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17 décembre 2005 6 17 /12 /décembre /2005 11:40
Depuis plus d’un siècle, un esprit de fronde s’est développé chez certains catholiques qui ont contesté l’œuvre pratique du Pape Léon XIII (1878-1903) dans le domaine politique et social.

Depuis trois décennies, sous l’influence peut-être de ceux qui répandent des théories réductrices (et hétérodoxes) sur le magistère de l’Église, cette fronde a reproché au même Léon XIII d’avoir gauchi la doctrine sociale de l’Église et de s’être écarté de l’enseignement de saint Thomas d’Aquin en de telles matières.

Si nous abordons cette question, ce n’est pas pour examiner le fond du débat (
y a-t-il effectivement divergence ou opposition entre l’enseignement de Léon XIII et la doctrine de saint Thomas d’Aquin ?) mais bien au contraire pour justifier un refus a priori d’entrer dans un tel débat, qui nous semble vain et pervers (1). Autrement dit, nous nous proposons simplement de répondre à la question suivante :
Est-il légitime d’opposer saint Thomas d’Aquin au magistère de Léon XIII eu matière politique et sociale ?

Avant d’énumérer quelques raisons qui fondent une réponse négative (et sans appel), rappelons quelques vérités que, en d’autres temps, on aurait jugé superflu de mentionner tant elles devraient sembler évidentes à tout catholique sachant son catéchisme.

Léon XIII était légitime souverain Pontife de l’Église catholique : cette affirmation a comme objet un fait dogmatique, elle relève de la foi catholique. Le magistère de Léon XIII est donc celui de l’Église catholique ou, plus exactement, il est l’exercice plénier et souverain de ce pouvoir d’enseigner que l’Église a reçu de Jésus-Christ en la personne des Apôtres : «
Allez, enseignez toutes les nations… » (Matth. XXVIII, 20). Au magistère de Léon XIII s’applique donc la parole de Notre-Seigneur « Qui vous écoute, m’écoute, qui vous méprise, me méprise » (Luc. X, 16).

L’objet du magistère infaillible de l’Église comporte tout ce qui est directement révélé par Dieu, tout ce qui découle immédiatement de cette révélation et tout ce qui est nécessaire à la transmission et à la conservation du dépôt révélé. La doctrine sociale de l’Église entre dans cet objet, ainsi qu’en témoigne le Pape Pie XII :
«La première recommandation concerne la doctrine sociale de l’Église. […]L’Église a le droit et le devoir d’exposer clairement la doctrine catholique eu matière si importante. […]… cette doctrine est fixée définitivement et sans équivoque dans ses points fondamentaux… […] Elle est claire dans tous ses aspects ; elle est obligatoire ; nul ne peut s’en écarter sans danger pour la foi ou l’ordre moral. »
(à l’Action catholique italienne, 29 avril 1945)

Le fait que la doctrine sociale de l’Église, pour la majorité des éléments qui la composent, soit enseignée par le magistère ordinaire ne diminue donc en rien son autorité et la soumission que nous lui devons (2), soumission qui est assentiment de l’intelligence en tant qu’elle est doctrine, et obéissance de la volonté en tant qu’elle commande ou interdit.

Voici maintenant les raisons qui doivent empêcher un catholique d’invoquer saint Thomas d’Aquin pour l’opposer au magistère de Léon XIII, fut-ce en matière sociale.

1. Cette opposition est impossible, parce que saint Thomas lui-même l’aurait refusée. Citons encore le témoignage de Pie XII :
« Par la parole et par les exemples de sa vie, il a enseigné à ceux qui cultivent les sciences sacrées, mais aussi à ceux qui s’adonnent aux recherches rationnelles de la philosophie, qu’ils doivent à l’autorité de l’Église soumission entière et respect souverain. La fidélité de cette soumission à l’autorité de i’Église se fondait sur la persuasion absolue du saint docteur que le magistère vivant et infaillible de l’Église est la règle immédiate et universelle de la vérité catholique. Suivant l’exemple de saint Thomas d’Aquin […] dès que se fait entendre la voix du magistère de l’Église, tant ordinaire qu’extraordinaire, recueillez-la, cette voix, d’une oreille attentive et d’un esprit docile […] Et il ne vous faut pas seulement donner votre adhésion exacte et prompte aux règles et décrets du Magistère sacré qui se rapporte aux vérités divinement révélées […] mais l’on doit recevoir aussi dans une humble soumission d’esprit les enseignements ayant trait aux questions de l’ordre naturel et humain. »
(aux membres de l’
Angelicum, 14 janvier 1958)

2. Cette opposition est inutile. S’il fallait choisir entre Léon XIII et saint Thomas d’Aquin, le débat ne serait pas long. Ce n’est pas la doctrine sociale de saint Thomas qui est nécessaire à la vie et à la défense de la foi, mais celle de l’Église, à la tête de laquelle Léon XIII parle avec pleine autorité. La place toute particulière qu’occupe saint Thomas dans la doctrine catholique provient du fait que le magistère de l’Église a fait siens les principes et les conclusions de saint Thomas ; quelle autorité spéciale lui reste-t-il si on l’invoque contre le magistère ?

3. Cette opposition est téméraire. Abstraction faite qu’il fut souverain Pontife, Léon XIII était une haute intelligence qui a laissé une oeuvre doctrinale considérable – certainement la plus fournie et la plus pénétrante du dix-neuvième siècle – et ses travaux manifestent une connaissance profonde de la doctrine de saint Thomas d’Aquin (3). Avant de s’embarquer dans cette « croisade » bien hasardeuse, il faut craindre de n’être pas à la hauteur.

4. Cette opposition est ingrate. C’est Léon XIII qui, par son encyclique .
Æterni Patris, a remis en honneur (et en France quasiment exhumé) la philosophie de saint Thomas d’Aquin et, sans lui, ses détracteurs ignoreraient peut-être le b-a-ba de sa doctrine.

On peut ajouter que cette opposition est contraire à l’esprit catholique, tel que l’a montré un saint Pie X.
Nous voudrions ne céder à personne en admiration et en vénération pour saint Pie X qui, porté sur les autels, est donné à tout catholique comme exemple de pratique éminente et héroïque des vertus chrétiennes, notamment des vertus de foi, d’espérance et de charité.
Mais trop souvent on lit, à propos de saint Pie X, des affirmations du genre : «
ce Pape à l’autorité exceptionnelle... ». L’autorité des Papes est la même en tous – c’est l’autorité de Jésus-Christ – et elle est indépendante de leur sainteté personnelle ; la sainteté de l’un ne peut être invoquée contre l’enseignement ou l’autorité de l’autre. Les détracteurs de Léon XIII sont souvent de fervents admirateurs de saint Pie X ; nous leur conseillons donc de regarder comment saint Pie X, quand il était sous l’autorité de Léon XIII d’abord, puis quand il lui a succédé, a reçu et mis en application son enseignement : ils ne trouveront ni opposition ni critique ni réticence, mais bien soumission entière d’abord puis entière approbation ensuite (4).

Enfin cette opposition manifeste un état d’esprit déplorable parce qu’il met les catholiques à la remorque des libéraux.
Ces derniers ont plus ou moins décrété que Rerum novarum était la seule (ou du moins la principale) encyclique de Léon XIII, et voilà nos catholiques qui oublient que celui-ci a publié, en 25 ans de pontificat, tout un corps de doctrine en 64 encycliques dont une douzaine est consacrée à la doctrine sociale de l’Église. Au lieu de chercher à acquérir une connaissance précise de cette doctrine sociale (en lisant, par exemple,
Immortale Dei, Humanum genus, Libertas, Quod Apostolici muneris etc.) certains s’irritent de ne trouver dans Rerum novarum que des préoccupations limitées (elles l’étaient, et urgentes) et reprochent à Léon XIII de déformer la doctrine sociale ou de la réduire.

Ainsi, lorsque le même Léon XIII a publié son encyclique
Au milieu des sollicitudes bientôt suivie de la lettre Notre consolation, les libéraux ont affirmé que Léon XIII exigeait le ralliement des catholiques à la république maçonnique ; les antilibéraux se sont rangés à cet avis et en conséquence se sont opposés à Léon XIII… alors que celui-ci, au contraire du mensonge des libéraux, appelait les catholiques français au combat contre les lois anti-catholiques et établissait un ordre des priorités conforme à ce que l’Église a toujours enseigné, et que saint Pie X (par exemple) reprendra après lui.

S’il y a erreur de Léon XIII, c’est une erreur de fait : illusion sur l’esprit de foi des catholiques français d’une part, et méconnaissance de la raison profonde de leur division d’autre part. En effet, l’opposition fondamentale entre les catholiques provenait du libéralisme beaucoup plus que de la question du régime politique. Le résultat de l’intervention de Léon XIII frit le triomphe du libéralisme, partout ce fut la déformation libérale du « ralliement » qui prévalut : chez les libéraux qui ont escamoté l’appel au combat ; chez les antilibéraux qui ont rejeté en même temps l’interprétation libérale (à raison) et l’enseignement de Léon XIII (à tort).
Le résultat fut une catastrophe, mais on ne peut l’attribuer à Léon XIII, et encore moins à sa doctrine.

En conclusion, la critique de l’enseignement de Léon XIII, qui est parfois une mode intellectuelle, ressemble trop au libre examen pour que nous puissions l’accepter ou même simplement l’envisager ; elle ne peut en aucun cas s appuyer sur saint Thomas d’Aquin. Elle est, par ailleurs, fort injuste et détruit l’autorité du Magistère pontifical. Ceux qui, depuis longtemps, minimisent cette autorité ne font que semer l’ivraie dans le champ du Père de famille, et entretiennent un état d’esprit destructeur qui n’épargnera rien.

À voir, sur un sujet apparenté :
–
Deux lettres de Léon XIII
–
L’'autorité pontificale, à propos du Ralliement

Notes
(1) Ce débat n’est légitime qu’à titre documentaire et historique, et non pas à titre critique c’est-à-dire pour en faire grief à Léon XIII ou refuser l’adhésion à son enseignement.

(2) « Il ne faut pas estimer non plus que ce qui est proposé dans les encycliques ne demande pas de soi l’assentiment […] Cet enseignement est celui du magistère ordinaire auquel s’applique aussi la parole :
Qui vous écoute m’écoute » (Pie XII. Humani generis, 12 août 1950)
L’appartenance à l’objet du magistère infaillible est ce qu’il y a de principal pour établir le degré d’autorité d’un acte du magistère de l’Église : la relation entre un pouvoir et son objet est en effet
essentielle. Malgré cela, lorsqu’on parle de cette autorité des actes magistériels, en met trop souvent l’accent sur la distinction entre magistère ordinaire et jugement solennel, alors que cette distinction concerne le mode du magistère, c’est-à-dire l’ordre accidentel.
Il est un fait que l’Église elle-même fait une distinction de mode mais ne fait aucune distinction d’autorité entre les jugements solennels et le magistère ordinaire et universel (c’est-à-dire le magistère ordinaire de l’Église enseignante dans son universalité le Pape et les évêques s’unissant à lui) : «
On doit croire de foi divine et catholique tout ce qui est contenu dans la Parole de Dieu, écrite ou transmise, et que l’Église propose à croire comme divinement révélé, soit par un jugement solennel, soit par le magistère ordinaire et universel. »
(Concile du Vatican, constitution
Dei Filius chapitre 3, D. 1792)

(3) Qu’on en juge non seulement en lisant et étudiant ses actes pontificaux, mais aussi en consultant les oeuvres pastorales du Cardinal Joachim Pecci (2 volumes chez Desclée de Brouwer, sans date, traduction de l’édition italienne de 1888).

(4) Voici, à titre d’exemple, un extrait d’un bref du 6 novembre 1903 : « Vous demanderiez en vain un programme nouveau, puisqu’il est sagement traité de la question sociale dans l’Encyclique
Rerum novarum et de l’action catholique dans l’Encyclique Graves de communi [...]. Il est nécessaire de s’en tenir à ces très importants documents et de ne s’écarter, sous aucun prétexte, de l’interprétation qu’en donne le Siège apostolique [...] ». Notons encore que saint Pie X a mis à l’index un des premiers livres mettant en cause l’action du Pape Léon XIII en matière politique et sociale : Abbé Emmanuel Barbier, Les progrès du catholicisme libéral en France sous le Pape Léon XIII, 25 mai 1908.

(5) Les études de Robert Havard de la Montagne (
Études sur le Ralliement, Librairie de l’Action française, 1926) et de Jean Madiran (On ne se moque pas de Dieu, Nouvelles éditions latines 1957, pp. 91-119) nous semblent être les plus justes et les plus éclairantes.


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