodoxes gréco-russes sont radicalement opposés. Luther reprochait aux théologiens catholiques d’'être « les théologiens des gloires », d’'axer leur pensée et leur piété sur la Résurrection, l’'Ascension, la Pentecôte, le Ciel, etc., en oubliant l’'« homme de douleur » qu'’a été Notre-Seigneur. Le vrai chrétien, disait Luther, est le théologien de la Croix. Or, les Orientaux nous font le reproche inverse : le Catholicisme romain, nous disent-ils, est obsédé par les mystères douloureux : la croix, la souffrance, l’'abaissement, à tel point que les mystiques catholiques se caractérisent par ce fait, qu'’ils méditent et contemplent principalement la Passion. (De même, le rôle du chemin de Croix dans la piété populaire, etc.). Au contraire, le mystique orthodoxe est frappé par les mystères glorieux : le Christ (dont ils n’'oublient pas pour cela la mort sur la croix pour nous racheter) est avant tout le « Pantocrator » des églises byzantines, revêtu de la pourpre et coiffé de la couronne impériale. Car l’'aboutissement du calvaire, c'’est la Résurrection de Pâques et la session à la droite de Dieu dans la Gloire éternelle : nous ne résistons pas au désir de transcrire ici quelques fragments d’'hymnes orthodoxes, qui montrent avec une beauté et une force qui enchanteraient un Chesterton ou un Claudel, la gloire de Dieu sous les apparences de la faiblesse : « Ils m'’arrachèrent mes vêtements et m'’habillèrent de pourpre, ils posèrent sur ma tête une couronne d'’épines, et me mirent dans la main un jonc, afin que je les détruise comme des vases d’argile… Celui qui se pare de lumière comme d’'un manteau se tint nu devant les juges et reçut des coups sur la face, de la main qu'’Il avait créée. Des hommes sans loi clouèrent à la croix le Seigneur de Gloire. En ce temps-là, le voile du temple se déchira, le soleil s’'assombrit ne pouvant supporter de voir Dieu tourmenté. Celui devant qui tremble toute créature… en ce jour sur le bois est pendu, celui qui a suspendu la terre sur les eaux, et d'’une couronne d’épines est couronné le Roi des anges. Il est vêtu d'’une pourpre de dérision, lui qui a paré de nuages les Cieux. Celui qui libéra Adam dans le Jourdain supporte des coups. L'’Époux de l’'Église est cloué au bois. Le Fils de la Vierge est percé d’'une lance. Gloire à Ta Passion, ô Christ, Gloire à Ta Passion. Révèle-nous ta Sainte Résurrection.… Voici que le Tombeau enferme celui qui dans sa main tient toute la Création. Une pierre recouvre le Seigneur qui a couvert de beauté les Cieux ». Tout ceci est très caractéristique d’'une mentalité assez différente de la nôtre par certains côtés.

Quelle attitude prendrons-nous sur ce point ? Voici, en pesant nos expressions, ce qui nous semble juste : Si le Protestantisme classique (Luther, Calvin, Barth) est à notre gré beaucoup trop centré sur les aspects douloureux du message chrétien, jusqu'’à oublier ou même nier pratiquement les aspects glorieux, en revanche l’'orthodoxie gréco-russe accentue un peu abusivement les aspects glorieux et, par une sorte de faiblesse humaine, ou de demi-scandale devant la Croix, a-t-elle tendance à oublier un peu cet aspect des mystères du Salut. Dans ce cas, le Catholicisme, qui ne sacrifie ni la croix, ni la gloire, représenterait, comme d’'habitude selon nous, la montagne d’'où l’on voit les deux versants opposés en les surmontant. Cependant, nous nous permettrons d'’ajouter, sous notre propre responsabilité, mais avec le sentiment de proférer une assertion très utile pour certains de nos coreligionnaires, que trop de catholiques oublient abusivement « les gloires » au profit de la Croix étroitement considérée. Des gens passent leur existence à méditer sur la Passion et à faire des chemins de Croix en oubliant presque que le Christ est ressuscité et glorieux, et nous attend pour nous glorifier avec Lui. À force de parler de sacrifice et de mortification, ce qui est indispensable, mais n’'est qu'’un
moyen,– on arrive à oublier que le but de toute ascèse, c'’est de nous faciliter le contact avec Dieu  et qu'’au fond, la pensée de la gloire l'’emporte en valeur, même ascétique, sur bien des pratiques mortifiantes.

Pensez à Dieu, et à la gloire de Dieu. Pensez à sa sainte et merveilleuse Mère qui vous voit et vous aime plus qu'’aucun être humain ne vous a aimé et ne vous aimera jamais. Pensez au Christ dans sa splendeur vers qui tendent toutes choses. Pensez à ce Saint-Esprit que vous invoquez chaque année à la Pentecôte, et, je l’'espère, dans toutes les perplexités et angoisses de votre vie de tous les jours. Pensez au Christ caché, mais glorieux – dans l'’Eucharistie – Pensez à ce monde angélique auquel notre piété appauvrie ne pense guère hélas ! mais que la Bible, les Pères, la Liturgie et la Vie des Saints devraient nous rendre familier. Vivez avec ces saintes, glorieuses, joyeuses et fécondes réalités, et vous verrez s’'épanouir votre vie intérieure. « L'œ’œil de l’'homme n’a pas vu, l’'oreille n’'a pas entendu, le cœœur n’'a pas conçu ce que Dieu prépare à ceux qui l'’aiment… ». Ces vues ne seront pas sans conséquences pour l'’idée qu’on se fera de la vie mystique. Celle-ci consiste dans l’'union progressive de l’'homme à Dieu. Or, cette union ne peut se réaliser ici-bas que très imparfaitement, à travers une série de purifications, de décantation du sensible, d'’où découlent de fortes souffrances pour celui qui en est le sujet. Nous touchons là le problème des « Nuits », si fortement souligné par la mystique Carmélitaine (ou comme on dit, « sanjuaniste »).

Nous avions déclaré ailleurs, notamment dans une conférence faite sous la présidence de Son Éminence le Cardinal Saliège, qu'’il existait une opposition concernant le rôle des « Nuits » et des purifications passives, entre l’'Orient et l’'Occident chrétiens. Les travaux du P. Hausherr nous imposent à ce sujet une mise au point qui nous est facile, car le souci de la vérité est notre seul guide, et que, par ailleurs, l’'erreur que nous avions commise ne venait pas de nous comme cause principale, mais de nos sources russes (en particulier de Lossky). Nous aurons peut-être l’'occasion de revenir sur cette question. Disons simplement que la soi-disant opposition que nous avions cru devoir signaler à la suite de certains auteurs modernes, vient d’'une différence dans la présentation des idées et des expériences mystiques : Tout disciple du Christ, quand il arrive à un certain degré de perfection, doit s'’attendre à ce que nous nous permettrons d’'appeler un douloureux décapage spirituel, au cours duquel Dieu semblera parfois abandonner l'’âme fidèle, bien qu’'il demeure aux profondeurs de celle-ci. L'’Orient et l’'Occident chrétiens l’'ont dit l’'un comme l’'autre, quoique de façon variée.

[Le cosmisme]

Ajoutons que la piété orthodoxe attache une grande importance d’'abord à ce qu’'on nomme le
cosmisme, ensuite à l’'eschatologie. Le cosmisme, c'’est l’'attitude fondamentale qui consiste à mettre l'’accent sur l'’unité de l'’Univers (cosmos) et sur la solidarité de l’'homme avec toutes choses. C’est l'’idée que la matière n'’est pas étrangère à l’'ordre du saint, qu'’elle a été créée par Dieu et pour Dieu, mais que c'’est l’homme qui doit, en la sanctifiant, la hausser vers Dieu en quelque sorte. C’'est en somme une position qui garde ce qu'’il y a d'’authentique comme intuition dans le panthéisme, mais en rejetant l’'absurde métaphysique et l’'universelle confusion de ce dernier. D’où le rôle essentiel de la Liturgie, conçue non pas comme un ensemble de « cérémonies » (?) mais comme une transfiguration progressive de la nature et de l’'homme, un facteur d'’incorporation des choses dans l’'homme et de l’'homme au Christ ; l’'idée du péché comme un désordre dans l'’Univers, une faille ontologique, et pas seulement une « faute » morale et juridique à concevoir de façon extrinsèque, etc. Il est bien évident que le cosmisme, comme tel, est bon et salutaire. Il constitue une réaction contre une conception individualiste et moraliste, protestante et rationaliste, de la vie spirituelle et représente une conception qui est tout à fait dans la ligne biblique et patristique. La liturgie catholique (si bien comprise par l’'ordre de Saint-Benoît), ne l’'a, Dieu merci, jamais oublié.

Mais pourquoi faut-il que certaines écoles de spiritualité, abusivement tournées vers un certain individualisme mystique et vers des « méthodes d’'oraison » comprises parfois un peu étroitement, aient tendance à perdre de vue cette importante vérité ? et pourquoi faut-il que des catholiques professent parfois une philosophie qui est la négation même de l'’esprit catholique ? C'’est ainsi que l’'abbé Lenoble félicitait dans sa thèse sur Mersenne, et dans un petit manuel à l’usage des élèves de philosophie, Descartes et le mécanisme moderne d’'avoir bien radicalement séparé, d’'une part l’'âme humaine et la pensée, d'’autre part, la matière et la vie, réductibles à des facteurs mécaniques. On voit mal comment ce brunsehviegien catholique peut concilier ses vues avec l’'esprit de la Liturgie et de la philosophie chrétienne classique –– qui n’'est certainement ni celle de Descartes, ni celle de Kant, ni celle de Brunschvieg. Cependant, tout à l’'opposé, les gréco-russes exagèrent lorsqu'’ils en viennent à taxer de rationalisme et de morcelage toute doctrine qui ne veut pas confondre le spirituel et le matériel. Ainsi, ce n’'est pas sans un léger étonnement qu'’un esprit occidental, – fût-il aristotélicien, donc habitué à considérer la continuité dynamique des « formes » et à ne pas casser, comme Descartes, la nature en petits morceaux – lira sous la plume d'’estimables théologiens d'’Orient, à la suite de Grégoire Palamas, que la gloire de Dieu peut être vue par nos yeux de chair, car la distinction du matériel et du spirituel est une abstraction d'’occidental rationaliste, la Gloire de Dieu étant au-delà de ces pauvres distinctions. Nous ne saurions évidemment souscrire à ces déclarations, bien que nous entrevoyions un principe de conciliation métaphysique entre le thomisme et le réalisme biblique qui parle avec insistance de la gloire de Dieu (Kabod Yaweh) comme de quelque chose qui se voit
physiquement.

[L’'eschatologie]

Eschatologie, ensuite. Combien d’'entre nous récitent sans y penser l’'article du « credo » « et iterum venturus est cum gloria judicare vives et mortuos » ? Pourtant, nous avons là un dogme chrétien de base. Les premiers chrétiens y ont parfois cru jusqu’'à se figurer que cette seconde venue du Christ, était imminente, et à organiser leur vie en fonction de cette erreur de perspective. Nous avons bien réparé leur erreur, sans doute, puisque nous n'’y pensons jamais comme à un fait qui se produira réellement ! Et c’est pourtant un fait, qui se produira réellement ! Ne nous hâtons donc pas de taxer de millénarisme nos frères d’Orient, d'’abord parce que ce n'’est pas cela qu'’on nomme millénarisme, ensuite parce que nous aurions intérêt à penser un peu à la venue glorieuse de notre Seigneur. Notre vie en serait éclairée, et nos efforts y prendraient peut-être un sens nouveau…

[Le saint Nom de Dieu]

Il n'’est pas jusqu'’à des détails de la mystique orthodoxe, qui semblent à l’'observateur superficiels, sans intérêt, qui ne soient riches de signification et de portée spirituelle. Telles sont les controverses sur le
Nom de Dieu et le nom de Jésus. Il ne s'’agit pas uniquement, comme l'’ont cru des publicistes mal informés, de byzantinisme grammatical, mais d’'une métaphysique et même d’'une théologie du langage. Expliquons-nous : les mystiques d'’Orient mettent l'’accent sur le type de prière qui consiste à répéter sans se lasser le nom du Seigneur. Sans doute y a-t-il là une influence proprement orientale (indienne, peut-être), mais enfin, nous pourrions nous dispenser sur ce point de sarcasmes sans portée et irritants pour d'’authentiques chrétiens comme le sont certains moines orthodoxes. Parce que ceux-ci ont donné des préceptes sur la manière de bien respirer en rythmant les invocations pour assurer la tranquillité et la concentration de l'’esprit (d’où le nom d'’hésychasme) certains auteurs catholiques, par ailleurs fort érudits, ont cru devoir ironiser sur ces pratiques, en méconnaissant leur contexte spirituel, ce que nous estimons regrettable. Or, la question s'’est posée pour les théologiens orientaux de savoir quel était le rapport entre le Nom du Seigneur et la réalité divine. Problème abordé par les plus grands penseurs, philosophes et poètes, depuis Platon jusqu’à Paul Claudel ou Valéry. On ne voit pas ce qu'’il y a de ridicule à scruter une telle question. D'’une façon générale, les gréco-russes ont tendance à voir dans les icônes (images) quelque chose qui ne représente pas seulement de façon plus ou moins symbolique et arbitraire une réalité sainte, mais qui la contient « réellement, spirituellement », si l’'on peut dire. Or, le Nom de Dieu est une image, un signe –– et tandis que certains orthodoxes d'’esprit libéral et orientés vers la philosophie moderne et nominaliste n'’y voient qu'’une étiquette conventionnelle, bon nombre d'’évêques, d’'auteurs mystiques et de théologiens conservateurs de l'’Église d’Orient croient à une présence réelle, quoique mystérieuse, de Dieu « dans » son nom.

Évidemment, il y a de quoi faire rire un voltairien. Mais nous savons que c’'est un grand honneur que d'’être raillé par cette espèce sans intelligence. Pensons plutôt au Platon du « Cratyle », qui se demande si les noms sont naturels ou artificiels, « collent » au réel ou non. Pensons au Claudel de « l’'Art poétique » et nous serons moins sévères pour un Yvan de Cronstadt et ses considérations sur le Nom du Seigneur. Ajoutons que nous voyons, pour notre compte, une conciliation relativement facile à assurer entre la théorie thomiste du nom et la théorie « orthodoxe », puisque saint Thomas et ses grands commentateurs nous disent que la réalité signifiée est présente « dans » le signe, que Socrate, par exemple, est présent réellement d’une certaine façon (aliquomodo) dans la statue qui le représente. Dans des lexiques différents, il y a là deux intuitions convergentes, malgré quelques divergences de nuance et de mentalité. N'’oublions pas du reste, nous qui sommes chrétiens, l'’importance énorme accordée aux questions de nom par la Bible (noms de personnes, noms de lieux : Dire que ce fait s’'explique par la mentalité hébraïque et ne vaut plus rien de nos jours est inacceptable : avec de pareils procédés, on vide la Bible de tout contenu spirituel et sacré, et on en fait un simple répertoire d’'archéologie) et la Liturgie (fêtes du Saint Nom de Jésus, du Saint Nom de Marie). Et si un esprit « supérieur », formé à la sociologie levy-brühlienne vient nous qualifier de primitif, en décelant des équivalences entre notre attitude et celle de tel ou tel Australien du Nord ou du Sud, nous accepterons le fait avec bonne grâce (sous bénéfice d'’inventaire) en faisant remarquer avec un estimable auteur protestant néerlandais, le professeur Van der Leuwen, de l’'Université de Groningue, que la question de fait ne résout pas la question de droit, entendons par là que ce que nous nommons, assez arbitrairement du reste, « mentalité primitive » n'’est pas forcément sans valeur parce qu’elle se rencontre chez des sauvages, mais contient des richesses réelles (sens des ensembles, intuition quasi-esthétique du réel, etc.) qu'’il faut à tout prix sauvegarder, en les repensant rationnellement, du reste – sous peine d'’être abruti par un scientisme désastreux, et d'’aboutir an culte de l’'équation et du tracteur qui serait, d’'après certains, la religion de l’'avenir….

[La liturgie]

Un mot encore, sur la
Liturgie gréco-russe : elle est extrêmement riche et touffue, – trop parfois, au gré de certains. Là encore, nos frères protestants, qui nous reprochent la « pompe romaine », feraient bien de se saturer un peu de liturgie orientale. Ils nous prendraient, ensuite, pour des quakers ou des presbytériens.… Cependant, cette liturgie contient d'’immenses richesses, et met en valeur d'’une façon souvent très heureuse le symbolisme sacramentel, qu’'il s’agisse des différentes phases de la messe, avec leur signification évoquant les différentes époques de la vie du Sauveur ; du découpage du pain à consacrer, en l'’honneur de la communion des Saints ; des menus rites comme le coup de lance dans l’'hostie, ou la goutte d'’eau chaude dans le calice, nous rejoignons là une idée chère aux Pères de l’'Église catholique : c'’est que le symbolisme de la nature, le symbolisme biblique (cf. « les Homélies sur la genèse », d'’Origène) et le symbolisme liturgique et sacramentel, sont les trois volets d'’un même triptyque. L'’Univers est un ensemble de correspondances. Le vrai symbolisme n'’est pas littéraire et poétique, il est d'’essence théologique. Et cela, l’'Orient l’'a bien su.

[Ferveur de l’'amour de Dieu]

Et comme il sait aimer Dieu ! Citons, entre autres, l'’hymne de Siméon le Nouveau Théologien au Saint-Esprit (citation qui n'’implique aucune adhésion aux vues inaccessibles de l’'auteur sur plusieurs points importants) « Viens, lumière véritable ; viens Vie éternelle ; viens, mystère caché ; viens, Trésor sans nom ; viens, chose indicible ; viens, Personne inconnaissable ; viens, joie incessante ! Viens, Lumière sans crépuscule ; viens, espérance qui veut sauver tous. Viens, résurrection des morts ; viens, ô puissant qui accomplis, transformes et changes tout par ton seul vouloir ; viens, invisible, tout à fait intangible et impalpable. Viens, celui qui toujours restes immuable, et qui, à toute heure, te meurs et viens vers nous couchés en l’'enfer. Tu te tiens plus haut que les cieux. Ton nom, tant désiré, et constamment proclamé, nul ne saurait dire ce qu’'il est. Nul ne peut savoir comment tu es, de quel genre ou espèce, car cela est impossible. Viens, Couronne jamais flétrie. Viens, Celui que mon âme misérable a aimé et qu’elle aime ! Viens seul à moi seul. Viens, toi qui m’'as séparé de tous et m'’as fait solitaire dans ce monde et qui Toi-même est devenu désir en moi, qui as voulu que je te veuille, Toi, absolument inaccessible. Viens, haleine et vie mienne, consolation de mon humble cœœur ». Quel chrétien un peu fervent ne se sentira ému de très haute façon en méditant ce texte admirable ? À ce sujet, quelques remarques s'’imposent : D’'abord la liturgie romaine : notre liturgie — contient-elle aussi des textes très pathétiques ? S'’il est vrai de dire avec Romano Guardini qu'’elle se caractérise par sa retenue et sa décence, on ne peut lui contester la couleur et l’'élan. (Prenez par exemple, les litanies du Sacré-Cœœur, celles de la Sainte Vierge, ou le « Veni, Sancte Spiritus », de la messe de la Pentecôte). Cependant, n'’oublions pas que l'’Église catholique est très large sur ce chapitre comme sur plusieurs autres, et qu'’elle autorise des Liturgies
orientales catholiques qui ont à peu près le même ton que les liturgies schismatiques gréco-russes. Il faudrait peut-être penser à cela avant d’'ironiser ou de fulminer contre le « déséquilibre de la piété orientale », le « mysticisme russe », etc., au nom d’'un occidentalisme étriqué. D’'autant plus que l’Église catholique n'’interdit pas à tel ou tel d'’entre nous de se servir, pour sa piété privée, d’'un beau texte oriental, s’'il ne contient pas d’'erreur doctrinale. Évidemment, le terrain est glissant, mais il ne faut pas s’'obséder non plus, ni oublier « la sainte liberté des enfants de Dieu ».

Arrivés à ce point de notre développement, certains esprits seront inquiets. Ils estimeront que nous avons souligné la richesse et la puissance de séduction du christianisme oriental plus que ses déficiences et craindront des dangers de scandale, au moins pour les faibles. Nous pensons qu'’ils auront tort, d'’abord parce que nous estimons qu'’il est d’'une mauvaise tactique de défigurer les positions d’'un adversaire (à supposer que nous devions à chaque instant traiter les chrétiens séparés en adversaires, ce qui… chrétiennement, paraît assez contestable), ensuite, parce que nous allons maintenant souligner ce qu’'il y a d'’inacceptable dans l’'orthodoxie gréco-russe et faire le bilan :

[Bilan des différences]

Inacceptables, une foule de choses dont nous n'’avons pas parlé parce qu’'elles constituent des oppositions réelles et souvent irréductibles C’'est qu'’en effet nos frères séparés d’'Orient et nous, nous ne sommes pas opposés uniquement au sujet de l’'autorité du Pape, comme le croient souvent les gens non avertis. Il y a d'’abord une perpétuelle sous-estimation de notre connaissance de Dieu, qu'’on nomme « apophatisme » (d'’apophasis : négation) et qui méconnaît la connaissance réellement valable, quoique pauvre et analogique que nous pouvons acquérir des réalités divines. Ce point est très important et oppose grandement l'’Orient à la théologie romaine. Il y a le « Filioque » et c'’est un gros morceau ! Il y a le « palamisme » qui règne généralement en maître dans les « Églises d’Orient ». Il y a le rejet, plus ou moins affiché, mais réel, de l'’Immaculée Conception. Sans doute la mariologie orthodoxe contient-elle des perles d’'une grande beauté, et qui se rattacheraient parfois, sans trop d’efforts, aux géniales intuitions d’'un Duns Scot sur le motif de l’'Incarnation et le rôle de Marie dans l'œ’œuvre de notre salut, mais enfin, ceci aussi est grave. Il y a, à tout le moins, des ambiguïtés et des prétéritions au sujet de la transsubstantiation eucharistique. (Sans doute, l'’Église d’Orient croit à la présence réelle, mais elle précise mal le mode de conversion du pain et du vin au corps et au sang du Christ, et les spécialistes catholiques ne sont pas d'’accord sur le sens à donner aux assertions gréco-russes sur ce point). Il y a d'’inquiétants silences, mêlés à des erreurs plus ou moins larvées sur le purgatoire et la vie de l'’au-delà ; sur les indulgences ; sur le nombre des sacrements (la théologie sacrementaire de l'’Orient est beaucoup plus flottante que la nôtre, et n'’a pas un « septennaire » nettement déterminé). Il y a différends sur le rôle de l’'épiclèse dans la consécration, sur le progrès dogmatique : l’'orthodoxie met un point d'’honneur à définir le moins possible de dogmes, et à les laisser à l’'état de positions théologiques librement discutées, ou du moins, pas imposées. Elle s’'en fait une gloire par la bouche de ses théologiens modernes, et prétend le faire exprès, alors que l'’on peut se demander si ce n'’est pas son anarchie ecclésiastique qui l'’empêche de se risquer sur la galère des définitions conciliaires. Cependant, son archaïsme, son souci de ne pas innover, doit bien y être aussi pour quelque chose, car il lui manque la droite conception d'’un progrès dogmatique, à la fois réel et homogène, tel que la conçoit l’'Église catholique, et que les théologiens romains tâchent de systématiser techniquement.

C’est, en tout cas, une grave erreur de croire que l’'esprit perdrait de sa liberté par la définition de dogmes nouveaux. On retrouve là le paralogisme bien connu de la Libre-Pensée : la pensée n'’est vraiment libre, ou potentielle, qu'’avant d’'être fixée sur son objet. Dès qu'’elle
sait, elle ne peut plus vagabonder. C’'est bien ce que disait Auguste Comte : Avant la découverte d’Archimède, on pouvait concevoir différentes hypothèses, et aller librement de l’'une à l’'autre ; maintenant, il n'’en va plus de même. Chesterton a bien montré, dans « Orthodoxie » qu'’il en va de même dans tous les domaines. L'’esprit humain, sur le plan religieux, s’'enrichit en apprenant sur le Divin ces vérités nouvelles pour lui que sont les dogmes progressivement définis. La Vérité nous libère, elle ne nous asservit pas.

[Anti-romanisme]

Enfin, reste le gros point d’'opposition, c'’est la haine souvent
farouche de l’'Église d'’Orient envers Rome, son incompréhension totale du rôle du Pape dans l’'Église, cette sorte d'’orgueil figé qui caractérise l’'épiscopat orthodoxe, et mène les popes à injurier le catholicisme d'’une façon parfois incroyable (aux Lieux Saints, dans les Balkans, etc.). C'’est là qu’'on décèle tout le venin schismatique, et c'’est là le point douloureux. De grands théologiens russes comme Serge Boulgakoff perdent visiblement leur sang-froid quand ils parlent de la Chaire de Pierre : là s’'accumulent les reproches de papôlatrie, de juridisme romain, etc. On comprend que leurs yeux se soient tournés parfois, au temps du Congrès de Stockholm, vers le monde protestant. Mais l’'accord direct était impossible entre deux courants de pensée aussi opposés. Car il est bien évident que l’'Église orthodoxe, si elle communie avec les églises réformées dans l’'opposition au Romanisme, s’'oppose à elles sur la plupart des autres points essentiels, et est beaucoup plus proche du catholicisme au point de vue dogmatique et liturgique.

[Conclusion]

Restons nous-mêmes. Mais tâchons de comprendre les autres, et de voir ce qu’'il y a de bon en eux. Nous retiendrons donc de l'’orthodoxie une leçon qui nous poussera à mieux scruter certaines valeurs que nous pourrons trouver chez nous, à condition d'’y regarder : une manière assez large de rénover certaines positions sur la Trinité. Une mise en relief de la divinité du Christ, de sa majesté, et de l’'aspect glorieux et splendide du Royaume de Dieu. Un regard nouveau sur l'’aspect cosmique et eschatologique du message chrétien, ainsi que sur l’'aspect
esthétique de l'’idéal chrétien, malgré la déviation moraliste, puritaine et kantienne qui a intoxiqué plus d’'un d’'entre nous. Mais tenons-nous fermement en garde par ailleurs devant une pensée qui rabaisse exagérément notre connaissance de Dieu, qui repousse le progrès dogmatique, qui erre très réellement sur des points doctrinaux importants, et manifeste beaucoup de mauvais vouloir à la romanité, dont, religieusement comme au point de vue culturel nous sommes –– tout de même ! –– les héritiers. Ni incompréhension, ni capitulation, telle sera notre conclusion.
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7 avril 2006 5 07 /04 /avril /2006 12:25

 

La première moitié (entière, si j’'ose dire) du second chapitre du livre du R.P. Guérard des Lauriers sur le nouvel ordo missæ est disponible. Le quart du manuscrit (environ) est donc mis en ligne : 100 pages de manuscrit ont donné 62 pages au format A4. Le tout constituera donc un dossier de 250 pages, auxquelles il faudra probablement ajouter un ensemble de notes explicatives.

Attention, le fichier chapitre 2 – première partie porte la même adresse URL que le fichier qui ne comportait que la moitié de cette moitié : il le remplace donc.

Rappel.

L'’introduction est disponible sur ce fichier-ci ;

le chapitre premier est disponible sur ce fichier-là.
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6 avril 2006 4 06 /04 /avril /2006 11:15
La mise au net du livre du R.P. Guérard des Lauriers avance à petits pas, et j’'espère pouvoir livrer la première moitié (autonome) du chapitre 2 avant les jours saints.

En attendant, en préparation à cette lecture ardue et pour vous faire patienter (!), je vous livre la transcription de l’'
article de la Pensée catholique n°122 paru en 1969, article qui analyse l’'Institutio generalis du nouveau missel.

Cet article est signé par « un groupe de théologiens », mais le style inimitable trahit l'’auteur ; d’'ailleurs le R.P. Guérard des Lauriers en a revendiqué la paternité dans la déclaration qu'’il fit en 1970 et qui fut publiée dans
Itinéraires n°146. On la trouvera ci-dessous.

Cet article de la
Pensée catholique présente un double intérêt : celui de son contenu théologique – très dense et profond – et celui de sa date : il témoigne que dès l’'origine le novus ordo missæ a été contesté, non pas de façon épidermique ou accidentelle, mais bien de façon réfléchie et compétente, dans sa constitution même.

Déclaration par M.-L. Guérard des Lauriers, O. P.

La supplique qu’'ont adressée au Pape les Cardinaux Ottaviani et Bacci à propos du nouvel Ordo missæ est maintenant bien connue.
Elle appartient au passé et à l'’histoire.
Elle ne laisse pas, cependant, d’'appartenir au présent.
Les circonstances, et je le crois, par elles, la Providence m’'ont induit jusqu'’à présent à conserver l’'anonymat. Mû par la profonde conviction qu'’il suffit de restaurer la juste expression de la Vérité, pour que resplendisse, persuasive, la lumière de la « très sainte Foi », j’'ai apporté une collaboration décidée à la rédaction du « Breve Esame Critico ». En accord avec d’'autres théologiens, j'’ai développé (
Pensée catholique, n°122) l’'aspect doctrinal des considérants contenus dans le « Breve Esame ».
J'’ai osé espérer qu'’éclairer suffirait.

Des circonstances nouvelles, et, par elles, je le crois, derechef la Providence m'’inclinent impérieusement à témoigner personnellement de ce que j’'ai exprimé objectivement.
Je pense surtout au désarroi que provoque, en de très nombreux prêtres et fidèles, une « doctrine insolite que l’'instinct de la foi estime spontanément suspecte, sans pour autant réussir à en discriminer l’'errance » ; l’'observation de S. Thomas reçoit actuellement une éclatante confirmation.

Je déclare donc que les arguments développés dans les deux études précitées n'’ont pas seulement pour moi une valeur théorétique. Ils établissent que
c’'est précisément dans l’'ordre pratique que le nouvel Ordo missæ et l’'Institutio generalis qui en est le commentaire officiel constituent pour le moins un écart, un « faux pas » hors la ligne dont le Concile de Trente a fixé les normes, et cela définitivement, « ad perpetuam rei memoriam ».
Y a-t-il vraiment un « pas » ? Ce « pas » (?) n'’est-il qu'’apparent, faux en son origine obscurément, comme il est faux en son aboutissant manifestement ? J’'aime à le supposer. Je ne l’'examine pas. D’'autres l’'ont fait, et bien fait. Ce « pseudo pas » (?) est-il rectifié par des « discours » ou par des commentaires, si autorisés soient-ils ? Il n’'en est rien. Les discours se succèdent au fil des jours, ils passent. La Constitution apostolique
Missale Romanum se réfère à la Constitution apostolique de S. Pie V Quo primum. Celle-ci est-elle abrogée par celle-là ? On en discute. Je ne le pense pas. Quoi qu'’il en soit, au regard de la multitude, à tort ou à raison, la Constitution apostolique Missale Romanum est revêtue du prestige de la loi. À ce titre, en fait et pour l'’opinion, elle demeure.

La supplique des deux Cardinaux appartient donc bien au présent.
Je souscris
sans réserve à tous les termes de cette supplique, en particulier à l’'affirmation suivante : « Come dimostra sufficientemente il pur breve esame critico allegato… il Novus Ordo missæ … rappresenta sia nel suo insieme come nei particolari, un impressionante allontanamento dalla teologia cattolica della Santa Messa, quale fù formolata nella Sessione XXII del Concilio Tridentino, il quale, fissando definitivamente i “canoni” del rito, eresse una barriera invalicabile contro qualunque eresia che intaccasse l'’integrità del Mistero. »
En conséquence, je déclare ne pas pouvoir utiliser le nouvel
Ordo missæ.

11 février 1970. M.-L. Guérard des Lauriers, O. P.

Pour ce temps de la Passion, l’'article du R.P. rappelle – de façon opportune et méditative – l’'identité entre la sainte Messe et le sacrifice de la Croix.
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23 mars 2006 4 23 /03 /mars /2006 13:53
Me résignant à fractionner le livre du R.P. Guérard des Lauriers sur la « nouvelle messe », je publie aujourd’'hui la moitié de la première partie du chapitre 2. C’est un peu dommage de procéder ainsi – surtout que la deuxième moitié est nettement plus intéressante parce qu’'on en arrive à un jugement plus direct sur la forme innovée –– mais sans cela il est difficile d'’éviter des délais décourageants.

Je précise à nouveau qu'’il s’agit là d'’un document de travail, doublement imparfait :
–– imparfait sous la plume de l’'auteur parce qu'’il n’a jamais bénéficié d'’une unification-correction-mise-à-jour ;
–– imparfait dans la transcription que j’'en fais, car je ne peux m'’imaginer que, malgré le soin et le temps que j’'y consacre, il n'’y ait pas de fautes (coquilles, orthographe…).

C'’est pourquoi j’'en appelle à votre collaboration : je vous serais extrêmement reconnaissant de vouloir bien me signaler les erreurs et les fautes ; et plus encore de m'’indiquer (ou suggérer) les notes nécessaires à une meilleure compréhension. Je n’'en ai pas mis dans la présente livraison, voulant ne pas retarder cette mise à disposition, mais il faudra certainement que je complète ce travail.

Voici le lien pour accéder au texte en format pdf :
chapitre 2 (partiel)

Je vous souhaite une bonne lecture, et vais tâcher de ne pas trop vous faire attendre la suite.

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16 mars 2006 4 16 /03 /mars /2006 20:35
Benoît XVI a déclaré :
« Judaism, Christianity and Islam believe in the one God, Creator of heaven and earth. It follows, therefore, that all three monotheistic religions are called to cooperate with one another for the common good of humanity, serving the cause of justice and peace in the world. This is especially important today when particular attention must be given to teaching respect for God, for religions and their symbols, and for holy sites and places of worship. Religious leaders have a responsibility to work for reconciliation through genuine dialogue and acts of human solidarity. »
Address to the members of the american jewish commitee, Thursday, 16 March 2006
Lien sur le site du Vatican

C’est l’occasion de rappeler quelques vérités élémentaires.

Objectivement, tous les hommes – qu’ils y croient ou n’y croient pas – ont le même Dieu : Le Dieu éternel, un et Trine, créateur du Ciel et de la terre, fin dernière, est unique.

Mais tous ne connaissent pas et n’honorent pas le seul vrai Dieu :
– il y a tout d’abord ceux qui ne croient pas à l’existence d’un Dieu personnel, transcendant, créateur ;
– il y a aussi tous ceux qui nient la divinité de Jésus-Christ.

Car le seul vrai Dieu est Jésus-Christ. Le dogme de la sainte Trinité nous apprend que chaque personne est Dieu, et Dieu
tout entier, que chaque personne est strictement identique à la nature divine. Jésus-Christ est donc Dieu et le seul Dieu (un avec le Père et le Saint-Esprit). Qui nie cela nie la sainte Trinité.

Distinguons trois cas très différents.

1] Celui d’Aristote et de ses émules.
La raison naturelle peut arriver à la certitude de l'existence d'un seul Dieu personnel, éternel et tout-puissant, créateur de toutes choses. (Cette possibilité est même un dogme de foi). Cette connaissance naturelle de Dieu fait abstraction de la sainte Trinité, dont elle ne peut rien savoir, ni deviner et encore moins prouver. Ceux qui affirment l’existence de Dieu connu par la lumière de la raison connaissent le vrai Dieu. Ils le connaissent très imparfaitement, mais ils connaissent leur véritable créateur et Seigneur, et pour autant l’honorent.

2] Le cas des musulmans et de leurs émules.
Ils affirment bien l’existence de Dieu créateur, mais ils affirment en même temps (et plus fortement encore) que ce Dieu « n’a pas de Fils », que ce Dieu n’est pas Jésus-Christ.
L'Islam ne fait pas abstraction de la sainte Trinité : il la nie. Il décrète qu'elle est blasphème. L'Islam n'ignore pas Jésus-Christ : il nie farouchement qu'il soit Dieu. Si leur Dieu n'est pas Jésus-Christ, il n'est pas le vrai Dieu : car le vrai Dieu est Jésus-Christ. L’Allah de l’Islam ne peut pas être le vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre ; il n’est qu’un être imaginaire… ou bien celui qui aimerait se faire passer pour Dieu.

3] Le cas des juifs postérieurs à Jésus-Christ.
Leurs pères ont connu et honoré le vrai Dieu ; leurs ancêtres ont rejeté et renié Jésus-Christ ; tant qu’ils adhèrent à ce rejet, par le fait même, ils rejettent le Dieu de leurs pères – malgré qu’ils en aient.
Cette situation particulière était décrite par un mot spécial : perfides (= qui ont déserté la foi [croyance et engagement] de leurs pères), qu’il ne faut plus employer, paraît-il, mais qui décrivait précisément leur situation particulière (car les juifs ne sont pas des infidèles). Ce mot était une qualification technique, et non pas un jugement moral porté sur chaque juif.

On se fonde parfois sur une fausse traduction pour affirmer que saint Grégoire VII tenait des propos analogues à ceux rapportés ci-dessus (Saint Grégoire VII, Epist. 21 ad Anzir (Nacir), regem Mauritaniae: éd. Caspar in MGH Ep. sel. II, 1920, I, p. 288, 11-15; PL 148, 450 s. 6).
Il n’en est rien.
Saint Grégoire affirme : « Vous et nous qui, bien que ce soit sous une forme différente, adorons un Dieu unique , et qui chaque jour louons et vénérons en lui le créateur des siècles et le maître du monde :
qui unum Deum, licet diverso modo, credimus et confitemur… »
Il n’est pas question du même (
eumdem) Dieu, mais d'un Dieu unique (unum) ; et le « sous une forme différente » (diverso modo) distingue bien, affirme bien l’absence d’identité.

Aussi saint Pie V écrivait dans la constitution apostolique
Salvatoris Domini (5 mars 1571) fixant au 7 octobre la fête du Rosaire : « Nous tenons en particulier que ne soit jamais oubliée la mémoire de cette grande victoire [Lépante] obtenue de Dieu par les mérites et l'intercession de cette glorieuse Vierge le 7 octobre 1570 contre les Turcs, ennemis de la foi catholique. »
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